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Ricarson Dorcé, ethnologue et poète, s’interroge sur la notion du « savoir ». C’est quoi savoir ? Il part en voyage littéraire à la rencontre d’auteur·trices pour en discuter. Après Yanick Lahens et Mohamed Mbougar Sarr, voici sa troisième escale avec Nadia Yala Kisukidi, philosophe et écrivaine.

Cet entretien est publié conjointement dans le Magazine de l’Acfas et la revue Liberté.

Née à Bruxelles en 1978, d’une mère francoitalienne et d’un père congolais, Nadia Yala Kisukidi est philosophe, écrivaine, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII. Son roman La dissociation, paru en 2022, a connu un grand succès. Elle a également publié plusieurs articles et ouvrages, dont : « Bergson ou l’humanité créatrice » ; et, avec Djamila Ribeiro, Dialogue transatlantique : perspectives de la pensée féministe noire et des diasporas africaines en 2021. Spécialiste des études postcoloniales, elle est particulièrement influencée par la pensée de Fabien Eboussi Boulaga. Elle a également été co-commissaire de la Biennale d’art contemporain Yango 2, à Kinshasa en République démocratique du Congo de 2020 à 2022.

 

Ricarson Dorcé : Vous êtes née à Bruxelles, d’une mère francoitalienne et d’un père congolais. Comment composez-vous avec ces différentes origines ?

Nadia Yala Kisukidi : Cette question, on me l’a souvent posée et on me la pose encore. Mon origine. Mon nom. Mon pays. Alors, de plus en plus, je botte en touche. Je préfère l’esquiver. J’évite ainsi de me mettre en colère (ce qu’on finit toujours par vous reprocher) ou de répondre, méticuleusement, à une interrogation qui exige qu’on déplie un état civil : âge, sexe, nationalité, pays ! Pourtant cette question n’est pas nécessairement hostile et je sais y répondre. Mais j’aimerais, avant tout, porter attention à un contexte. Je vis et écris en France et, parmi de nombreux thèmes en vogue aujourd’hui, on retrouve celui des identités multiples. Ce thème est très puissant politiquement, mais il est toujours mobilisé dans un type de débat singulier : l’époque aurait sombré dans les passions identitaires – entendre des défenses de l’identité close et fermée sur elle-même – et pour y remédier, il faudrait renouer avec le multiple, avec le fait que nos identités sont multiples. Ce que je ne conteste pas. Mais, très souvent, cette rhétorique fait porter sur les épaules des personnes françaises non-blanches le poids de ce retour aux clôtures identitaires. Comme si les affirmations de différence, nécessaires aux revendications d’égalité et de justice sociale, minaient tous les idéaux d’universalité, et donnaient nécessairement lieu à de nouvelles formes d’obscurantisme. Pour cette raison, je ne souhaite pas me saisir de mes différents lieux d’ancrage pour les brandir comme un étendard du multiple. Ni construire un storytelling qui demeurerait aveugle au contexte politique dans lequel il s’élabore.

 

Ricarson Dorcé : Justement, comment y arriver dans les contextes politiques qui sont les nôtres aujourd’hui ?

Nadia Yala Kisukidi : Dans les débats contemporains, le mot « identité » revient souvent, mais il est rarement défini. De quoi parle-t-on quand on parle d’identité ? Bien souvent, on sous entend « identité culturelle ». Quand on me demande mon identité, par exemple, c’est très rarement pour savoir ce que je fais dans la vie. C’est souvent pour me demander si je suis vraiment française – ma peau noire témoignant aujourd’hui encore, pour beaucoup, de mon extranéité à la nation française. Or l’identité ne se rapporte pas uniquement à la question des origines culturelles et/ou des caractérisations nationales, raciales. On peut parler d’identité physique, de genre, de classe, professionnelle, etc. Une identité, c’est avant tout une manière de se raconter. Une trame narrative. On pourrait effectivement suivre ce que dit un penseur comme Paul Ricœur : une des dimensions de l’identité personnelle consiste à mettre en récit les différentes dimensions de notre existence. Une narration compose toujours avec une multiplicité d’éléments, qu’on assemble, qu’on décide de mettre en avant ou de laisser de côté. C’est dans cet espace-là que j’aime penser l’identité – un tissu narratif – mouvant, indéfini. Qui excède la question de la culture ou des origines.

 

Ricarson Dorcé : Est-il encore possible de penser le commun au-delà des différences identitaires ?

