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Ricarson Dorcé, ethnologue et poète, s’interroge sur la notion de « savoir ». C’est quoi, savoir ? Il part en voyage littéraire à la rencontre d’auteur·trices pour en discuter. Après Yanick Lahens, voici sa deuxième escale, avec le romancier Mohamed Mbougar Sarr.

Cet entretien est publié conjointement dans le Magazine de l’Acfas et la revue Liberté.

Né en 1990 à Dakar, au Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr est l’auteur de Terre ceinte (2014), Silence du chœur (2017), et De purs hommes (2018). Son dernier roman, La plus secrète mémoire des hommes (2021), a remporté le prix Goncourt dès le premier tour de scrutin. Ses œuvres confrontent littérature, histoire, philosophie et métaphysique, entre autres voies d’investigation littéraire. Elles traitent du colonialisme, de la Shoah, du djihadisme, des migrations méditerranéennes, de l’homophobie, mais aussi du sens profond de la littérature. Ce sont des romans à la narration à la fois puissante et complexe qui font place à différents imaginaires, qui allient la fiction et le réel, l’écriture et la vie, tout en évoquant la portée politique des phénomènes du monde.

 

Ricarson Dorcé : En août 2022, vous avez donné à Reims une « leçon inaugurale », à l’occasion de la rentrée solennelle de Sciences Po, durant laquelle vous avez posé la question suivante : « Peut-on désirer le savoir? » En quoi, selon vous, le savoir peut-il être un objet de désir? Quelle est votre conception du savoir?

Mohamed Mbougar Sarr : Il me semble que la tâche fondamentale de la littérature – et c’est toujours à partir de la littérature que j’essaie de parler – est une tâche aléthique, c’est-à-dire un effort d’élucidation du monde et de soi. Que cet effort réussisse ou non est presque secondaire; sa véritable valeur tient en ceci : par lui, nous découvrons que le monde est une grande énigme et que cette énigme trouve son expression la plus obscure en nous. La littérature pourrait à la fois être ce qui éclaire la formule de l’énigme et ce qui s’interroge sur son hypothétique résolution, qui ne nous parviendrait, si elle existe, que par petits degrés, par questions nouvelles, par impasses qui sont pourtant une part de notre expérience du monde. La relation que j’ai avec la notion de « savoir » passe donc pour partie (l’autre partie est celle de l’expérience ou du savoir non écrit) par les livres : que je les lise ou les écrive, j’attends ou espère d’eux qu’ils m’apprennent quelque chose de nouveau sur le monde et sur l’homme ou, plutôt, renouvellent une vieille question sur la condition humaine. C’est en cela que la littérature – et le roman en particulier – est pour moi, parmi d’autres, un lieu de savoir, même si je préfère la notion de connaissance – plus ouverte, plus dynamique, plus fragile – à celle de savoir, qui donne l’idée de quelque chose de magistral et d’irréfutable. L’écrivain autrichien Hermann Broch a mieux exprimé cette idée; il s’agit de « découvrir ce que seul un roman peut découvrir ».

 

Ricarson Dorcé : Suivant votre conception, la littérature est un « pays aux frontières ouvertes ». Elle doit toujours « chercher à trouver une langue universelle ». Vous avez votre propre approche d’une littérature ouverte. Comment celle-ci vous permet-elle de concilier vos identités ou héritages multiples ? Quel lien faites-vous entre cette littérature ouverte et le paradigme de la science ouverte, qui veut que la recherche et ses découvertes soient accessibles à toustes?

Mohamed Mbougar Sarr : C’est précisément par la fiction que j’ai concrètement fait, avec le plus de force, l’expérience de la multiplicité des manières de vivre, des styles, des identités dans le monde. Lire un roman n’est rien de plus que l’épreuve d’autres possibilités d’être parmi l’infini des possibles humains. Et il arrive que, parmi ces autres possibilités, vous touchent ou vous interpellent, de manière décisive, des expériences qui sont éloignées de vous, de votre culture, de votre histoire, de votre identité (ou de ce que vous croyez être votre identité). Par quel miracle les angoisses d’un jeune étudiant qui a commis un meurtre dans la Russie du XIXe siècle expriment-elles quelque chose de capital dans la vie intérieure d’une jeune Congolaise de nos jours? Comment le trouble d’un personnage pris entre le conservatisme de la société japonaise du XXe siècle et son désir de liberté fait-il écho aux tourments d’un Indien d’aujourd’hui? En quoi une Suédoise de 2022 se reconnaît-elle dans la passion d’une jeune Haïtienne, prête à tout pour épouser l’homme qu’elle aime dans un roman de 1968? Pourquoi l’aventure ambiguë d’un Sénégalais à l’ère coloniale dit-elle mieux la tension dans laquelle peut être pris un Brésilien à l’époque contemporaine? La réponse est simple et complexe : parce que la littérature; parce qu’elle transcende l’espace et le temps et transfigure les identités, ce qui ne signifie pas qu’elle les abolit ou les dissout dans une sorte de grisaille sans vertèbres politiques. Simplement, elle élargit l’espace existentiel dans lequel les identités particulières se meuvent, pour les y confronter à d’autres expériences, différentes et pourtant étrangement semblables, voire exemplaires. L’ouverture, accordée à la littérature, signifie simplement que cette dernière travaille d’abord et surtout sur le plan existentiel ou philosophique du questionnement humain, qui est constitué d’invariants aux formes (ou formulations) plurielles, dans le temps et dans l’espace.

