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Steve Masson, Université du Québec à Montréal

La recherche en neurodidactique des sciences, un domaine à l’intersection entre la didactique des sciences et les neurosciences, a beaucoup progressé depuis ses débuts il y a plus d’une dizaine d’années (Masson et autres, 2012). Elle a contribué à une meilleure compréhension des mécanismes neurocognitifs associés à l’apprentissage de certains concepts scientifiques. Elle peut aussi de ce fait inspirer l'avancement de la recherche dans des domaines connexes. Plus spécifiquement, ses éclairages sur ce qui facilite ou bloque un apprentissage peuvent avoir une portée sur l’ensemble des contextes d’enseignement et de transmission des savoirs.

Vers la neurodidactique des sciences

Depuis plus de 50 ans maintenant, il est connu que les élèves possèdent souvent des conceptions intuitives sur la façon dont la nature fonctionne1. Ces conceptions, présentes avant même l’apprentissage formel des sciences, sont utiles pour donner un sens au monde qui nous entoure, mais elles sont malheureusement souvent non conformes aux savoirs validés par la science. Lors de l’apprentissage, il en découle une importante interférence entre les conceptions intuitives et les savoirs scientifiques enseignés. Cette interférence peut nuire de façon persistante à l’acquisition de notions scientifiques. Par exemple, malgré un enseignement formel de l’électricité, plus de 10 % des étudiant·es de deuxième année en ingénierie continuent à croire qu’un seul fil est nécessaire pour qu’une ampoule s’allume, alors qu’il en faut deux2.

Le problème de la persistance des conceptions intuitives des apprenant·es a mené à la création d’un vaste domaine de recherche en didactique des sciences que l’on nomme « changement conceptuel ». Ce domaine a pour objet les processus menant un apprenant à changer ses conceptions intuitives en faveur de conceptions plus conformes aux savoirs scientifiques.

Parmi les théorisations les plus populaires se trouve l’idée qu’il faut d’abord démontrer que les conceptions intuitives sont incorrectes pour ensuite les remplacer, grâce à l’enseignement, par des conceptions plus justes3. Cependant, des recherches ont, au fil des années, remis sporadiquement en question l’efficacité de confronter les conceptions intuitives des apprenants pour favoriser l’apprentissage des sciences, si bien qu’encore aujourd’hui, il existe de multiples modèles de changement conceptuel4.

[L]e domaine [du « changement conceptuel » en didactique des sciences] a pour objet les processus menant un apprenant à changer ses conceptions intuitives en faveur de conceptions plus conformes aux savoirs scientifiques.

La neurodidactique des sciences est née de ce besoin de mieux connaître les mécanismes qui nous font, pourrait-on dire, « changer d’idée ». L’idée centrale est d’étudier sous un nouvel angle le changement conceptuel en ayant recours à l’activité cérébrale, une variable jusque-là inexplorée en didactique des sciences5. Cette exploration est possible grâce notamment à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Celle-ci permet de mesurer facilement et avec une assez grande précision les variations d’activité cérébrale lors de la réalisation de tâches cognitives – par exemple, répondre à des questions liées à des conceptions intuitives6.

Importance du contrôle inhibiteur dans le changement conceptuel en sciences

En nous inspirant des travaux pionniers de Dunbar et al. (2007) portant sur le raisonnement scientifique, des chercheur·euses du Département de didactique de l’UQAM et moi avons mené une série d’expérimentations à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Dans la première série d’études, nous avons comparé l’activité cérébrale d’étudiant·es du baccalauréat en physique à celle d’étudiant·es en sciences humaines de même niveau. Tous devaient répondre à des questions nécessitant de surmonter des conceptions fréquentes, mais incorrectes, portant sur l’électricité7 et la mécanique8. Les étudiant·es en sciences humaines ont été sélectionnés parce qu’ils se trompent plus souvent du fait qu’ils s’en tiennent aux conceptions intuitives non scientifiques (croire que les objets plus lourds tombent plus rapidement, même lorsque la résistance de l’air est négligeable, ou croire qu’un seul fil électrique est suffisant pour allumer une ampoule). Les résultats montrent que les étudiant·es en physique activent davantage, que ceux qui ne sont pas du domaine, des régions cérébrales liées au « contrôle inhibiteur », en particulier le cortex préfrontal ventro-latéral.