Nadia Yala Kisukidi : « Identité », « différence » ne sont pas nécessairement des mots meurtriers. Ils racontent l’histoire des corps, les existences singulières des personnes et, parfois, permettent, dans des contextes de lutte pour les droits et la justice sociale dans les démocraties libérales occidentales contemporaines, de s’organiser politiquement et donc collectivement. Il n’y a pas de contradiction entre le désir du commun et l’affirmation des différences. Le commun est concrètement composé de différences, qu’il assemble et organise. Je pense qu’il faut, là encore, être précis et savoir ce qu’on met sous le terme « différence identitaire ». Quand les revendications de différences sont closes, promeuvent des formes d’intégrité raciale, culturelle, ce que véhiculent les discours racistes ou nationalistes, c’est là qu’elles mettent en danger la possibilité de défendre l’égalité des droits pour tous·tes – ce qu’on peut appeler le « commun » ou encore « l’universel », tel qu’il fut pensé par un poète comme Césaire.

 

NadiaYalaKisukidi
Illustration : Jenny Bien-Aimé

 

Ricarson Dorcé : Vous faites partie des chercheur·euses sensibilisé·es à la décolonisation de la philosophie. En 2015, vous avez écrit dans Présence africaine : « Décoloniser la philosophie. Ou de la philosophie comme objet anthropologique ». Quels sont les enjeux de la décolonisation épistémique ? Est-il urgent d’enseigner une autre histoire de la philosophie ?

Nadia Yala Kisukidi : Dans cet article, écrit il y a sept ans, j’entendais la décolonisation épistémique dans trois directions, en suivant des réflexions qu’on peut trouver dans les pensées postcoloniales et plus spécifiquement décoloniales (chez des auteurs comme Ramón Grosfoguel ou Walter Mignolo) : interroger les asymétries structurelles entre les différents espaces de production du savoir à l’échelle mondiale ; démonter l’eurocentrisme en s’installant dans des espaces non européens de production des idées ; interroger le rapport entre épistémès : faut-il abandonner ce qui a été produit en Occident, penser des interrelations, etc. ?

Ces questionnements sont très importants en ce qu’ils témoignent des rapports de domination qui s’installent dans l’espace du savoir – qui ont aussi une dimension économique. Mais quand on parle de « décolonisation », il me semble qu’on décrit un geste qui ne doit pas être exclusivement compris dans le sens d’une ouverture aux productions du savoir non européennes, c’est-à-dire une ouverture de disciplines, essentiellement eurocentrées, à l’altérité. La décolonisation du savoir n’est pas un geste de charité épistémique. En décolonisant, on interroge certes les lieux de productions du savoir (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’université), mais aussi le statut des frontières disciplinaires, la construction et l’histoire de ces disciplines, la manière dont ces frontières ont également voyagé tout en façonnant et homogénéisant, parfois, les curricula universitaires. Le travail de décolonisation est un travail de création : décoloniser une discipline comme la philosophie, c’est déconstruire les impensés (raciaux, de genre, etc.) sur lesquels son histoire s’est construite ; mais ce geste de « déconstruction » ne laisse pas intacte la discipline elle-même. Il est possible qu’on découvre autre chose, un autre espace à occuper où le nom « philosophie » lui-même n’a plus à être maintenu. À ce titre, pour répondre à la deuxième partie de votre question, il va de soi qu’une histoire globale de la philosophie doit et peut être construite. N’oublions pas que l’idée selon laquelle la philosophie ne serait qu’européenne s’est construite à la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe siècle dans les universités allemandes et françaises. Et c’est cette construction, qui possède une date historique, qu’il faut démonter. Ce qui m’intéresse, une fois ce démontage effectué, c’est ce qu’on fait du nom « philosophie » lui-même. À quelles pratiques s’engage-t-on une fois qu’on s’est défait de cette historiographie philosophique nationaliste et réductrice, élaborée au XIXe siècle ? Doit-on ou peut-on toujours revendiquer le nom philosophie ?

 

Ricarson Dorcé : Quelle serait la place de la philosophie africaine dans ce processus d’enseignement d’une autre histoire de la philosophie ?

Nadia Yala Kisukidi : On peut tout à fait considérer qu’un des rôles majeurs de l’université est de s’ouvrir aux savoirs produits dans le monde entier. Ou mieux, que toute université doit se penser comme un écho du monde. À ce titre, l’enseignement de la philosophie ne peut pas reposer sur des géographies de la pensée héritées du XIXe siècle européen. Il doit s’ouvrir à tous les espaces (pas seulement africains) et à toutes les langues. La réflexion sur les curricula, en philosophie, ne concerne pas uniquement l’ouverture aux productions philosophiques issues du continent africain.

