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Oeuvre d'art abstraite
Production collective du Cercle d’art, réalisé au sein du Centre St.Amant, un organisme communautaire de Winnipeg. Crédits : Maria Fernanda Arentsen.

 

Johanne Lebel : Pre Arentsen, quelques mots sur votre parcours, sur ce qui vous a menée à formuler ce projet intitulé Sourditude1 et handicap : des vies dans les interstices?

Maria Fernanda Arentsen : Je travaille depuis longtemps sur la question du handicap, avec un point de vue assez singulier puisque je suis une littéraire de formation. Je me suis attardée sur la représentation du handicap dans la littérature canadienne d'expression française et québécoise2, dont voici en exemple quelques ouvrages analysés : Le Torrent, de Anne Hébert (1945), Homme invisible à la fenêtre, de Monique Proulx (1993), Un jour ils entendront mes silences, de Marie-Josée Martin (2012), ou, encore, du côté de la littérature populaire, La boiteuse, de Marthe Gagnon-Thibaudeau (1994).

Là, pour ce projet, j’ai vraiment modifié le point de vue, inspirée, entre autres, par un contexte social favorisant la remise en question de nos catégories sociales. Un passage donc de la représentation des tiers sur les personnes ayant un handicap à un projet où les savoirs sur ces personnes seraient coconstruits avec celles-ci, directement. Un projet auquel des artistes et des littéraires seraient amenés à contribuer.

Cette étude, soutenue par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, est réalisée avec une petite équipe. De l'UQAM, Véronique Leduc et Sarah Heussaff, de l'Université Laval, Yan Grenier et Patrick Fougeyrollas, et Elena Pont, une professionnelle de recherche, spécialiste en handicap et éducation en Suisse. Elena enrichit la perspective européenne sur la question, et elle contribue à la production du balado. 

Nous avons d’ailleurs débuté le projet avec ce balado. Patrick Fougeyrollas a déjà réalisé quelques entrevues où il explique ce qu’est le handicap selon diverses perspectives. Pensons à la perspective individuelle qui peut se résumer en ces termes : « les gens ont un problème et c'est à eux de le résoudre ». Ou encore la perspective au premier plan depuis des siècles, soit le point de vue médical, assez similaire, en fait, à la perspective individuelle, c'est-à-dire que la médecine essaie de « guérir » le handicap, et c'est la responsabilité de chaque individu de se soigner pour devenir « normal ». En fait, selon Michel Foucault, le but est de rendre tous les individus productifs pour qu'ils puissent travailler et contribuer à la reproduction socioéconomique. 

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu beaucoup de réflexions, avec l’émergence des cultural studies, autour de la construction du handicap comme « problème », et on a commencé à développer d'autres points de vue. La perspective sociale s’est alors développée.

Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est de faire voir l'impact du « capacitisme », cette construction culturelle, qui mène à penser qu’un handicap diminue la valeur d’une personne. Ces discriminations s’inscrivent concrètement dans nos cerveaux, et s’expriment sans que l’on soit conscient des effets. Il faut être très vigilant.

JL : Pouvez-vous nous en dire un peu plus? 

MFA : Une personne peut avoir une limitation physique, psychique ou sensorielle, et être empêchée dans ses gestes quotidiens – aller voter, travailler – par des obstacles présents dans son environnement.

Dans une société vraiment inclusive, il n'y aurait que peu d'empêchements. La perspective sociale soutient que pour qu'il y ait des « situations de handicap », il faut deux éléments :que des obstacles existent dans l’environnement « social », et qu'une personne ait une limitation. L'exemple classique, c'est la personne en fauteuil roulant devant un escalier. S’il y a un ascenseur, cette personne circule aisément et il n'y a pas de situation de handicap; face à l'escalier, si.

On peut alors projeter cette perspective sur toutes les limitations que les personnes peuvent avoir. C’est une perspective bien développée par les études sur le handicap, les disability studies. Au Québec, Patrick Fougeyrollas a beaucoup participé au développement de cette théorie avec son équipe du Réseau international sur le Processus de production du handicap (RIPPH). Il a aussi contribué de manière significative à la manifestation légale de cette position, soit à l’établissement de la Convention des personnes handicapées des Nations Unies (2006), qui définit formellement le handicap comme une situation où il y a une rencontre entre un obstacle et une personne qui a une limitation. Tous les pays ont adopté cette convention, s’engageant ainsi à devenir des lieux accessibles.

