Ricarson Dorcé, ethnologue et poète, s’interroge sur la notion de savoir. C’est quoi, savoir? Il part en voyage littéraire à la rencontre d’auteur·trices pour en discuter. Après Yanick Lahens, Mohamed Mbougar Sarr, Nadia Yala Kisukidi et Gisèle Sapiro, voici sa cinquième escale avec Chloé Savoie-Bernard, femme de lettres québécoise.
Cet entretien est publié conjointement dans le Magazine de l’Acfas et la revue Liberté.
Chloé Savoie-Bernard est professeure adjointe en études françaises à l’Université Queen’s, où elle se consacre aux féminismes contemporains, à la littérature des femmes au Québec, aux études noires et à la recherche-création. Ses recherches explorent les récits historiques et les processus de marginalisation, en les analysant à travers une perspective féministe. À Queen’s, elle enseigne des cours de rédaction et de littérature française, tout en continuant d’influencer les études féministes et littéraires au Québec par ses contributions littéraires et académiques. Savoie-Bernard est aussi une auteure reconnue, ayant signé plusieurs ouvrages, dont Des femmes savantes (2016) qui a été finaliste au Prix littéraire des collégien·nes. Elle a également publié Sainte Chloé de l’amour (2021) et Fastes (2018). En plus d’écrire, elle est éditrice de poésie chez l’Hexagone, chroniqueuse pour Le Devoir, et traductrice littéraire. Elle consacre son travail de traduction particulièrement aux autrices noires canadiennes et a notamment traduit Sister Love (Audre Lorde et Pat Parker) et Voix/Éclairs/Tonnerres (Myriam Chancy).
Ricarson Dorce : Vos poèmes semblent naître de vos propres expériences, tout en cherchant à dégager le sens à travers un lyrisme mouvant. Quelle place pour votre propre expérience? Que recherchez-vous en littérature?
Chloé Savoie-Bernard : J’ai l’impression d’être constamment traversée par un flux d’images, de voix, d’évènements politiques ; ce sont ces transvasements entre ce qui a lieu à l’extérieur et à l’intérieur de moi que j’aspire à métaboliser par la poésie, même si souvent, rien n’est si digeste. J’écris au « je », en poésie, mais je ne pense pas écrire seulement sur mes propres expériences. Parfois, j’emprunte celle des autres, j’invente, je détourne, je contourne. J’ai un rapport assez laxiste avec le « je » et avec la vérité, mais il me semble le seul moyen pour ne pas prétendre dire l’universel, ce qui ne me conviendrait pas.
Je ne cherche pas toujours la même chose en littérature selon les projets, ni selon ce que j’écris. La poésie me sert à me surprendre, à déplacer les sensibles, à faire surgir une image que je ne comprends pas et qui m’emporte. L’écriture de chroniques dans les journaux me sert à prendre une photographie du présent. La recherche universitaire, à tenter de dénouer les nœuds de l’histoire.
La poésie me sert à me surprendre, à déplacer les sensibles, à faire surgir une image que je ne comprends pas et qui m’emporte. L’écriture de chroniques dans les journaux me sert à prendre une photographie du présent. La recherche universitaire, à tenter de dénouer les nœuds de l’histoire.
RD : Comment procédez-vous en poésie? Par découpage? Par assemblage de vers bien travaillés? Quelles sont vos mécaniques d’écriture?
CSB : La poésie, jusqu’à présent, m’est venue au travers d’images obsessives. Je peux penser à ces images souvent, presque chaque jour, durant des mois avant de me décider à les mettre par écrit. J’écris un peu pour me débarrasser de pensées persistantes, d’images redondantes, lancinantes. Par exemple : une fille qui tombe d’un appartement et qui y retourne constamment. Un corps qui se démembre pendant la nuit. En m’attachant à écrire ces images, une certaine vitesse d’écriture me gagne, et je construis mes recueils à partir de ces visions. En poésie, je n’ai pas de plan, que ces idées un peu brusques. Je pars d’elles. Puis, j’écris, je retravaille, je superpose les vers, je déconstruis, je reconstruis, je retravaille l’ordre des poèmes, me demande si ça vaut la peine de diviser le texte en sections. Je change souvent d’idée, je laisse les choses reposer, j’efface beaucoup, je reprends les vers, déplace des adjectifs, ajoute des espacements. L’idéal serait de m’immerger pendant des semaines, ou des mois, dans un recueil, mais jusqu’à présent, cela ne m’est jamais arrivé. J’ai toujours fait beaucoup de choses à la fois, pour des raisons alimentaires, mais aussi parce que je n’ai pas une grande capacité de concentration. Je dois cumuler les tâches différentes dans une même journée. À chaque fois que j’ai fini un recueil, un projet, un livre, je dois admettre avoir été un peu surprise que cet éparpillement finisse par donner un manuscrit.