Par ailleurs, la catégorie « philosophie africaine » doit être utilisée avec précision. On peut en contester la pertinence : parle-t-on de « philosophie européenne », de « philosophie américaine » ? Un continent est trop vaste pour spécifier l’unité d’un problème ou d’une tradition de pensée. Mais cette catégorie peut fonctionner sur un mode critique, et éclairer les points aveugles de la constitution du corpus philosophique dit « classique », tel qu’on l’enseigne dans de nombreuses universités du monde et qui reste trop souvent centré sur des traditions de pensées occidentales. On peut aussi l’employer de façon très empirique : qu’est-ce qui se produit ou s’est produit sur le continent africain ? Quels sont les noms des penseurs et des penseuses qui, d’Alger au Cap, ont travaillé à y faire vivre les idées ? On peut avoir pour projet de retracer la longue histoire de la circulation et de la formation des idées qui se sont déployées sur le continent africain de l’Antiquité à nos jours. Sans pour autant produire une idée homogène, unifiée de l’Afrique, et en restant attentif aux routes intellectuelles qui traversent le continent, le débordent. Dans un contexte où des formes d’impérialisme culturel demeurent – liées certes à l’histoire de la colonisation, mais aussi à la marchandisation du savoir –, un tel projet apparaît fondamental.

 « Identité », « différence » ne sont pas nécessairement des mots meurtriers.

 

Ricarson Dorcé : Vous êtes une grande lectrice des auteurs du mouvement connu sous le nom de la négritude. Comment la philosophie décoloniale peut-elle nous aider à (re)visiter la négritude ?

Nadia Yala Kisukidi : Il faut être prudent. La catégorie « décolonial » est de plus en plus utilisée comme une catégorie fourre-tout où on pourrait ranger toutes les productions intellectuelles du monde jugées comme étant non-blanches et/ou non-européennes. Alors que ces productions n’ont pas nécessairement eu recours à un lexique décolonial pour s’élaborer ou précèdent l’émergence du mouvement décolonial lui-même. La proposition d’un penseur comme Cheikh Anta Diop, qui tente de lutter contre l’aliénation culturelle propre au projet colonial européen en Afrique, comporte des accents qui consonnent avec les pensées décoloniales contemporaines. Pourtant elle s’est forgée dans les années 1950, en lien avec un autre projet théorique et politique : celui de Renaissance africaine. À ce titre, il faut – je pense – demeurer attentif à la singularité des auteurs sur lesquels on travaille et ne pas chercher à les inscrire immédiatement dans des courants contemporains au risque de passer sous silence leur propre entreprise intellectuelle.

Ainsi, je n’utilise pas la « philosophie décoloniale » – pour reprendre votre terme – pour (re)visiter la négritude. La négritude produit ses propres outils réflexifs, sur la condition noire dans la France coloniale de la première moitié du XXe siècle, qu’il s’agit d’élucider tels qu’en eux-mêmes. On peut se servir des outils conceptuels offerts par les penseurs décoloniaux contemporains pour analyser ce mouvement comme on peut mobiliser d’autres traditions théoriques. Travailler sur la négritude en la comparant à d’autres productions théoriques noires de la même époque ou plus tardives, issues des mondes américains et non plus européens ou africains, est passionnant. Ces traditions ont produit leurs propres conceptualités ; elles ne sont pas décoloniales mais peuvent aisément dialoguer avec ces approches théoriques. Elles offrent des points de réflexion intéressants pour saisir comment la condition noire fut conceptualisée par les penseurs de la négritude, en langue française, pendant la colonisation.

 

Ricarson Dorcé : Avec Djamila Ribeiro, vous avez publié en 2021 aux éditions Anacaona Dialogue transatlantique : perspectives de la pensée féministe noire et des diasporas africaines. Pourriez-vous nous parler de la « pensée féministe noire », où et comment la situez-vous ?

Nadia Yala Kisukidi : Djamila Ribeiro est une philosophe brésilienne, activiste, féministe qui revendique un long héritage théorique et militant issu des féminismes noirs américains. Elle dialogue avec les pensées nord-américaines mais aussi avec des penseuses brésiliennes féministes très importantes, comme la philosophe Sueli Carneiro. « Pensée féministe noire » témoigne de l’inscription de ce dialogue dans ces filiations intellectuelles, plurielles.

