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Olivier Lemieux, Université du Québec à Rimouski

Ayant une formation initiale en histoire et en sciences politiques, j’ai choisi en 2014 de poursuivre mes études doctorales en sciences de l’éducation. Pourquoi ce choix? J’avais l’impression à l’époque de ne pas avoir tout en main pour bien saisir la complexité de mon objet d’étude, soit la genèse et les legs des controverses liées aux programmes d’histoire du Québec.

89e Congrès de l'Acfas, mai 2022
Actes du Colloque 19 – 100 de recherches : réalisations et destinations
Panel 4 – Recherches et institutions

La présentation du programme de doctorat en administration et politiques de l’éducation de l’Université Laval m’avait alors séduit : il offrait la chance d’apprivoiser les sciences de l’éducation tout en promettant de côtoyer des professeursd’expérience aux spécialisations traversant de nombreuses disciplines :  économie, histoire, sciences politiques, sociologie, etc. À mon arrivée, je me suis donc mis à la recherche de cette expertise. Lorsque j’interrogeais mes professeurs sur le sujet, on me répondait qu’elle s’était perdue petit à petit au profit de nouveaux professeurs plus près de la professionnalisation des « métiers » de l’éducation. Il ne restait tout au plus que quelques sociologues… Mais comment en était-on arrivé là ?

Les sciences de l’éducation avaient d’emblée comme projet de devenir un carrefour rassemblant des chercheurs de tous horizons et partageant un intérêt commun pour l’objet « éducation ». Puis, avec le temps, elles auraient accordé de moins en moins de place à ce qu’il est convenu de nommer les « fondements » de l’éducation2, soit l’anthropologie, l’économie, l’ethnologie, l’histoire, la philosophie, les sciences politiques et la sociologie, des « disciplines et traditions qui constituent le socle à partir duquel on peut appréhender les multiples dimensions culturelles de l’éducation, son histoire, ses rapports à la société, ses transformations, les systèmes de pensée qui la dominent, les pratiques institutionnelles et culturelles qui la caractérisent3 ».

Je me suis alors demandé si l’on pouvait empiriquement observer leur recul au sein des facultés et des départements des sciences de l’éducation au Québec ou, du moins, leur faible présence4.

Dans le présent article, je proposerai quelques coups de sonde qui permettent de prendre la mesure de la place occupée historiquement par les fondements de l’éducation dans la composition du corps professoral et les recherches menées en sciences de l’éducation. J’insiste, il s’agit bien ici d’une démarche qui, pour le moment, se veut exploratoire.

Coups de sonde dans l’océan des sciences de l’éducation

Mon institution témoin sera la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal (UdeM). Ce choix s’explique en raison de la qualité des informations disponibles sur la page de la Faculté et sur sa plateforme de dépôt institutionnel, Papyrus5.

Si l’UdeM représente la plus importante université au Québec en termes d’effectifs étudiants et professoraux, elle arrive troisième en termes d’effectifs étudiants inscrits en sciences de l’éducation derrière l’UQAM et l’Université de Sherbrooke. En 2020-2021, 11,98% (3 245 sur 27 096) des étudiants en sciences de l’éducation au Québec la fréquentaient et 12,90% des professeurs rattachés aux sciences de l’éducation au Québec (86/659) y pratiquaient6. Selon notre analyse conduite au cours de l’été 2022, 73 professeurs de cette faculté occupaient un poste permanent ou conduisant à la permanence.

Les informations présentées sur la page de la Faculté permettent de dresser un portrait partiel7 de la formation de son corps professoral à l’été 2022. Voici donc trois figures produites à partir de ces contenus :

 

Graphique1Bacc

 

Graphique2Maitrise

 

Graphique3Doctorat

 

On observe dans ces trois figures que la très grande majorité des professeurs ont effectué des études en sciences de l’éducation durant leur parcours. On y constate aussi une riche multidisciplinarité, particulièrement à l’égard de la formation au premier cycle. En effet, bien que les baccalauréats en éducation ou en psychologie demeurent les principales voies qui mèneront aux études supérieures en éducation, nous retrouvons aussi des bacheliers rattachés aux arts et lettres, aux sciences humaines et sociales, ainsi qu’aux sciences naturelles. À mon avis, cette richesse multidisciplinaire est probablement assez unique dans le monde universitaire en ce sens où je serais très surpris de retrouver une telle diversité disciplinaire si l’on se livrait au même exercice à l’égard de la composition du corps professoral des autres facultés ou départements de l’Université de Montréal.

la très grande majorité des professeurs [de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal] ont effectué des études en sciences de l’éducation durant leur parcours. On y constate aussi une riche multidisciplinarité, particulièrement à l’égard de la formation au premier cycle. [...] À mon avis, cette richesse multidisciplinaire est probablement assez unique dans le monde universitaire [...]