RD : Pour vous paraphraser, la littérature vous offre à la fois un sens à la cruauté du monde et vous permet d’ajouter une dimension érotique à ses mensonges. Vous ouvre-t-elle un champ infini de possibilités?
CSB : Je pense que la littérature consiste en mille choses différentes pour autant de personnes. Je ne crois pas en une essentialisation de la littérature, et me méfie des gens qui brandissent des certitudes comme des pancartes où on peut lire « défense d’approcher ». Je suis une personne très curieuse, j’aime apprendre et c’est peut-être ce que j’aime le plus de la littérature : apprendre – des faits, des informations – en lisant, oui, mais aussi apprendre de nouvelles manières de mettre en mots, de faire surgir l’image, l’inattendu, de représenter ce qu’on ne savait même pas porter en soi, de traduire les émotions, les vertiges, en quelque chose de lisible, oui, de dicible. J’aime être surprise.
D’une manière hypothétique, la littérature offre, oui, un champ infini de possibilités, mais la vie matérielle et littéraire dans laquelle elle s’inscrit est beaucoup plus restrictive. La vie littéraire est régie par un ensemble de structures qui empêchent la libre circulation de la pensée et des talents, et qui favorisent certaines voix – blanches, cisgenres, hétérosexuelles, aisées – au profit d’autres voix. Je milite à la fois pour une liberté absolue en littérature et pour un monde où cette infinité peut être à la portée de tout le monde, ce qui ne me semble pas du tout le cas présentement.

Je pense que la littérature consiste en mille choses différentes pour autant de personnes. Je ne crois pas en une essentialisation de la littérature, et me méfie des gens qui brandissent des certitudes comme des pancartes où on peut lire « défense d’approcher ».
RD : Vous dites souvent que vous écrivez à partir de la honte. En quoi la honte serait-elle nécessaire? Quels seraient les moyens de s’en affranchir?
CSB : J’ai voulu écrire à partir du silence, des choses que l’on cache, que l’on ne veut pas révéler. Cette honte peut s’expliquer par des conditionnements sociaux par rapport à ce qui est convenable ou non, ou par des règles internes, plus secrètes et mystérieuses. À partir de cela, j’ai voulu écrire sur ce qui me rendait inconfortable ou mal à l’aise, ou ce dont je ne parlais jamais (l’avortement, dans Royaume scotch tape, mon premier livre, par exemple).
Je ne pense pas que je sois complètement débarrassée de la honte, mais je pense qu’elle n’est plus le moteur de mon écriture. Je suis reconnaissante de « vieillir en littérature » – même si je ne suis pas encore bien vieille, mais j’ai publié mon premier livre il y a maintenant dix ans. Cela fait donc dix ans que je publie et beaucoup plus longtemps encore que j’écris. Tous mes livres ont accompagné différentes étapes de ma vie, et heureusement, je ne crois pas avoir stagné. Désormais, je ne me sens plus particulièrement honteuse ; je pense que cela a à voir aussi avec le fait d’avoir écrit des livres qui travaillaient cette honte, comme Royaume scotch tape, Des femmes savantes ou Fastes. Avec Sainte Chloé de l’amour, j’ai l’impression qu’on est ailleurs, dans une grandiloquence, une autocanonisation, quelque chose qui a plus à voir avec la puissance de la littérature à faire advenir le fantasme, le « trop », à brasser et à malaxer les paradigmes personnels.
Mon prochain projet questionne les archives familiales et le silence dans certaines familles qui ont vécu la violence étatique – et plus précisément, dans la mienne, en l’occurrence, car ma famille paternelle a été emprisonnée et torturée sous le gouvernement Duvalier. Je me sens ailleurs que dans la honte.
RD : Selon vous, l’amitié peut devenir littérature. Quel serait le rôle de la confiance dans le processus d’écriture collaborative ?
CSB : J’aime explorer l’amitié en littérature de différentes manières. Pour moi, tout mon travail en traduction ou en édition est un travail d’amitié envers la littérature et les autrices que je traduis ou que j’édite. Le comble du bonheur pour moi, par exemple, a été de traduire la correspondance entre Pat Parker et Audre Lorde, Sister love, où l’on peut lire deux grandes poètes qui étaient aussi des amies.
