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Définir ce que les mots veulent dirent, c’est tracer le territoire où se déploie notre pensée et notre puissance d’agir. Plus nos concepts sont explicatifs des phénomènes, plus notre marge de manœuvre s’en trouve augmenter quand vient le temps de juger, de choisir, de décider. Modestement, je propose ici de définir amplement le concept de culture scientifique pour en faire ressortir tout le potentiel de contribution quant à cette tâche urgente qui est la nôtre aujourd’hui : modifier radicalement et rapidement nos modes de vie.

Sablier
L'article a été publié initialement dans le cadre d'un dossier intitulé « La science, outil de gestion municipale », paru dans l'édition de décembre 2021 de la revue Le Sablier de l’Association des directeurs généraux des municipalités du Québec (ADGMQ).

L'article a été publié initialement dans le cadre d'un dossier intitulé « La science, outil de gestion municipale », paru dans l'édition de décembre 2021 de la revue Le Sablier de l’Association des directeurs généraux des municipalités du Québec (ADGMQ).

La définition

La définition proposée est celle-ci : « La culture scientifique est une culture informée par la science ».

J’entends ici le mot culture comme « un ensemble de connaissances, de manières de penser et de faire ». Mais qu’en est-il du scientifique? Ah, c’est là que ça devient intéressant, car ce mot recouvre un vaste univers qui offre d’importantes clés pour comprendre et agir.

Divisons l’univers scientifique en trois grands blocs :

  • une approche s’appliquant à tous les objets, et se déclinant en une multitude de méthodes appropriées à ces différents objets;
  • des connaissances établies ou en cours de construction par la recherche; 
  • une pratique hautement collective, formant un système de recherche composé de protocoles rigoureux, d’individus et d’institutions.

Une approche et des méthodes 

À sa plus simple expression, la « science » cherche à comprendre la cause naturelle des phénomènes. Un peu comme ce questionnement dans nos vies personnelles et professionnelles qui vise à saisir le pourquoi et le comment des choses. La différence est une question de degré, de méthode, de métier.

Selon l’objet, les méthodes diffèrent bien sûr. Pour les comportements sociopolitiques, les statistiques sociales sont largement utilisées depuis le 19e siècle. Pour aborder un système complexe comme la ville, la modélisation informatique permet de voir coévoluer les courbes de population, de transport, de consommation d’énergie, etc.

En fait, la science est une des manières de connaitre.

On connait aussi par nos sens. On voit, entend, sent, touche, goûte. Normand Baillargeon dans son classique Petit cours d’autodéfense intellectuelle, mentionne que nos organes de perception « sont assez fiables pour nous permettre d’agir efficacement sur le monde »1. On ne peut voir cependant les atomes ou les idées. Les informations acquises par les sens sont souvent incertaines, et se distortionnent dans nos souvenirs avec le temps.

On connait aussi par nos expériences et par l’observation. C’est sur ce mode dit empirique qu’on est devenu des bâtisseurs d’igloos ou des experts en domestication des espèces végétales. Au sein de notre vie professionnelle, notre cumul d’expériences devient cette « intuition » qui remonte à la conscience pour informer nos décisions. Mais encore une fois, ces connaissances sont parcellaires.

L’approche scientifique, pour sa part, théorise, analyse et mesure selon un mode systématique et avec un outillage méthodologique. Mais si cette approche de rationalité est, selon le sociologue Gérald Bronner, le processus de sélection des idées le plus exigeant que l’humanité ait conçu, et que ça marche… cela ne suffit pas en soi pour mener durablement nos collectivités.

Le tout doit être porté par des récits sur les valeurs auxquelles nous tenons. Science avec conscience… toujours.