Bien sûr, l'accessibilité universelle est une visée idéale, il y aura toujours quelques barrières. Mais, selon moi, l'obstacle le plus féroce et le plus difficile à éradiquer, c’est la perception du handicap comme « tragédie », comme si cette vie ne vaut pas la peine d'être vécue.

C'est pour cela qu’il me semble si important d’entendre directement la voix des personnes avec un handicap. C'est à partir de cette connaissance de l’autre, de ce que nous avons en commun comme êtres humains, que nous pouvons développer une société plus inclusive. 

JL : Une belle manière, dirais-je de contrer la force de nos perceptions, de revisiter nos catégories invisibles parce qu’allant de soi. Si je comprends bien, l'inclusion de l'art ou de la littérature participera à enrichir les perspectives? 

MFA : Je vais vous donner un exemple de ces premières phases du projet. Il s'agit d'un projet réalisé avec le Centre St.Amant, un organisme communautaire, où réside, par ailleurs, mon frère ayant la trisomie 21. On y accueille, entre autres, des personnes autistes ou ayant des problèmes de déficience intellectuelle. On y a organisé un cercle d'art animé par une elder, une personne autochtone âgée et sage. Pendant huit sessions réparties en autant de semaines, elle y a chanté des textes issus de sa culture. Cela a mené, par exemple, à des réflexions de nature spirituelle. 

Pour y réaliser un geste en art visuel, lors de ces sessions, les personnes, ne pouvant s'exprimer verbalement ou ne pouvant bouger les mains, ont été aidées par des tiers. Cela demande de la patience quand il faut, par exemple, procéder par des questions binaires. Que désirez-vous : la couleur rouge ou la verte, une ligne droite ou une trace avec une éponge? Chaque petite marque sur les tableaux était ainsi travaillée à deux.

Ce fut un processus très bien réfléchi qui a mené à une riche communication entre les personnes avec un handicap, ceux et celles qui les soutiennent et les artistes. Le résultat est étonnant. Quand les gens passent devant quelque 20 tableaux exposés dans une galerie à l’Université de Saint-Boniface, on les voit sourire. 

Mais comment objectiver ces expériences subjectives, exprimer cela de manière mesurable? On peut certes démontrer que c’est une expérience transformative, et pas que pour les personnes en situation de handicap, mais encore… 

JL : Puis-je revenir sur cette idée d’interstice inscrit dans le titre de votre projet?

MFA : Les interstices sont un concept de Homi Bhabha, dans le cadre d’études postcoloniales. C'est un professeur américain, d'origine indienne, qui a réfléchi sur l’impact du postcolonialisme sur la construction de soi, sur le regard que l’on se porte les uns sur les autres.

Il dit que la vie individuelle est culture, la vie en société est culture, que l’on fait tout en étant relié à une culture, quand on mange, quand on lit, dans les moments de spiritualité, peu importe, tout est en lien avec une culture. Et ce qui est hors de la culture hégémonique se vit dans les interstices. Par exemple, si vous vous promenez dans certains quartiers montréalais, vous y sentirez parfois un certain parfum d’épices difficile à nommer, un signe que quelque chose d’autre se vit là.

Ce qui m'intéresse particulièrement, j’y reviens, c'est de faire voir l'impact du « capacitisme », cette construction culturelle, qui mène à penser qu’un handicap diminue la valeur d’une personne. Ces discriminations s’inscrivent concrètement dans nos cerveaux, et s’expriment sans que l’on soit conscient des effets. Il faut être très vigilant.

Je m’attarde ainsi sur l'impact de ce pré « jugé » sur la vie quotidienne des personnes qui vivent avec un handicap. Sur le poids que peut poser cette catégorie « capacitaire » sur leur vie. Certaines attitudes, par exemple, peuvent être reçues avec beaucoup de souffrance. Les personnes se sentant rejetées, il y a danger d'hypercompensation; les gens fournissent des efforts pour se sentir intégrés, ce qui ne favorise pas des relations équilibrées. 