Comme écrivaine et artiste, j’ai participé à plusieurs projets collaboratifs, parfois avec des amies. Par exemple, dans mon travail de performance, que je développe depuis 2018 avec la traductrice, autrice et dramaturge Marilou Craft, je dirais que la confiance est centrale. Marilou et moi partageons des valeurs et une sensibilité commune, mais nous sommes aussi des personnes très différentes. Je pense que la clé pour moi dans le travail d’équipe est cette différence : savoir que nous ne sommes pas la même personne, que la cohésion absolue n’est ni un objectif ni la destination de notre travail. J’aspire à respecter la totale étrangeté de l’expérience de l’autre personne, et à croire que c’est cette même différence inaliénable qui est le gage de la qualité de notre collaboration artistique.
RD : Dans Royaume scotch tape (2015) et Des femmes savantes (2016), vous mettez la solidarité féminine de l’avant et faites entendre les voix de femmes face aux limites de leurs idéaux. Dans l’ouvrage collectif 11 brefs essais pour l’égalité des sexes auquel vous avez participé, vous explorez les mécanismes de transmission des inégalités persistantes entre hommes et femmes, ainsi que la peur du féminisme et de ses revendications. Quelle est, selon vous, la source de cette peur?
CSB : Les gens qui craignent le féminisme, car il les force à remettre en question leurs privilèges et le statu quo de la société en général. Les gens qui ont peur du féminisme ont l’impression qu’une meilleure équité équivaudrait nécessairement à moins de pouvoir pour eux. Je pense que ce ne sont pas des personnes qui ont l’imagination très développée. En effet, pour croire en un futur différent, meilleur, plus égalitaire, il faut avoir de l’imagination.
Mon texte dans 11 brefs essais parle de ce qui restera des limites du féminisme tant que celui-ci ne prendra pas acte des différences intrinsèques entre les femmes. Le féminisme m’intéresse du moment qu’il peut reconnaître les tensions à l’intérieur de son mouvement et le fait que la catégorie « femmes » n’est pas homogène. Je me méfie de plus en plus de la notion de « sororité », parce que je pense qu’elle gomme parfois les différences de classes sociales, de racisation, de privilège cisgenre entre celles qui s’autodésignent comme « sœurs ». On peut être solidaires sans être des sœurs : comme tout le monde le sait, être sœurs, ça n’empêche pas de se sauter à la gorge, parfois.
Le féminisme m’intéresse du moment qu’il peut reconnaître les tensions à l’intérieur de son mouvement et le fait que la catégorie « femmes » n’est pas homogène.
RD : Vous avez postfacé la pièce S’enjailler de la comédienne et artiste d’origine burundaise Stephie Mazunya, qui s’inspire de diverses cultures et langues, y compris le créole haïtien, pour illustrer la vie de jeunes femmes afrodescendantes à Montréal. Pourriez-vous nous exposer votre point de vue sur le racisme dans cette ville ou dans les institutions littéraires?
CSB : Je n’habite plus à Montréal depuis maintenant trois ans. J’y avais auparavant vécu toute ma vie. C’est une ville que j’adore et qui me désespère aussi souvent. Montréal a la chance d’avoir une vie culturelle formidable, une offre gastronomique assez rare, une population qui sait s’amuser. Personnellement, j’ai vécu du racisme dans cette ville comme j’en ai vécu dans toutes les autres villes où j’ai passé plus qu’une journée ou deux. Montréal se veut souvent exceptionnelle et spéciale, à cause de son bilinguisme et de son sens de la fête, mais je dirais que côté racisme, elle est pareil au reste de l’Occident. Elle s’inscrit dans la norme, et je voudrais mieux pour qui l’habite. Globalement, Montréal, mais le Québec tout entier souffre de cette même cristallisation de la droite qui affecte beaucoup d’autres lieux en Occident, et la mise à l’index des populations immigrantes, souvent racisées, se situe au cœur de cette tangente politique. Les années à venir s’annoncent difficiles. Il faudra trouver nos communautés et faire front commun. Nous n’avons pas fini de nous battre, mais nous ne pouvons pas être continuellement dans la lutte, c’est épuisant.
En ce sens, je pense que le travail de Stephie Mazunya montre bien la vitalité et la jovialité des communautés noires à Montréal, et que de montrer cette joie est aussi vitale. Nous avons droit à la joie, nous aussi.
RD : Avec Valérie Lebrun et Alice Michaud-Lapointe, vous avez publié ce superbe livre, Épines et pierres précieuses, qui explore à la fois l’amitié et vos racines. Le récit évoque entre autres la Méditerranée et Haïti. Selon vous, est-il indispensable de revenir à ses origines pour mieux comprendre le présent et envisager l’avenir?
CSB : Ça dépend pour qui! Je pense que plusieurs ont besoin de couper les ponts avec le passé. Parfois le retour à l’origine est inenvisageable pour certains individus : on n’a pas tou·tes besoin de reparcourir le chemin de ses origines. Il faut parfois laisser le passé là où il est, mais il faut surtout comprendre pourquoi on le tait ou on lui tourne le dos.