Le contrôle inhibiteur est une fonction cognitive permettant de résister aux automatismes de la pensée9. Ces automatismes peuvent découler de réflexes cognitifs, d’habitudes ou de conceptions intuitives. Puisque pour répondre correctement à des questions pourtant simples en mécanique et en électricité, les étudiant·es en physique ont eu besoin de recourir à leur contrôle inhibiteur, tout porte à croire que ce qu’ils doivent alors inhiber, ce sont des conceptions intuitives non scientifiques qui n’ont pas disparu de leur cerveau. Autrement dit, leur formation scientifique leur a permis d’acquérir des savoirs scientifiques pertinents, mais ces derniers ne semblent pas avoir remplacé les conceptions intuitives.

Le contrôle inhibiteur est une fonction cognitive permettant de résister aux automatismes de la pensée9. Ces automatismes peuvent découler de réflexes cognitifs, d’habitudes ou de conceptions intuitives.

Pour vérifier cette hypothèse selon laquelle l’apprentissage des sciences nécessiterait d’apprendre à inhiber des conceptions intuitives toujours présentes, d’une part, et pour savoir combien de temps le besoin de contrôle inhibiteur persiste, d’autre part, une deuxième série d’études a été menée par la même équipe. Nous avons d’abord vérifié si des enseignant·es expérimentés de chimie du collégial activent leur contrôle inhibiteur pour contrôler de possibles conceptions intuitives dans leur domaine. La réponse est « oui »10. Nous avons ensuite vérifié si des professeur·es d’université et des étudiant.es détenant un doctorat en physique ont toujours besoin de contrôle inhibiteur pour répondre à des questions simples. La réponse est également positive11. Finalement, nous avons comparé l’activité cérébrale d’élèves du secondaire ayant de la facilité en sciences à celle d’élèves ayant de la difficulté. Les résultats montrent que les élèves plus performants qui ne tombent pas dans le piège des conceptions intuitives sont également ceux qui activent davantage les mécanismes inhibiteurs du cerveau11.

Apports de la neurodidactique des sciences à d’autres disciplines

Pris ensemble, ces résultats mènent à un changement de paradigme dans notre compréhension de ce qu’est l’apprentissage. Apprendre, nous le savons depuis longtemps, ce n’est pas simplement acquérir des savoirs. Apprendre les sciences, ce n’est donc pas non plus simplement changer ses conceptions intuitives, naïves et incorrectes au profit de conceptions scientifiques valables. En fait, apprendre les sciences, c’est notamment apprendre à inhiber des conceptions erronées qui ne disparaissent parfois jamais du cerveau. Au lieu d’envisager un remplacement des conceptions intuitives erronées par des conceptions scientifiques, il faut plutôt envisager une coexistence peut-être permanente des deux types de conceptions, avec le contrôle inhibiteur comme arbitre permettant le passage de l’une à l’autre12.

[...] apprendre les sciences, c’est notamment apprendre à inhiber des conceptions erronées qui ne disparaissent parfois jamais du cerveau. Au lieu d’envisager un remplacement des conceptions intuitives erronées par des conceptions scientifiques, il faut plutôt envisager une coexistence peut-être permanente des deux types de conceptions, avec le contrôle inhibiteur comme arbitre permettant le passage de l’une à l’autre (Potvin, 2013).

En ce sens, le possible apport de la neurodidactique des sciences à d’autres disciplines est de deux ordres : théorique et méthodologique.

