Au cours du dernier demi-siècle, les universités en région ont eu à relever des défis et à surmonter des obstacles qui, pris ensemble ou même un à un, auraient pu avoir raison de leur existence même, s’ils n’avaient pas été assumés et gérés avec l’intelligence et la ténacité que l’on sait. Il demeure tout de même utile de se référer au passé à la manière d’une toile de fond pour explorer les traits marquants de ce qui, dans le sillage des acquis, pourrait bien constituer les nouveaux défis du monde dans lequel les universités en région doivent maintenant naviguer.
[Ce texte reprend librement une partie d’une conférence présentée lors de la clôture du colloque
Quel avenir pour les universités en région, tenu au Campus de Lévis de l’UQAR, le 8 mars 2025.]
1. Des acquis à consolider
Notons d’abord et d’emblée que, pour les universités en région, les questions « existentielles » ne se posent plus de la même manière. En effet, qui donc pourrait vraiment songer à revenir en arrière?
Les universités en région sont là pour rester, et pour des visées qui renvoient à des impératifs reconnus comme nationaux tout autant que régionaux. Elles sont solides, inscrites dans les réalités régionales et activement insérées dans les circuits nationaux et internationaux, exerçant même des leaderships scientifiques dans plus d’un secteur du savoir. Non seulement elles sont là, présentes et vigoureuses, mais il ne s’en trouve plus guère pour réclamer une quelconque limitation académique du niveau de leurs activités. Et, s’il y a toujours des instances de régulation, c’est visiblement plus en fonction des règles de l’excellence et de l’opportunité qu’elles exercent leur action, et non plus à la façon de clubs de possédants qui craignent de devoir partager et tiennent dès lors la dragée haute aux requérants. Et si le défi démographique demeure réel en dépit des hausses de population, les universités en région exercent un évident pouvoir d’attraction auprès des étudiants internationaux, qui disent souvent y trouver un milieu de vie stimulant et agréable dans des environnements à taille humaine.
Les faits et les chiffres sont là : les universités en région performent avec constance dans les circuits de la formation, de la recherche et du transfert des connaissances.
À l’instar de ce qu’on observe en d’autres pays, les universités en région n’ont plus vraiment à s’excuser d’exister et, à leur sujet, on ne se demande plus guère « ce qu’il peut bien en sortir de bon ». Les faits et les chiffres sont là : les universités en région performent avec constance dans les circuits de la formation, de la recherche et du transfert des connaissances. Prenons acte de ces solides acquis, tout en sachant qu’aucun acquis n’est, de soi, définitif et que le seul fait de devoir les évoquer illustre, plus que mille démonstrations, que tout possible retour des menaces ne doit pas être rayé des radars.
2. Des enjeux et des défis à cerner
Des défis nouveaux et pressants se pointent pourtant, que les universités en région ont à cerner et à affronter selon leur contexte propre, car ceux-ci sont évidemment partagés par l’ensemble des universités à l’échelle continentale et mondiale.
Deux pôles d’enjeux sont ici proposés à la réflexion et à l’approfondissement.
2.1 La délocalisation du savoir
La production et la discussion du savoir sont de moins en moins liées à des espaces géographiques et à des lieux institutionnels, et cela, tant sous les angles pédagogiques, organisationnels, socioculturels, linguistiques qu’épistémologiques.
Ainsi, comme nous l’observons tous, l’enseignement et la formation à distance s’imposent de plus en plus comme une voie pratique et efficiente, courante même. Et que dire de la croissance rapide du télétravail? En dépit des commodités et des gains de temps qu’il rend possibles, celui-ci entraîne une certaine déliquescence des échanges quotidiens dans ce qu’on appelle encore, mais moins proprement, des « lieux de travail ». Et c’est sans parler des habitudes quotidiennes, dans les salles d’attente et les transports publics, et même dans les restaurants et sur la rue, où il devient presque gênant de ne pas être « branché » en permanence.
Cet éclatement du cadre spatial s’observe aussi dans les réseautages scientifiques, voire dans les appartenances professionnelles et disciplinaires : beaucoup de professeur·es et de chercheur·euses universitaires sont en lien de coopération et d’interaction avec des collègues de partout sur la planète, parfois même de façon plus serrée que dans leurs propres lieux physiques d’échange et de discussion. Et plusieurs de ces échanges se font en anglais, la nouvelle « koinè ».