Quant à votre question sur le rapport entre science ouverte et littérature ouverte, je dirai qu’elle s’attache surtout à souligner leur point commun : l’impossibilité de les figer dans une signification unique ad vitam aeternam. Si on accepte que la « réfutabilité » soit une définition possible de la science (ou de la règle scientifique), on admet que la recherche de la vérité est mouvement perpétuel, inquiet, provisoire. Il en va de même, dans une autre perspective, esthétique et non scientifique, pour la littérature.

Portrait de Mbougar Sarr
Illustration : Anna Binta Diallo

Ricarson Dorcé : Le champ littéraire, pour reprendre Pierre Bourdieu, est un champ de luttes incessantes. Quel est, selon vous, le pouvoir de la littérature face à une littérature de pouvoir teintée historiquement de racisme et de préjugés ?

Mohamed Mbougar Sarr : Je crois qu’on se voue à être fatalement déçu lorsqu’on attend de la littérature, aujourd’hui, qu’elle mette fin immédiatement aux injustices et aux discriminations à l’intérieur des sociétés contemporaines, ou même qu’elle les atténue. Les conditions historiques de sa valeur symbolique, et celles de sa production matérielle, à l’ère des images, du capitalisme effréné de l’attention et des logiques brutales du marché, ne la consacrent plus comme un espace majeur d’influence ou de référence. Ce qu’elle peut, cependant, c’est toujours montrer; montrer comment le pouvoir écrase les individus et les collectifs, comment il configure le langage selon ses intérêts, comment il standardise et crétinise la culture, fragmente et appauvrit le passé, étouffe les présents, empêche la possibilité même d’existences plurielles, aussi légitimes à vivre que toutes les autres. C’est un travail de représentation politique, certes; mais il s’agit surtout d’une tâche proprement esthétique, non au sens où elle se détournerait du politique, mais au sens où, comme dirait Rancière, elle produirait sa propre politique. L’esthétique occupe dans toute société une fonction de construction ou de critique de type politique bien particulière, qu’il appartient à chaque créateur de découvrir, d’exprimer et parfois de radicaliser, sans substituer les urgences liées aux luttes du moment à celles de son art et des formes qui l’accompagnent.

 

Ricarson Dorcé : À vingt et un ans, vous avez remporté le prix de la jeune écriture francophone Stéphane-Hessel, dans la catégorie « nouvelle », grâce à votre court récit intitulé La cale dans lequel vous avez décrit les confidences d’un médecin embarqué sur un bateau négrier. En quoi la mémoire de l’esclavage est-elle importante pour vous? Comment habitez-vous le passé?

Mohamed Mbougar Sarr : Le passé, pour moi, est la somme des vécus que le temps humain a transformés en expériences, c’est-à-dire en possibilités d’interprétation ou de compréhension du monde aujourd’hui. La mémoire de l’esclavage est importante pour moi, car elle est évidemment ma mémoire personnelle, collective et historique; la mémoire d’un crime, d’une violation, d’une violence dont les effets les plus pervers tiennent précisément à ce qu’ils creusent des trous dans la mémoire de ceux qui en sont issus et qui en sont les descendants. Ces lacunes doivent parfois être occupées par la littérature, prises en charge par elle, à défaut d’être comblées. Du reste, la mémoire de l’esclavage m’intéresse pour ce qu’elle constitue comme épreuve de courage et, spécifiquement, comme courage de créer, d’inventer des formes, des langages, des styles de vie, des arts, des communautés qui sont autant de réponses à la barbarie des négriers et autres colons. Répondre par la culture à la culture de la violence et à la violence de la culture, voilà aussi une mémoire liée à l’esclavage que je ne veux pas oublier. Créer à partir de « la matière de l’absence », pour reprendre une superbe image qui donne son titre à un essai de Patrick Chamoiseau, voilà quelque chose d’admirable.