Sur le plan théorique, tout porte à penser que le rôle primordial du contrôle inhibiteur dans l’apprentissage des sciences s’applique également à beaucoup d’autres apprentissages. Il existe d’ailleurs bon nombre d’études montrant que le contrôle inhibiteur s’avère nécessaire, notamment en langues13 et en mathématiques14. Apprendre serait aussi parfois lutter contre son propre cerveau et ses propres automatismes de la pensée. Cette vision amène une autre façon de concevoir non seulement l’apprentissage, mais également l’enseignement, puisque l’un des buts serait conséquemment d’apprendre aux élèves à inhiber leurs conceptions intuitives.

Sur le plan méthodologique, la neurodidactique des sciences peut servir de source d’inspiration et de point de repère pour d’autres domaines. En effet, contrairement aux études en neurosciences, la neurodidactique des sciences utilise rarement des tâches neuropsychologiques décontextualisées qui ont peu à voir avec des tâches réelles. Elle fait plutôt appel à des tâches d’imagerie cérébrale similaires à celles demandées aux élèves en classe. L’utilisation de tâches typiquement scolaires vient toutefois avec son lot de défis méthodologiques, car un travail important d’adaptation de ces tâches aux contraintes liées au recours à l’imagerie cérébrale doit être effectué. Analyser comment la neurodidactique des sciences a réussi à tenir compte de ces contraintes peut sans doute aider les chercheur·euses dans d’autres domaines à faire de même.

Conclusion

La didactique des sciences profite des méthodologies et des connaissances issues d’un autre domaine, les neurosciences. Que la neurodidactique des sciences puisse faire profiter à son tour d’autres domaines de ses avancées méthodologiques et théoriques montre à quel point les questions complexes comme celles liées aux mécanismes d’apprentissage méritent d’être abordées à partir de différents angles et de différentes disciplines de recherche.

Que la neurodidactique des sciences puisse faire profiter à son tour d’autres domaines de ses avancées méthodologiques et théoriques montre à quel point les questions complexes comme celles liées aux mécanismes d’apprentissage méritent d’être abordées à partir de différents angles et de différentes disciplines de recherche.


Références
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  • Allaire-Duquette, G., Brault Foisy, L. M., Potvin, P., Riopel, M., Larose, M., & Masson, S. (2021). An fMRI study of scientists with a Ph.D. in physics confronted with naive ideas in science. Science of Learning, 6(1), 11. https://doi.org/10.1038/s41539-021-00091-x
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  • Masson, S., & Borst, G. (2017). Méthodes de recherche en neuroéducation. Presses de l’Université du Québec.
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  • 1diSessa, 2006
  • 2Periago & Bohigas, 2005
  • 3Posner et autres, 1982
  • 4Potvin, 2023
  • 5Masson et autres, 2010
  • 6Masson & Borst, 2017
  • 7Masson et autres, 2014
  • 8Brault Foisy et autres, 2015
  • 9 a b Houdé, 2014
  • 10Potvin et autres, 2020
  • 11 a b Allaire-Duquette et autres, 2021
  • 12Potvin, 2013
  • 13Lanoë et autres, 2016
  • 14Macizo, 2017

  • Steve Masson
    Université du Québec à Montréal

    Après avoir enseigné au primaire et au secondaire pendant cinq années, Steve Masson a réalisé l’une des premières thèses de doctorat en éducation présentant des données d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Depuis 2012, il est professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) et codirecteur du Laboratoire de recherche en neuroéducation. À l'aide de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, il étudie les mécanismes cérébraux liés aux apprentissages scolaires et à l'enseignement. Il s'intéresse particulièrement aux effets des pratiques d’enseignement sur le cerveau et au rôle des neurosciences dans le choix de stratégies d’enseignement efficaces. Il est également responsable des cours de neuroéducation offerts par le Département de didactique de l'UQAM. En 2020, il a publié le livre Activer ses neurones : pour mieux apprendre et enseigner, aux Éditions Odile Jacob.

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