Des connaissances établies, mais toujours réfutables si…

Observer, théoriser, expérimenter, calculer… puis recommencer encore et encore. L’approche en est une de tâtonnement. Par obstination, par cette recherche têtue des causes naturelles, on finit par développer de solides savoirs sur la réalité des choses, des plus abstraites aux plus concrètes, de l’infiniment grand au tout petit. Il en résulte avec les décennies, les siècles, des sommes de connaissances solidement validées. Par exemple, la Terre est bien ronde, et de celle-là on a bien fait le tour. Mais, et c’est la beauté de la chose, l’esprit scientifique est prêt à se remettre en question, si on lui présente des contre-arguments convaincants, appuyés d’une démonstration sérieuse. 

Voilà le cœur de la culture scientifique, une somme de connaissances bien établies qui révèle la fascinante étrangeté du monde.

Cependant, le terme de « culture scientifique » réfère généralement à connaissances issues des sciences « pures », de la santé et du génie : physique, chimie, biologie, mathématique, oncologie, virologie, etc. Et on y associe habituellement des institutions comme les musées, les magazines, les émissions de télévision ou de radio.

Je propose donc ici d’élargir la culture scientifique à tout objet informé par la recherche, et ce, dans tous les domaines. Ce serait un dangereux angle mort que de ne pas prendre en compte dans sa culture « scientifique », les savoirs tout aussi rigoureux issus de la sociologie des classes, de l’économie sociale, de l’histoire des idées, de l’éducation relative à l’environnement, de la philosophie politique, de la sociolinguistique, de la psychologie des foules, etc.

Voilà le cœur de la culture scientifique, une somme de connaissances bien établies qui révèle la fascinante étrangeté du monde.

Une pratique hautement collective et transdisciplinaire

La pratique est collective et les scientifiques, dédiés, obsédés, pointilleux, sont aussi compétitifs que coopératifs. Ils s’évaluent les uns les autres par le biais d’un draconien système de révision par les pairs. La très grande majorité est associée à plusieurs groupes de recherche. Et ils échangent continuellement, à l’échelle locale ou mondiale, par de très fréquentes rencontres.

Cette pratique est d’autant plus collective qu’elle est devenue très transdisciplinaire. Si la recherche disciplinaire concerne un seul niveau de réalité – physique, chimique, biologique, anthropologique, sociologique –, la transdisciplinarité interconnecte ces connaissances. Les enjeux de notre époque étant globaux, l’approche doit l’être aussi.

Côté villes, la nécessité d’une vision transdisciplinaire est bien illustrée par l’énumération des causes et conséquences de l’étalement urbain décrites par Julie Bourdon, conseillère municipale à la Ville de Granby : Les causes sont soit « … de nature culturelle (l’attrait de la campagne et de paysages végétalisés ou le désir d’ascension sociale lié au mythe du propriétaire résident), soit démographique (le taux de création des ménages), soit économique (l’accès au crédit ou le rôle des promoteurs immobiliers). » Et les conséquences de l’étalement sont autant économiques (les coûts de construction des infrastructures municipales ou d’entretien) qu’environnementales (la destruction d’écosystèmes, comme les boisés, les zones humides, les terres agricoles, etc.) ou sociales (le renforcement des inégalités sociales)2.

Un système de recherche

Au 19e siècle, le savant relativement isolé se trouve peu à peu associé aux systèmes de recherche mis en place par les États. La recherche sous ses aspects fondamentaux et appliqués devient alors de plus en plus finement tissée dans le socioéconomique de nos sociétés, faisant de nous désormais de larges sociétés construites sur et avec le développement technoscientifique.

Le système de recherche québécois, comme ailleurs dans le monde, est constitué d’un imposant réseau de personnes et d’institutions finançant, produisant et transférant les résultats de la recherche.

Du côté « production », pensons aux 19 institutions universitaires allant de l’Abitibi à Rimouski, de Saguenay à Sherbrooke et se démultipliant avec des campus secondaires à Drummondville, Lévis-Lauzon, Laval, etc. Au sein de chacune, la recherche se redéploie en des centaines de centres, de laboratoires, d’instituts, de groupes. Pensons aussi aux 59 centres collégiaux de transfert de technologies et de pratiques sociales associés à autant de collèges et de cégeps3. Par leur mission de contribution directe aux communautés, ils travaillent étroitement avec des PME, des municipalités, et des associations diverses, chacune selon sa spécialité : écologie industrielle, innovation sociale, chimie durable, etc.