Par ailleurs, ce qui nous intéressait dans ce dialogue, c’était de pluraliser les lieux de la conversation féministe noire. Certes, elle demeure atlantique dans l’ouvrage – les lieux qui nous lient sillonnent l’Amérique du Sud, l’Europe et l’Afrique centrale. Mais le dialogue s’est construit en portugais et en français. Il n’est pas passé par l’Amérique du Nord. L’enjeu n’était évidemment pas d’exclure des continents de la pensée, mais de pluraliser les lieux à partir desquels elle s’élabore. Le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga mobilisait l’expression « dialogue des lieux » : nos pensées sont situées ; et c’est depuis leurs situations propres qu’elles entrent en dialogue. Et les féminismes, même s’ils partagent des visées politiques génériques qui tiennent à la question de l’égalité, se construisent de manière singulière en fonction des problèmes auxquels les corps, en situation, sont confrontés. On peut en dire de même pour la condition noire : si elle témoigne d’une expérience commune et partagée devant la violence raciale, elle diffère toutefois en fonction des lieux dans lesquels elle s’éprouve et se vit. Cette différence réclame un traitement conceptuel et politique.

Quand on entre dans le champ de la littérature et qu’on vient de la philosophie, on vous regarde toujours avec soupçon.

 

Ricarson Dorcé : Et comment concevez-vous la place des femmes dans la pensée décoloniale ?

Nadia Yala Kisukidi : J’ai toujours le sentiment qu’on attend une réflexion qui relèverait de la plainte et viserait les femmes (auxquelles on pose toujours cette question) à s’installer dans la position de victimes : celles qui ne sont jamais vues et dont les prises de paroles n’ont pas d’autre contenu que celui de réclamer d’être vues. On aplatit souvent la production du savoir des femmes de cette manière. Ce que je peux dire, c’est que les productions théoriques effectuées par des femmes (cis/trans), les personnes non-binaires, sont centrales dans le mouvement décolonial. En langue française, la maison d’édition Anacaona ouvre un espace de diffusion, grâce à la traduction, à ces productions théoriques. Je vous renvoie à l’ouvrage Pensée Féministe décoloniale paru en 2022.

 

Ricarson Dorcé : En 2022, vous avez publié un premier roman La dissociation. C’est une fable politique qui confirme cette affirmation du sociologue Pierre Bourdieu dans son livre Les règles de l’art, soit que « l’œuvre littéraire peut parfois en dire plus, sur le monde social, que nombre d’écrits à prétentions scientifiques. » Autrement dit, que peut nous apprendre votre roman sur le monde d’aujourd’hui ?

Nadia Yala Kisukidi : C’est un roman qui mobilise les outils du merveilleux littéraire pour dire quelque chose du monde social que nous habitons. En septembre 2022, je suis tombée sur une chronique de l’écrivaine Estelle-Sarah Bulle, intitulée « Une certaine parenté », dans le journal La Croix. Le texte racontait une histoire de racisme ordinaire sur le lieu de travail. La chronique s’ouvrait ensuite sur la question littéraire. La littérature et la race. La littérature et le racisme. Comment fait-on pour écrire sur cela ? J’aimerais citer la fin de son court texte : « Si je pense par exemple à la population antillaise dont je suis issue et à son extraordinaire richesse, un vertige existentiel me prend à l’idée que son origine, récente, relève d’une succession de viols commis par des maîtres sur des esclaves. Il faut parfois les outils du surnaturel, voire du fantastique, pour écrire sur cela. »

Le type de violences infligées aux corps noirs, dans le système plantationnaire, fut tel qu’il n’apparaît pas vraisemblable pour une conscience commune du monde ; il est ainsi impossible de composer un récit où la raison, la perception normale du réel en trois dimensions demeureraient indemnes. Il faut, dans ce cas précis, pouvoir rompre avec
la vraisemblance comme norme du texte littéraire. Or cela peut également valoir pour d’autres expériences de vies qui, elles aussi, apparaissent vertigineuses. Des expériences de vie confrontées à la mort, à la violence. Des terres d’où l’on est chassé et que l’on ne se résout pas à oublier. C’est cela que veut explorer le roman. Non pas se plier à la norme de la vraisemblance littéraire, mais tenter de décrire le réel comme un lieu où la raison vacille constamment. Et dans ce cadre : comment ne pas se laisser envahir par la folie de l’autre, par l’expérience vertigineuse de la violence à laquelle ses déraillements nous contraignent ? Les voyages entrepris par la narratrice du roman sont des échappées, la traversée haletante et déterminée d’un monde qui a souvent le visage d’un cauchemar.

