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Guy Drouin, Université d'Ottawa
Pourquoi certains humains adultes peuvent-ils boire du lait sans être incommodés? Première partie de la réponse : parce que nos ancêtres ont inventé l’agriculture, cette pratique qui consiste en la domestication d’espèces végétales et animales pour, entre autres, la production de nourriture.

La caractéristique principale des mammifères, comme Linné l’a reconnu en nommant ce groupe en 1758, est de porter des mamelles. Celles-ci, qui ont évolué à partir de glandes sudoripares, permettent aux femelles d’allaiter leurs petits. Les petits. Pas les adultes de l’espèce! Le veau boit du lait, pas le taureau… Tous les autres mammifères passent donc par une période de sevrage. Alors, que s’est-il passé pour que plusieurs de nos concitoyens adultes continuent de boire du lait après leur plus tendre enfance? La réponse est simple : ce sont des mutants!

Lactose et lactase

À leur naissance, tous les mammifères se nourrissent du lait maternel, qui contient principalement de l’eau, mais aussi du lactose, des matières grasses, des vitamines et des minéraux (calcium, sodium, potassium, etc.). Le lactose est le principal élément solide du lait. Ce sucre est aussi la source principale de carbone des nourrissons. Par contre, le lactose est un sucre complexe qui doit être dégradé en glucose et en galactose, des sucres facilement absorbables. Cette dégradation est prise en charge par la lactase, une enzyme codée par le gène LCT. Les promoteurs de ce gène sont les séquences d’ADN situées en amont. Ces séquences sont une sorte d’interrupteur ON/OFF, qui règle l’action ou la non-action du gène produisant la lactase dans le premier segment d’intestin après notre estomac.

Chez les nourrissons, le gène est à « ON ». Le lactose est donc normalement digéré dans leur petit intestin. Puis, lorsque les bébés vieillissent, l’interrupteur suspend la production de lactase, ce qui favorise le sevrage. En effet, en absence de lactase, le lactose traverse le petit intestin et se rend dans le grand intestin (côlon) sans être dégradé. Étant donné que le côlon contient un grand nombre de bactéries capables de fermenter le lactose, il y a production d'acide lactique, d'acides gras volatils et de gaz (hydrogène, dioxyde de carbone et méthane). Les ballonnements et les diarrhées qui en résultent donnent un signal aux nourrissons qu’il est temps d’adopter une nouvelle diète…

Mutation utile

Alors, pourquoi certains humains adultes peuvent-ils boire du lait sans être incommodés? Première partie de la réponse : parce que nos ancêtres ont inventé l’agriculture, cette pratique qui consiste en la domestication d’espèces végétales et animales pour, entre autres, la production de nourriture. Les vaches, les moutons et les chèvres, qui produisent tous du lait, sont parmi les premiers animaux mis au pacage il y a environ 10 000 ans, au Proche-Orient. À cette époque, les humains étaient encore des mammifères « normaux » : les adultes ne digéraient pas le lait.

Comme dans le cas de la couleur de la peau discuté dans le billet Nu au soleil de cette chronique, des mutations utiles, qui préexistaient dans le génome humain, ont été sélectionnées parce qu’elles permettaient l’expression de la lactase dans le petit intestin des adultes.

Ces mutations, qui sont la deuxième partie de la réponse, génèrent la condition qu’on dénomme « persistance de la lactase ». La première de ces mutations a été découverte chez les Européens. Elle consiste simplement dans le changement d’une seule base d’ADN, de C à T, quelque 13 910 bases en amont du gène LCT, et cette mutation s’est produite il y a environ 8 000 à 9 000 années. Des études ont démontré que cette région du génome humain agit comme un activateur du gène de la lactase, ce qui permet de l'exprimer chez les adultes.

Cette mutation a permis à nos ancêtres, qui venaient de mettre au point l’agriculture, d'avoir accès à un nouveau type de nourriture. Les personnes ayant cette mutation ont mieux survécu et ont laissé plus de descendants. Par exemple, en Suède, la fréquence de cette mutation n’était que de 5 % il y a environ 5 000 ans et elle est maintenant de plus de 90 % (en supposant que les gens qui vivaient en Suède il y a 5 000 ans sont les ancêtres des Suédois actuels). Ceci suggère que cette mutation a été sujette à un haut niveau de sélection positive. En fait, selon une étude, le degré de sélection positive pour cette mutation a été aussi élevé que pour la mutation protégeant contre la malaria en Afrique.

Buveurs d’Europe et d’Afrique

Ce fort niveau de sélection, et l’importance des élevages laitiers en Europe du Nord, explique pourquoi cette mutation est très fréquente chez cette population et sa descendance, qui a essaimé  à travers le monde. En l'absence d’une telle sélection, elle est toujours très peu fréquente. Par exemple, chez les Chinois, une population qui ne consomme pas de produits laitiers, sa fréquence est de l’ordre de 1 %.

La persistance de la lactase au-delà de la période de sevrage existe aussi chez plusieurs populations africaines. Cependant, la mutation T-13910 y est relativement peu fréquente. Comme on aurait pu s’y attendre, des études plus récentes ont démontré qu’au moins une autre mutation ayant le même effet existe chez les Africains. Elle affecte le même activateur de la lactase, mais elle se situe 100 bases plus en amont du gène LCT; c’est la mutation C-14010 (les individus « normaux » ayant la base G à cette position), qui s’est produite il y a entre 3 000 et 7 000 années.

L’évolution bricole…

Cette histoire de mutation est un autre exemple de ce que François Jacob appelait le « bricolage de l’évolution ». La sélection naturelle n’est pas un ingénieur qui s’applique à trouver une solution unique et optimale à un problème. Elle est une « patenteuse » qui règle ses problèmes en utilisant les matériaux qu’elle a sous la main. Les solutions sont variées et pas toujours optimales, mais elles favorisent la survie et la reproduction des organismes.

La prochaine fois que vous rencontrerez une personne intolérante au lactose, dites-vous qu’il est malchanceux d’être « normal » dans un monde qui contient tant de bonnes choses contenant du lactose!

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  • Guy Drouin
    Université d'Ottawa

    Guy Drouin est professeur titulaire à l’Université d’Ottawa depuis 1990. Il détient un doctorat en génétique de l’Université de Cambridge, et il a poursuivi ses études postdoctorales à l’Université Harvard. Ses recherches portent sur l’évolution des gènes et des génomes. Il enseigne la génétique, l’évolution moléculaire et la génétique évolutive des humains. Il s’intéresse aussi à l’enseignement des sciences en milieu minoritaire.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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