JL :  En conclusion, pouvez-vous revenir sur votre approche de cocréation? 

Atelier d'art
L’artiste Tyler Neitzke au travail avec une elder (personne autochtone âgée et sage), au Cercle d’art, réalisé au sein du Centre St.Amant, à Winnipeg.. Crédits : Andrew Terhoch.

MFA : C’est une méthode largement participative. Les analyses, les contenus produits, à partir de balados, les textes littéraires, les œuvres d'art, tout est traité selon cette approche. Une coproduction des analyses avec les artistes ou les personnes interviewées, par exemple, permettra à partir de leurs expériences subjectives de mieux qualifier les effets produits, les transformations qui s’opèrent. Une coproduction des articles savants et des rapports est aussi envisagée.

J’amènerai aussi par mon expertise de littéraire, une perspective sémiotique et sociocritique, soit une analyse des discours à l’échelle des récits et du contexte social. Que disent les mots choisis, à quelles préconceptions cela fait-il écho, quelles traces indiquent une transformation, comment la culture s’exprime-t-elle? 

Il y aura aussi, pour que ces savoirs servent largement, des capsules didactiques destinées aux acteurs universitaires et professionnels, qui travaillent avec, ou interviennent auprès, des personnes avec un handicap; je pense, entre autres, aux policiers se trouvant dans à une situation un peu critique avec une personne neurodivergente. L’intention étant que l’on puisse mieux saisir les manières d’être et la trajectoire vue par ces personnes. 

Encore et toujours, revenir à l’humain, reconnecter avec notre commune humanité.

  • 1

    [Note de Maria Fernanda Arentsen]. Rappelons d’abord que si la surdité est un terme issu du champ médical. Pour sa part, le concept de sourditude (deafhood), créé en 2003 par le chercheur sourd Paddy Ladd, met « l’accent sur la position existentielle des personnes sourdes plutôt que sur la surdité en tant que pathologie ou condition physique » (source ci-après). Il s’agit là d’une avancée significative qui contribue à déconstruire la vision dominante de la surdité comme manque et incapacité. Le concept de sourditude évoque toutefois une dimension essentialiste se limitant aux dimensions identitaires, ce qui sied peu aux perspectives critiques, contrairement à un concept comme celui de genre, qui ne nomme pas directement la féminité, la masculinité, l’androgynie ou l’hétéronormativité, par exemple, mais qui permet de les appréhender et d’y réfléchir à travers diverses perspectives politiques et épistémologiques. Faute de mieux, le concept de sourditude peut néanmoins servir de parapluie pour réfléchir à ce que cela signifie de vivre en tant que personne sourde, au devenir sourd (un vécu qui se transforme avec le temps), ainsi qu’aux rapports de pouvoir marqués notamment par l’audisme – à savoir un système normatif qui valorise les personnes entendantes et leurs façons de vivre (ex.: entendre, parler) et place les personnes sourdes en situation de subordination ou de discrimination, et ce, par un ensemble de pratiques, d’actions, de croyances et d’attitudes. SOURCE : Leduc, V. (2018). La trajectoire historique de la sourditude. Relations, (797),19–20. https://www.erudit.org/fr/revues/rel/2018-n797-rel03827/88423ac.pdf

  • 2

    NDLR. Voici quelques contributions scientifiques de la Pre Arentsen :
    - Histoire du handicap au Canada d’expression française (page web en accès libre : https://histoireduhandicap.ca).
    - « De “la folie qui serait venue dans les flancs des bateaux négriers” », dans Daniel Laforest (dir.), Lire le corps biomédical. Regards sur la littérature canadienne, Presses universitaires de Limoges, 2016. En accès libre à https://revistaseletronicas.pucrs.br/fale/article/view/22658/13817.
    - « Représentation du handicap et changement de paradigme dans deux romans canadiens contemporains », avec Anne Sechin, dans Sociopoétiques, n° 6, « Sociopoétique du handicap » dirigé par Pascale Auraix-Jonchière et Stéphanie Urdician. En accès libre à https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1401 / https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1303

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