 

Ricarson Dorcé : Pour vous, que désigne le mot « dissociation » ?

Nadia Yala Kisukidi : Ce terme, dans le roman, est un pouvoir magique. Certes, il sonne immédiatement comme un concept. Mais il consiste à décrire, dans le roman, la capacité du personnage principal à s’extraire de son corps, à vivre en esprit. Et, en se détachant, à vivre une existence humaine pleine et entière, qui n’est pas diminuée. Dans le roman, l’expérience du corps n’est jamais celle d’un corps propre. Un corps par lequel on aime, on sent, on jouit, on éprouve le monde. C’est d’emblée un corps objectivé, réifié, fixé par tous les déterminismes sociaux (de classe, de genre, de race, etc.). Ce corps-objet n’est pas le mien, dit la narratrice. Comment vivre une expérience du monde qui n’est pas entravée par ce corps-objet ? Ce corps qui n’est que race, petitesse, relégation sociale... Comment désirer et vivre malgré ce corps ? L’option de la narratrice est radicale : vivre vraiment, c’est le quitter. Lui échapper. La dissociation, c’est donc un marronnage : c’est l’esprit qui marronne et qui abandonne un corps prisonnier des clôtures sociales. Souvent, l’idée d’un esprit séparé du corps fait signe vers la mort. Or, dans le roman, éviter la mort – la mort sociale –, c’est vivre en étant séparé, c’est se dissocier.

Toutes les aventures de l’héroïne débutent quand elle découvre qu’elle possède ce pouvoir. Dès le commencement du roman, la dissociation se met en œuvre pour déjouer les pièges du racisme, de la race. Et une fois que la prison de la race est défaite, le grand voyage (la vraie vie) peut commencer.

 

Ricarson Dorcé : Comment votre travail de philosophe vous aide-t-il dans votre démarche littéraire ? Était-ce facile pour vous d’épouser l’écriture romanesque en tant que philosophe ?

Nadia Yala Kisukidi : Quand on entre dans le champ de la littérature et qu’on vient de la philosophie, on vous regarde toujours avec soupçon. Contre toute attente, la réputation du philosophe écrivain est souvent mauvaise : comment le philosophe, qui construit son écriture sur des processus démonstratifs et l’enchaînement des raisons, pourrait-il, saurait-il raconter une histoire ? Nous embarquer dans un voyage fictionnel, dont aucune étape n’a à être justifiée ? J’aime raconter des histoires ; et je sais que ce n’est pas ce que je fais quand j’écris de la philosophie. À ce titre, les deux types d’écriture sont déliés. Ils ne se rapportent pas de la même manière aux contradictions, par exemple. En philosophie, il faut les résoudre. Dans un roman, on peut s’y perdre : on peut être à deux endroits en même temps, vivre au passé et au présent, etc.

Par ailleurs, j’aimerais ajouter quelque chose. Puisque votre entretien a commencé sur la question des identités, je dois quand même témoigner de la situation inattendue qui a été permise par ces deux chemins d’écriture que j’ai empruntés. Très souvent, quand on m’interroge, on relève mes identités. On s’intéresse à mon état civil, à ma biographie. Comme une injonction à décliner mes origines – étant appelée à témoigner d’un état du monde, ou d’une situation politique. Or, pour une fois, ce qui a suscité l’interrogation avec la parution du roman, ce n’était pas mon état civil (et une certaine attente sociale quant à mes « identités multiples »), mais plutôt le passage de la philosophie à la littérature. Le passage d’un faire à un autre. Non plus mon être – plus ou moins fantasmé – mais une série de choix qui composent le parcours intellectuel et esthétique dans lequel je me suis engagée en tant que personne. Le dialogue entre littérature et philosophie aura au moins permis cela. Passer outre la question des identités et de la place qu’on vous assigne. Pour la première fois de ma vie.

 


  • Propos recueillis par Ricarson Dorcé
    Université Laval

    Ricarson Dorcé est doctorant en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval. Ses recherches actuelles portent sur la participation communautaire, le tourisme communautaire et le patrimoine culturel immatériel.

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