Quelque part au Québec, 18 juillet 2025, 12h08. Forêt mixte composée de feuillus et de quelques conifères. Beau soleil, absence de vent. Température extérieure : 25°C. Humidité relative : 60 %. Monsieur X, 55 ans, taille 1,75 m, corpulence moyenne, repose nu sur le sol. Température interne : 35°C. Il semble endormi, paisible. Pourtant, il est décédé depuis peu – quelques heures tout au plus – avant d’être déposé ici, dans cette forêt.
La description des événements qui suit s’appuie sur mes observations effectuées sur le site REST[ES] (site de Recherche en Sciences Thanatologiques [Expérimentales et Sociales]) dans le cadre de mes recherches postdoctorales mais présente aussi une part romancée. Ce texte de vulgarisation s’intéresse aux insectes, excluant donc les acariens et les vertébrés nécrophages (charognards), bien que ces derniers jouent également un rôle important dans la décomposition. Merci aux donneurs de REST[ES] qui ont donné leur corps à la science et ont permis d’en apprendre davantage sur la décomposition humaine et les insectes nécrophages.
Étendu au sol, Monsieur X se trouve dans ce qu’on appelle « le stade frais ». En apparence, il ne semble pas avoir encore subi le processus de décomposition. Pourtant, depuis son décès, ses muscles se sont raidis, et sa peau arbore maintenant des taches rouges-violacées que l’on nomme « lividités cadavériques » (ou livor mortis). Ces dernières commencent à se former quelques heures après le décès, à la suite de l’accumulation du sang sous l’effet de la gravité (dans ce cas-ci, à l’arrière du corps). Quant à la « rigidité cadavérique » (rigor mortis), cette raideur musculaire témoigne d’une mort récente et disparaîtra d’ici quelques jours.
Ces premiers éléments révèlent que la décomposition du corps a pourtant bien commencé. Elle s’opère d’abord au sein des tissus internes, sous l’action des microorganismes anaérobies (dont l’activité s’effectue en absence d’oxygène). Cette activité microbienne fera rapidement gonfler le corps sous l’effet des gaz produits, et fera apparaitre, sur sa peau, des taches bleues ou verdâtres.
Premiers signes de décomposition, premiers insectes
Très vite, attirées par les toutes premières odeurs de décomposition encore imperceptibles pour l’être humain, les mouches nécrophages viennent pondre leurs œufs au niveau des orifices naturels du corps (yeux, narines, bouche, oreilles, anus et parties génitales). Ces mouches sont principalement celles de la famille des Calliphoridae (communément appelées mouches vertes et bleues) et portent, par exemple, les petits noms scientifiques de Lucilia ou Calliphora. D’une taille d’environ 5 à 15 mm, elles sont facilement reconnaissables à leur thorax ou abdomen bleu-vert (voir Image 1 ci-dessous). Au bout de quelques heures à peine, l’environnement est envahi de ces diptères qui battent leurs deux ailes et virevoltent au-dessus de Monsieur X dans un vrombissement lourd. Au-dessous d’elles, des masses blanchâtres formées de centaines de petits œufs ovales envahissent peu à peu différentes parties du corps de Monsieur X. Environ un jour après la ponte, ces œufs éclosent. Les larves de couleur crème qui émergent (les asticots) commencent à se nourrir de la chair fraîche, puis à grossir.
Quelques mouches un peu plus grosses, noires, avec un abdomen arborant un motif en damier noir et blanc, se mêlent à la danse des mouches vertes et bleues. Ces nouvelles venues appartiennent au genre Sarcophaga (du latin sarcophagus signifiant tombeau). Contrairement aux Calliphoridae, elles ne pondent pas d’œufs mais déposent directement des larves de premier stade sur le corps, larves qui commencent à s’alimenter de la chair de Monsieur X.
Plusieurs coléoptères viennent aussi s’allier aux mouches nécrophages, soit quelques heures soit quelques jours après le dépôt de Monsieur X dans cette forêt. Certains, comme les silphes (voir Image 2 ci-dessous), viennent pour se reproduire et se nourrir de la chair fraîche, alors que d’autres, comme les staphylins, au corps allongé et aux élytres tronquées (voir Image 3), ou les histérides (ressemblant à de petites boules noires), se régalent des larves de diptère. À l’occasion, on peut apercevoir un cléride, ce petit coléoptère nécrophage vert métallique (voir Image 4), ou plus fréquemment, un silphe d’Amérique (voir image 2), reconnaissable à son thorax noir bordé de jaune. Plusieurs espèces de nécrophore, noirs avec leurs taches orange (voir image 5), colonisent aussi le corps de Monsieur X, arrachant au passage un morceau de chair pour aller nourrir leurs larves dans leur nid souterrain à proximité. Bientôt, lorsque ces dernières seront assez grandes, elles iront s’alimenter elles-mêmes sur le corps.