Lire un roman n’est rien de plus que l’épreuve d’autres possibilités d’être parmi l’infini des possibles humains.

 

Ricarson Dorcé : En quoi votre rapport au monde influence-t-il votre choix esthétique? En d’autres termes, êtes-vous un écrivain engagé? Vous inscrivez-vous dans le courant de la pensée décoloniale  Vous êtes l’un des dix coauteurs de l’ouvrage collectif Politisez-vous! Pourquoi, selon vous, les jeunes doivent-ils être politisés?

Mohamed Mbougar Sarr : Je suis en effet un écrivain engagé, dans la mesure où j’estime que tout ce qu’un écrivain écrit l’engage dans le monde, non pas tant parce qu’il ou elle y défendrait une cause particulière, mais parce que le langage – et ce qu’on appelle le style, plus précisément – définit toujours une position dans le monde ou vis-à-vis d’une situation particulière du monde. Cela veut dire, plus clairement et en ce qui me concerne, qu’écrire sur le djihadisme dans un pays fictif d’Afrique de l’Ouest ou sur l’accueil des migrants en Sicile fait de moi un écrivain engagé parce que, tout bêtement, j’écris sur ces situations; et que tout ce que j’en dirai (donc la façon dont je le dirai) permettra d’avoir à leur propos une compréhension ou une interprétation donnée. C’est pour cela que tenir à la forme n’est pas renoncer à l’engagement; c’est au contraire être conscient qu’elle est l’engagement politique par excellence, et qu’il y a une morale de la forme, une morale de la phrase, de la scène, de la description, de la métaphore.

Je ne me considère pas comme un écrivain décolonial, mais la méthode décoloniale (je crois que c’est une méthode plutôt qu’une pensée ou une idéologie), dans les sciences sociales, m’intéresse, et je trouve qu’elle produit des manières plus larges et plus critiques de lire et de comprendre le monde, les histoires du monde.

Les jeunes, dans les sociétés africaines que je connais, doivent être politisés, car leur indifférence à la chose politique, ou leur désespoir devant elle, est précisément ce à quoi travaillent beaucoup de pouvoirs en place. Moins la jeunesse d’un pays est politisée, plus un pouvoir aura de facilité à la contrôler et à la manipuler, c’est très simple. Se politiser n’est pas simplement s’engager dans un parti ou militer sous telle ou telle forme : c’est surtout s’instruire, être critique, connaître le passé, avoir la capacité d’écouter et de décoder un langage politique.

 

Ricarson Dorcé : Dans Silence du chœur, vous abordez la crise des migrants, le drame de la traversée de la Méditerranée. Vous dressez le portrait du quotidien des migrants africains en Sicile. Vous faites une analyse politique des rapports entre villageois italiens et migrants subsahariens. Ce roman est-il une chronique sociale ? Avez-vous mené des enquêtes de terrain ?

Mohamed Mbougar Sarr : J’ai passé du temps dans un petit village de Sicile, oui, où je n’étais pas du tout censé rester longtemps, où je n’étais même pas censé arriver. Mais ce que j’y ai vu m’a fait rester, non pour faire un terrain, mais simplement pour vivre. Je n’étais pas dans la logique de prise de notes, d’entretiens, d’analyses, de recherche. J’étais simplement là, en compagnie de réfugiés, majoritairement africains, et je tentais d’avoir avec eux un dialogue dont la teneur allait devenir, longtemps après, une matière pour ce roman que je n’avais pas du tout prévu d’écrire. Ce sont les circonstances qui ont créé, voire imposé le projet littéraire, et non pas ce dernier qui aurait préexisté aux situations et les aurait recherchées ou artificiellement précipitées. Silence du chœur reste évidemment une pure fiction, mais une fiction ancrée dans une réalité sociale que j’ai connue, pendant un temps.

 

Ricarson Dorcé : Quel lien faites-vous entre le pillage des ressources en Afrique et le phénomène de la migration? Selon vous, comment peut-on mieux accueillir les migrants?