Ce caractère multidisciplinaire semble d’ailleurs assez fidèle au projet voulant faire des sciences de l’éducation une discipline-carrefour. Cette multidisciplinarité perd toutefois progressivement de son importance au deuxième cycle et, encore plus, au troisième cycle, alors que les disciplines rattachées aux sciences naturelles disparaissent complètement et que celles propres aux arts et lettres trouvent très peu de place. En fait, force est de constater qu’un doctorat en éducation et, dans une moindre mesure, en psychologie se présente actuellement comme une norme chez les professeurs de cette faculté témoin. Il serait aussi intéressant de voir combien d’entre eux ont fait un parcours exclusivement en éducation, un parcours qui – selon mon expérience – est souvent encouragé à l’intérieur des cercles universitaires des autres disciplines rattachées aux lettres, aux sciences humaines et aux sciences sociales.

Un autre indice de la composition du corps professoral se trouve dans les expertises autodéclarées. À ce titre, l’UdeM offre l’avantage de contrôler les mots-clefs utilisés pour nommer ces expertises. Le nombre d’expertises est toutefois extrêmement variable d’un professeur à l’autre, certains en revendiquant une seule et d’autres allant jusqu’à dix-sept. Au total, 77 expertises sont présentes Voici les dix plus fréquentes :

  • Changement et innovation (16)
  • Formation des maîtres (16)
  • Gestion (13)
  • Développement professionnel (12)
  • Enseignement supérieur (11)
  • Méthodes de recherche (11)
  • Adaptation scolaire (10)
  • Collaboration autour de l’école (10)
  • Orthopédagogie/Orthodidactique (10)
  • Réussite scolaire (10).

Parmi celles liées de plus près aux fondements, nous trouvons la spécialisation plus générique de Fondements de l’éducation (5), ainsi que des spécialisations plus précises que nous pouvons aussi rattacher aux fondements de l’éducation comme Milieux défavorisés, inégalités sociales et économiques (8), Politiques éducatives (6), Sociologie de l’éducation (6), Éthique (3) et Histoire et géographie (1). Bref, les fondements sont présents au sein des expertises, mais en nombre relativement négligeables.

Au-delà de la composition du corps professoral, nous pouvons questionner la place des fondements dans l’économie des recherches produites au sein de cette faculté. Un regard sur les programmes auxquels sont rattachés les thèses et les mémoires déposés au cours des vingt dernières années permet d’observer quelques tendances8.

Graphique4ThesesMemoires
En effectuant une régression linéaire des thèses et mémoires selon les programmes d'études pour la période observée, il est possible d'aller au-delà des variations annuelles et d'obtenir une tendance globale quant à la popularité des programmes d'études.

Cet aperçu permet de constater que ce sont surtout les programmes de didactique et de psychopédagogie qui ont la cote et que viennent ensuite, loin derrière, les programmes d’administration de l’éducation, de fondements de l’éducation, et de mesure et évaluation. Si ces derniers occupent une place relativement marginale, ils ne connaissent toutefois pas – à proprement parler – une « décroissance » en comparaison de l’andragogie ou de l’éducation comparée.

Les « sciences de l’éducation : l’origine d’un projet

L’expression « sciences de l’éducation » est assez récente dans la langue française9. Au fil du 20e siècle, la pédagogie – de moins en moins perçue comme une simple pratique de l’enseignement et de plus en plus voulue comme une science appliquée visant à améliorer ce qui se fait dans la classe – se voit remplacée par les sciences de l’éducation qui s’intéressent à ce qui se fait dans et autour de la classe. C’est ainsi que le pluriel s’impose tranquillement derrière le mot sciences et que l’anthropologie, l’économie, l’histoire et les sciences politiques – pour ne nommer que celles-ci – emboîtent petit à petit le pas à la sociologie et à la psychologie.

Au fil du 20e siècle, la pédagogie – de moins en moins perçue comme une simple pratique de l’enseignement et de plus en plus voulue comme une science appliquée visant à améliorer ce qui se fait dans la classe – se voit remplacée par les sciences de l’éducation qui s’intéressent à ce qui se fait dans et autour de la classe.

Cette construction pluridisciplinaire n’est toutefois pas sans créer des tensions, selon Jean Houssaye, pour qui au moins cinq positions épistémologiques s’affrontent autour de la conception des sciences de l’éducation :

  1. l’éducation relève de la pratique et ne peut donc pas faire l’objet d’une science;
  2. les sciences de l’éducation ne formeront jamais une discipline cohérente, demeurant au mieux une juxtaposition disciplinaire institutionnelle;
  3. la juxtaposition disciplinaire institutionnelle aurait permis la création d’une culture commune favorisant l’échange de questions, de concepts et de résultats;
  4. la complexité de l’espèce humaine et de son éducation requiert le déploiement d’un arsenal d’approches interdisciplinaires, ce qui produira une intelligibilité nouvelle et spécifique aux sciences de l’éducation;
  5. les sciences de l’éducation forment une discipline scientifique autonome et ses chercheurs peuvent s’autoalimenter sans recourir à d’autres disciplines.