Les insectes de la mort se succèdent
Le temps passe, transformant avec lui ce corps toujours au sol. Après quelques jours, la décomposition devient plus visible et s'intensifie. Puis, au bout d'une dizaine de jours environ, les asticots sont plus abondants, formant par endroit un tapis blanchâtre mouvant (voir Image 6). C’est le stade de « décomposition active ». Monsieur X ne ressemble déjà plus à Monsieur X. Il laisse place à une activité entomologique qui est à son apogée : une nuée de mouches tournoyant dans les airs, des milliers d'asticots grouillant sur et dans le corps, des centaines de larves de silphes, des dizaines de staphylins et histérides se nourrissant de larves… Le corps en décomposition est un véritable écosystème où se mêle une diversité d’insectes dont le rôle de chacun est bien défini.
Une semaine ou deux après la ponte, les larves de Calliphoridae et de Sarcophagidae, repues de leur festin, cessent de s’alimenter et quittent le corps pour compléter leur développement au sol. Là, elles deviennent pupes, ce stade intermédiaire entre la larve et la mouche adulte (tout comme la chenille devient chrysalide, qui devient à son tour papillon). Ces larves qui ont migré au sol s’entourent d’un « puparium », une structure ressemblant à un grain de riz brun au sein duquel elles complètent leur métamorphose et deviennent adultes : c’est la pupaison. Et le cycle recommence tant qu’il y a de la nourriture fraîche pour les larves.
La durée du cycle de développement des mouches (comme celui des insectes en général) dépend non seulement de l’espèce mais aussi de la température : plus il fait chaud, plus le développement est rapide. C’est précisément ce principe qui est utilisé en entomologie légale lors d’enquêtes judiciaires pour estimer les « dates de colonisation », c’est-à-dire, le moment où les premiers œufs de mouches ont été pondus sur un corps. Dans le cas d’un décès, on parle d’ « intervalle post-mortem minimum », qui représente le temps minimal écoulé entre la découverte du corps et le décès et qui apporte une information précieuse pour les enquêteurs.
Le corps en décomposition est un véritable écosystème où se mêle une diversité d’insectes dont le rôle de chacun est bien défini.
Le temps passe encore et la décomposition atteint le stade de « décomposition avancée ». Un fluide noir entoure Monsieur X et se répand sur la végétation au sol, formant un îlot de décomposition cadavérique. Le corps noircit et s’assèche progressivement. Les Calliphoridae se désintéressent de cette chair putréfiée et arrêtent peu à peu de pondre. En revanche, d’autres insectes raffolent de ces graisses et protéines en décomposition. C’est le cas de ces petites mouches de quelques millimètres de long appelées Piophilidae. Leurs larves blanchâtres et filiformes sont étonnantes et facilement reconnaissables. En se repliant sur elles-mêmes, telles des ressorts, elles peuvent effectuer des bonds de plusieurs dizaines de centimètres lorsqu’elles sont dérangées. Au sein de cette matière en décomposition, des nitidules du genre Omosita (de minuscules coléoptères bruns) remplacent peu à peu les silphes. Puis arrivent les dermestes, lorsque le corps est plus sec. Parmi eux, le dermeste du lard, au corps noir ovale, reconnaissable à sa bande brune transversale tachetée de noir présente sur ses élytres.
Un cycle perpétuel
Le temps passe, encore et toujours. Semaines après semaines, les os apparaissent là où les chairs disparaissent. Le crâne se dévoile en premier (parfois au bout de deux semaines seulement), les yeux n’étant plus que deux grandes cavités. Puis, c’est au tour des mains, des bras, des jambes, du torse. Le corps devient squelette… ou pas! Parfois, il devient momie. Comme Monsieur X. Il se dessèche, comme figé dans le temps, la peau transformée en une sorte de cuir, ne laissant apparaître que très peu d’os. Pourquoi ce phénomène? Difficile de répondre car le processus de décomposition est bien complexe et dépend de nombreux facteurs : conditions climatiques, activité entomologique et activité des autres charognards modulent la durée des différents stades de décomposition et l’aspect du corps au fil du temps.
Mais en conclusion, une chose est sûre, c’est que les insectes jouent des rôles cruciaux dans le processus de décomposition. C’est l’éternel cycle de la matière - la mort des uns permet la vie et le développement des autres.
Mais en conclusion, une chose est sûre, c’est que les insectes jouent des rôles cruciaux dans le processus de décomposition. C’est l’éternel cycle de la matière - la mort des uns permet la vie et le développement des autres.
- Julie-Éléonore Maisonhaute
biologiste et entomologiste
Julie-Éléonore Maisonhaute est docteure en biologie et entomologiste. Après avoir effectué sa maîtrise et son doctorat au sein du laboratoire de lutte biologique de l’Université du Québec à Montréal, elle commence à s’intéresser à l’entomologie légale. De 2019 à 2021, elle effectue un post-doctorat au sein de la chaire de recherche en thanatologie forensique de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et co-supervise les projets de recherche en entomologie au sein du site REST[ES]. Elle a également enseigné des cours d’entomologie à l’UQTR et à l’UQAM et collabore au Groupe de recherche en science forensique (GRSF). Depuis 2025, elle travaille ponctuellement comme commandante de réserve au sein du département faune et flore forensique de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale en France (IRCGN).
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