Mohamed Mbougar Sarr : C’est un lien logique, de pure causalité. Le pillage des ressources ou leur inégale répartition (ce qui revient au même) par des gouvernements locaux corrompus ou des puissances étrangères aux intérêts impérialistes (ou parfois les deux, alliés) crée du désespoir : l’idée qu’aucune vie de valeur, ou seulement paisible, n’est possible dans certains pays. C’est évidemment la raison de la plupart des migrations Sud-Nord (qui sont, rappelons-le, moins importantes en nombre que les échanges Sud-Sud). Les migrations dites économiques sont générées par des impasses économiques, certes, mais elles portent en leur cœur un désespoir existentiel, un sentiment d’impuissance et de résignation devant un réel qui semble condamner certains à la mort. C’est bien cela qu’Achille Mbembe appelle la « nécropolitique » : des décisions et des actions politiques qui non seulement condamnent à la mort, mais font accepter cette condamnation. C’est pour cela que beaucoup partent, pour refuser cette vision nécropolitique, lui échapper. Mais aussi pour fuir les dictatures, les bouleversements climatiques, les discriminations, la violence, la guerre ou simplement pour découvrir le monde librement, par amour de l’horizon, ce qui est (ou devrait être) un droit fondamental : « le droit de s’en aller », pour citer Baudelaire, même s’il l’entendait dans un autre sens. Et il ne faut pas croire que la plupart de ceux qui vont chercher des conditions de vie meilleure s’illusionnent sur ce qui les attend dans le Nord, une autre sorte d’enfer, une autre vision nécropolitique qui s’active notamment aux frontières. Mais ils préfèrent cet enfer-là à celui qu’ils ont quitté. Le meilleur des enfers possibles : voici les termes de l’équation et voici la formule de toute la tragédie.

J’ignore comment mieux accueillir les migrants, sinon par une plus grande solidarité internationale, la mise en place d’une égalité juridique et diplomatique quant au droit à la mobilité, l’exigence de sociétés plus démocratiques et plus ouvertes un peu partout, une réflexion profonde sur l’hospitalité et la communauté humaine, à laquelle la planète nous oblige déjà et nous obligera de plus en plus.

C’est pour cela que tenir à la forme n’est pas renoncer à l’engagement; c’est au contraire être conscient qu’elle est l’engagement politique par excellence.

 

Ricarson Dorcé : Vous êtes un écrivain multiprimé, chacun de vos livres ayant été distingué par des jurys littéraires. Vous êtes devenu un symbole, l’un des jeunes écrivains les plus prometteurs. Vous êtes d’ailleurs le plus jeune lauréat du prestigieux Goncourt pour La plus secrète mémoire des hommes. Quel sens cette distinction a-t-elle pour vous? Vous avez écrit ce roman en écoutant de la musique. Quelle est l’importance de la musique dans la vie d’un romancier?

Mohamed Mbougar Sarr : Ce prix a le sens que tout prix doit avoir, pour moi : le sens d’un encouragement. Ce n’est évidemment pas n’importe quelle reconnaissance, et j’en mesure humblement la portée. Je suis très heureux de l’avoir reçu, très reconnaissant, mais mon travail est tourné vers ce qu’il y a à venir, à écrire, à essayer d’écrire encore. Je sais que c’est une distinction hautement symbolique, et qu’elle me donne peut-être plus de responsabilités. Je ne l’oublie pas et je ferai de mon mieux. Mais je reste un écrivain, et c’est par l’écriture, et non par les prix, que je tente d’exister. J’espère que ce prix donnera plus de confiance aux jeunes écrivains qui pensaient en être exclus; j’espère qu’il contribuera à donner une plus grande force et une meilleure visibilité aux maisons d’édition africaines; j’espère qu’il aidera à prêter une attention plus profonde aux œuvres d’écrivains venant d’espaces dont la légitimation littéraire vient souvent de l’extérieur. Mais au-delà de tous ces espoirs, j’espère simplement retrouver du temps et de la tranquillité pour continuer à chercher ce qui se cache dans la littérature. Cette recherche ne se fait jamais en musique, même si elle a beaucoup à voir avec la musique, puisqu’écrire est aussi trouver un rythme aux phrases. Et la musique nous donne le plus bel exemple des différentes façons de créer des rythmes. Mais j’écoute évidemment beaucoup de musique entre les séquences d’écriture. J’ai, par exemple, beaucoup évoqué dans le roman Super Diamono, mon groupe de musique préféré au Sénégal, dont la figure centrale, Omar Pène, accompagne mes nuits.

 

Ricarson Dorcé : Un des personnages de La plus secrète mémoire des hommes donne un conseil salutaire : « […] n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu’il est grand. Ce piège est celui que l’opinion te tend. Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Vous avez fait le choix d’écrire un grand livre, un roman total dans lequel vous avez mélangé plusieurs genres, récit historique, rapport ethnologique, etc. Que nous dévoile ce roman sur le rapport géopolitique complexe entre la France et le continent africain?