Je ne fais pas partie des gens qui veulent faire tabula rasa. Pour quelqu’un comme moi qui a une mauvaise mémoire et qui a grandi dans un milieu où plusieurs histoires étaient taboues, retourner à l’origine m’importe beaucoup, pour mieux comprendre d’où je viens et ce qui me construit, les récits qui me contiennent. Cette remémoration est au cœur de ce qui constitue pour moi l’écriture.
RD : Vous travaillez sur des projets qui explorent les relations familiales brisées et la manière dont la mémoire se construit entre pères et filles, notamment chez les immigrants haïtiens de première génération dans le Canada francophone. Comment Haïti s’intègre-t-elle dans vos œuvres?
CSB : J’ai un rapport diasporique à Haïti, où je ne suis pas née, qui est le pays de mon père. C’est un pays que je connais par ses récits, par la littérature. J’ai eu la chance d’y aller quelques fois. Je reconnais en moi des intonations haïtiennes, des traits de personnalité qui me viennent de ma famille paternelle. Haïti est une question, une familiarité qui n’est pas exempte d’étrangeté. La littérature m’aide à mieux comprendre ce qui m’unit à Haïti. Dans mes recherches, comme universitaire, je m’intéresse aussi de plus en plus aux écrivaines noires (surtout d’origine haïtienne) qui ont écrit au Canada francophone. C’est une autre manière de retracer mes origines, cette fois-ci littéraires : de me rendre compte que j’appartiens à une généalogie qui a été quelque peu occultée par l’histoire littéraire.
La littérature m’aide à mieux comprendre ce qui m’unit à Haïti. Dans mes recherches, comme universitaire, je m’intéresse aussi de plus en plus aux écrivaines noires (surtout d’origine haïtienne) qui ont écrit au Canada francophone. C’est une autre manière de retracer mes origines, cette fois-ci littéraires [...]
RD : Le corps est un thème récurrent dans vos écrits. Comment vivre, écrire, dans un corps, surtout lorsqu’il se décompose ou qu’il semble devenir une entité étrangère à vous-même? Pour vous, les corps féminins sont occultés dans la société, ce qui entraîne un manque de soin à leur égard. Quelles en sont, selon vous, les causes?
CSB : Je ne sais pas comment vivre dans un corps. Les corps se forment dans le regard de l’autre qui les perçoit. La littérature m’a servi pendant longtemps, justement, à ne pas m’habiter : comme lectrice, je voulais me sentir gazeuse, dans l’éther ; surtout pas dans la chair. Vivre avec un corps n’est peut-être qu’une question de moment, dans l’amour ou le sport, quand on s’incarne. Et pourtant à force de lire et d’écrire, j’ai l’impression d’être un peu plus déposée dans mes assises de chair, un peu moins dépossédée par le fait d’être dans ma peau. Je pense que quelque chose, grâce à la littérature, s’est apaisé pour moi, dans mon rapport au corps.
Historiquement, dans beaucoup de sociétés, les femmes ont été dévalorisées et assujetties à des normes culturelles et relationnelles coercitives. Les luttes féministes ont travaillé fort à démanteler le patriarcat, mais l’égalité est loin d’être gagnée. Les violences genrées perdurent : le procès de Dominique Pélicot, accusé d’avoir soumis chimiquement son épouse, puis d’avoir recruté des dizaines d’hommes pour la violer, montre bien que beaucoup font encore peu de cas de l’agentivité et du consentement des femmes.
Or, je me méfie grandement de la catégorie « femmes » et de toute tendance à l’homogénéisation de ses membres : il nous faut réfléchir plus avant aux privilèges que confèrent la classe sociale et le fait avoir un corps en santé. Les femmes occidentales voient leurs privilèges exister sur le dos du labeur des femmes du Sud global, qu’elles soient dans leur pays d’origine ou qu’elles aient immigré ailleurs. Il y a encore beaucoup à faire, à travailler, à nommer.
Or, je me méfie grandement de la catégorie « femmes » et de toute tendance à l’homogénéisation de ses membres : il nous faut réfléchir plus avant aux privilèges que confèrent la classe sociale et le fait avoir un corps en santé. Les femmes occidentales voient leurs privilèges exister sur le dos du labeur des femmes du Sud global, qu’elles soient dans leur pays d’origine ou qu’elles aient immigré ailleurs.
- Propos recueillis par Ricarson Dorcé
Université Laval
Ricarson Dorcé est doctorant en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval. Ses recherches actuelles portent sur la participation communautaire, le tourisme communautaire et le patrimoine culturel immatériel.
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