Si la première position trouve ses défenseurs chez quelques leaders d’opinion et intellectuels conservateurs, elle demeure à mon avis plutôt absente chez les chercheurs en sciences de l’éducation. Par ailleurs, il est permis de penser que la cinquième position est assez largement partagée par plusieurs collègues qui ne voient pas forcément l’intérêt ni le besoin de déployer des efforts pour entretenir un dialogue, même une collaboration avec des chercheurs appartenant à d’autres disciplines.

En ce qui me concerne, j’ai l’impression que la troisième position reflèterait la réalité actuelle. J’ai aussi espoir que l’on atteigne la quatrième position qui favoriserait d’après moi le développement d’une véritable discipline-carrefour consacrée aux sciences de l’éducation. Lorsque j’observe les coups de sonde présentés dans cet article, j’avoue toutefois être inquiet. Arriverons-nous à développer davantage qu’une culture commune et à dépasser la juxtaposition institutionnelle ? Si on le souhaite, il faudra assurer une présence plus importante des fondements au sein des facultés et des départements des sciences de l’éducation au Québec. Bien que ces disciplines s’éloignent de l’étude concrète de l’acte éducatif, elles permettent pourtant – comme le souligne notamment Gaston Mialaret – de mieux comprendre la complexité des phénomènes qui ont un effet indirect, mais important, sur l’enseignement et l’apprentissage10. Une prise de conscience m’apparait ainsi rapidement nécessaire.


Références
  1. Il est à noter que le générique masculin est utilisé sans discrimination et uniquement dans le but d’alléger le texte.
  2. Ou encore les « sciences théoriques appliquées à l’éducation », pour reprendre les mots du philosophe de l’éducation Olivier Reboul. Voir Olivier Reboul (1989). La philosophie de l’éducation. Paris : Presses universitaires de France.
  3. Maurice Tardif, Arianne Robichaud et Adriana Morales Perlaza. (2015). Introduction. Dans Arianne Robichaud, Maurice Tardif et Adriana Morales Perlaza, dir. Sciences sociales et théories critiques dans la formation des enseignants (p. 11). Québec, Québec : PUL.
  4. Il va de soi que ces spécialistes peuvent évoluer à l’extérieur des facultés et des départements d’éducation. D’autres peuvent aussi enrichir le champ en s’y intéressant momentanément ou ponctuellement.
  5. Je remercie d’ailleurs la Direction des Bibliothèques de l’UdeM pour sa collaboration dans l’utilisation des données.
  6. Ces données proviennent d’Infostats-ES du ministère de l’Enseignement supérieur.
  7. On connaît les domaines d’études de seulement 37 professeurs au baccalauréat, 43 professeurs à la maîtrise et 53 professeurs au doctorat.
  8. Sont seulement inclus ici les thèses et les mémoires déposés entre 2003 et 2021 (n=626), Papyrus étant incomplet avant et après ces années. Cette analyse a exigé la manipulation de certaines données, puisque quelques programmes changent au cours de ces années, nécessitant ainsi une recatégorisation. Par ailleurs, un regard porté sur les programmes ne permet pas de cerner toute la complexité qu’un sujet de thèse ou de maîtrise peut comporter. Par exemple, une thèse en administration de l’éducation pourrait très bien être porteuse d’une approche sociologique ou politique. Des précautions s’imposent donc vis-à-vis de ces résultats : il s’agit véritablement d’un « coup de sonde ».
  9. Gaston Mialaret. (2016). Les origines et l’évolution des sciences de l’éducation en pays francophones, Les Sciences de l'éducation – Pour l’Ère nouvelle, 49(3) p. 63.
  10. Gaston Mialaret, (2017). Chapitre III. Tableau général des sciences de l’éducation. Dans Gaston Mialaret, dir., Les sciences de l'éducation (p. 44-93). Paris : Presses Universitaires de France.

  • Olivier Lemieux
    Université du Québec à Rimouski

    Professeur en administration et politiques de l'éducation, les intérêts de recherche d’Olivier Lemieux s'inscrivent principalement dans les champs de l'analyse politique de l'éducation et de l'histoire de l'éducation au Québec. Il a obtenu la médaille de l’Assemblée nationale du Québec pour ses travaux de maîtrise, le Prix commémoratif Cathy James pour ses travaux de doctorat et le Prix Louise-Dandurand pour son livre Genèse et legs des controverses liées aux programmes d’histoire du Québec (1961-2013).

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