Mohamed Mbougar Sarr : Je ne sais pas si j’ai écrit un grand livre, comme vous dites, mais je sais en revanche une chose : la forme d’un livre est parfois dictée par le livre en train de s’écrire. J’ai toujours été sensible à l’hétérogénéité du roman, qui peut être un piège, voire une facilité, mais qui dit surtout la pluralité des regards possibles sur une situation donnée. Le mélange des genres n’est pas simplement un artifice technique : il tente de faire écho à l’impureté même du réel, où s’agitent voix, récits, temps, histoires qui cherchent tous et toutes leur forme. Plusieurs personnes cherchent Elimane, parlent d’Elimane, commentent son livre, sont en quête de son sens : elles ne peuvent procéder de la même manière, tout simplement. C’est pour cela que la figure géométrique du labyrinthe est au cœur du livre. Il incarne une métaphore de l’idée que je me fais de l’art du roman.

Je ne sais pas très exactement ce que mon livre dévoile du rapport géopolitique entre la France et certains pays du continent africain. Peut-être, simplement, que ce rapport reste marqué par une certaine dissymétrie à laquelle la littérature n’échappe pas.

 

Ricarson Dorcé : Ce roman vibrant de sensualité est issu de votre projet doctoral. Était-ce facile pour vous de passer du monde universitaire au monde de la fiction? Quelle différence établissez-vous entre ces deux mondes?

Mohamed Mbougar Sarr : C’était facile dans la mesure où je l’ai ressenti comme une nécessité. Plutôt que facile, c’était naturel. La forme et les règles de l’écriture universitaire ne me permettaient plus de contenir ou d’exprimer ce que je portais en moi, comme questions et comme désir de narration. L’essentielle différence se situe là : une thèse et un roman ne s’écrivent pas pareillement. Et par écriture, je n’entends pas seulement une question de forme ou de style (même si cela compte), mais une question d’horizon : les deux écritures ne vont pas au même endroit, ne puisent pas à la même source intérieure. Cependant, je ne fais pas de distinction, pour ma part, entre la réflexion littéraire telle que je la menais à l’université et la réflexion littéraire telle qu’elle irrigue la fiction. C’est la même énergie, qui circule au cœur d’une même question qui s’exprime en des termes différents : qu’est-ce que la littérature?

 

Ricarson Dorcé : Pour finir, quand on vous lit, on sent, entre autres, l’héritage des écrivains caraïbéens et latino-américains. Quel type d’influence la littérature de cette région du monde exerce-t-elle sur votre parcours littéraire?

Mohamed Mbougar Sarr : Une influence décisive. Longtemps, hormis la littérature africaine, j’ai lu beaucoup de littératures européennes et américaines, de tous siècles, par formation et par goût. Mais quand j’ai commencé à beaucoup plus écrire, il m’est apparu qu’il me fallait d’autres manières d’envisager une narration, c’est-à-dire d’ouvrir une perspective particulière sur ce qu’on appelle le réel. Ces autres manières m’ont été apportées par les littératures caribéennes et sud-américaines. J’ai découvert ou relu Borges, Jacques Stephen Alexis, Lézama Lima, Marie Vieux-Chauvet, Pizarnik, Cortázar, Jacques Roumain, Roa Bastos, Guimarães Rosa, Cabrera Infante, Ocampo (les deux), René Depestre, Gabriel García Márquez, Vargas Llosa, Sábato, Arlt, Fuentes et, bien sûr, Roberto Bolaño. Tous sont différents et je ne les englobe pas dans le même geste. Mais soudain, chez tel ou telle, je retrouvais des éléments narratifs et des manières de faire récit qui se rapprochaient des contes de mon enfance, et réactivaient une parole littéraire qui débordait le langage pour se rapprocher des images, visibles ou secrètes. Le texte devenait plus intégral, plus riche dans ses dimensions, plus énigmatique, plus joueur, plus complexe quant à une de ses données fondamentales : le temps. Il me fallait maintenant mêler cette sève neuve au flux des traditions littéraires que je possédais déjà. Je suis au carrefour de plusieurs héritages littéraires, et tout mon travail, désormais, sera de les hybrider, pour tenter de découvrir autre chose. En moi.


  • Propos recueillis par Ricarson Dorcé
    Université Laval

    Ricarson Dorcé est doctorant en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval. Ses recherches actuelles portent sur la participation communautaire, le tourisme communautaire et le patrimoine culturel immatériel.

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