Il est encore difficile de cerner les impacts de cette délocalisation. Cependant, s’agissant des universités en région, dont l’occupation du territoire et l’insertion socioéconomique ont été et demeurent des références quasi constitutives, on ne doit pas sous-estimer l’importance d’évolutions qui semblent émerger sous le signe de l’émancipation du territoire et des communautés locales. Même si elles pourraient en être spécialement affectées, les universités en région ne sont évidemment pas les seules à connaître ces phénomènes. Toutes les universités y sont confrontées, elles qu’on a pourtant historiquement établies comme communautés localisées et « zones franches », constituées en « juridictions autonomes » et conçues à la manière de « campus », de « cités » ou de « quartiers », latins ou autres. Ce décrochage géographique donne beaucoup à penser.
...s’agissant des universités en région, dont l’occupation du territoire et l’insertion socioéconomique ont été et demeurent des références quasi constitutives, on ne doit pas sous-estimer l’importance d’évolutions qui semblent émerger sous le signe de l’émancipation du territoire et des communautés locales.
2.2 Le rapport à la vérité
Un second nœud d’enjeux concerne le rapport à la vérité, toujours imbriqué dans les rouages et les rapports de force de « régimes de vérité » particuliers, alors même qu’on y vise l’universalité. Non sans en être parfois déstabilisé, on observe des mutations quasi tectoniques dans cela même qui définit le vrai - et chacun sait que le travail universitaire n’a guère de sens s’il n’est pas recherche du vrai.
On n’aura pas la naïveté de penser que la vérité est absolue et indépendante de la construction même des discours qui la définissent. Et, on le sait, ces discours renvoient inéluctablement aux épistémès dominantes et aux pouvoirs culturels, sociaux, économiques et politiques qui s’y exercent et qui les structurent, et auxquels se sont ajoutés les nouveaux réseaux sociaux et leur pouvoir de persuasion, voire les forces politiques et économiques qui les exploitent parfois même à fond.
Ces pouvoirs et ces déterminations sont présentement en mutation. Il n’est donc pas anodin qu’une partie déterminante du discours critique d’analyse et de déconstruction puisse être globalement amalgamée sous l’étiquette du wokisme et dès lors caricaturée et rejetée en bloc, parfois même avec des pans entiers de l’activité universitaire. On veut bien reconnaître que certaines militances du discours savant puissent porter flanc à ces contestations, mais on doit surtout constater que les universités y sont confrontées et contestées en leur cœur même. Si elle est « régionale », la vérité peut donc aussi changer de région, n’est-ce pas?
Cet énorme défi n’est pas propre aux universités en région, mais celles-ci n’y échappent pas. Elles sont engagées dans des cadres de références et des échelles de valeurs où elles participent aussi à des régimes de vérité particuliers. Peut-être y sont-elles plus exposées encore, en raison de leur taille et de la relative fragilité de leurs tissus d’ancrage.
Plusieurs d’entre nous l’expérimentent déjà dans les tâches d’enseignement et d’accompagnement à la recherche : la montée de l’Intelligence artificielle pourrait même accentuer cette dislocation entre discours vrai et discours constitué, et entraîner dès lors un affaiblissement de l’exercice et de la réception de l’activité scientifique des universités. D’où l’importance, peut-être spécialement pour les universités en région, de cultiver leurs jonctions et leurs réseautages interinstitutionnels – cela même que vise et institue la structure en réseau de l’Université du Québec, elle qui porte le nom même de l’espace national.
Plusieurs d’entre nous l’expérimentent déjà dans les tâches d’enseignement et d’accompagnement à la recherche : la montée de l’Intelligence artificielle pourrait même accentuer cette dislocation entre discours vrai et discours constitué, et entraîner dès lors un affaiblissement de l’exercice et de la réception de l’activité scientifique des universités.
- Pierre Lucier
Institut national de la recherche scientifique
Titulaire d’un Doctorat d’État obtenu à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg (thèse : Empirisme logique et langage religieux), Pierre Lucier a été professeur à l’Université de Montréal, puis administrateur d’État au Gouvernement du Québec, où il a été notamment sous-ministre de l’Enseignement supérieur et de la Science, sous-ministre de l’Éducation, président du Conseil supérieur de l’éducation, président du Conseil des universités et membre du Conseil de la science et de la technologie. De 1996 à 2003, il a été président de l’Université du Québec. Depuis 2005, il est professeur associé à la Chaire Fernand-Dumont sur la culture de l’INRS, dont il a été le titulaire de 2006 à 2010. Depuis 2006, il enseigne aussi au Département des sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal.
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