Nous avons donc une très grande capacité de recherche locale, distribuée sur tout le territoire. C’est un riche potentiel auquel les villes peuvent puiser. D’autant que depuis deux décennies les pratiques de recherche incluent la coconstruction des savoirs avec les différents acteurs sociaux afin d’être au plus près des enjeux du terrain. 

C’est un système public dont les acteurs sont facilement accessibles. Les chercheuses et chercheurs ont l'habitude du travail collaboratif et leurs coordonnées se trouvent aisément sur le web (pour ceux et celles œuvrant au sein des universités). Vous n’avez plus qu’à brancher les différents départements de vos villes sur les bons nœuds de ce grand réseau de recherche.

Quelques stratégies pour une tête cultivée scientifiquement

Une tête qui cherche à bien raisonner puise donc à tous les savoirs développés dans le cadre de la pratique scientifique. Elle s’attarde aussi au making of de ces connaissances, aux chercheurs et aux lieux de production. 

Être cultivé scientifiquement, c’est aussi mettre notre raison en action par un ensemble de stratégies. Je propose ici une courte liste qui, ne visant pas l’exhaustivité, vous invite à la compléter. 

Connaitre un peu de tout sur tout

« Il vaut mieux savoir un peu de tout que tout sur très peu », disait Blaise Pascal.

De fait, un bagage diversifié de connaissances permet de faire des liens entre toutes les dimensions qui composent notre monde, car tout est lié. On partage 98% de nos gènes avec le chimpanzé, et nous sommes faits des mêmes atomes produits dans les étoiles que le tapis gris de nos bureaux. Cela permet aussi de se développer une bonne tête de généraliste, capable d’interagir avec les spécialistes.

Connaitre les limites de sa rationalité 

Notre cerveau n’est pas infaillible, loin de là. Les biais cognitifs sont un des traits de son caractère. Ces raccourcis mentaux qui, s’ils ont eu ou ont toujours un avantage évolutif, nous jouent bien des tours. Par exemple, si un phénomène est très visible, on le considère aisément comme représentatif, formant ainsi un biais de généralisation. L’influence laissée par la première impression se traduit par un biais d’ancrage, et la tendance à éviter les options pour lesquelles on manque d'information, se nomme effet d'ambiguïté. On dénombre quelque 150 biais cognitifs, et il est utile et amusant d’aller y tester notre capacité à raisonner. Soulignons qu’au cours de son histoire, la science a beaucoup œuvré à tenter de dompter ces faux raisonnements. 

Développer son radar analytique

Selon l’Agence Science Presse, « les trucs de base de la vérification des faits » sont les suivants : on ne partage pas sans avoir lu, on vérifie si l’article est signé et s’il y a une date de publication. Mais ils suggèrent d’aller plus loin avec ce questionnement : « Qui finance ce site ? Cherche-t-on à vendre quelque chose ? Ce site a-t-il déjà été dénoncé par des journalistes sérieux, des organismes en santé ou des organisations de protection des citoyens ? »4

Fréquenter les approches « système » 

S’il est des approches qui sont utiles quand on fait le beau métier de gérer les villes, c’est bien celles qui permettent d’examiner l’organisation et les dynamiques d’évolution des systèmes. La théorie des systèmes complexes, par exemple, considère les relations entre toutes les échelles composant un système. Pour la ville, elle prend en compte les sous-systèmes complexes que sont les humains, les bâtiments, les réseaux d’énergie et de transport, etc. Chacun de ces sous-systèmes est relativement autonome et nécessairement interrelié. Aussi, les liens entre les composantes du système sont aussi importants que les composantes elles-mêmes. Depuis plus d’un demi-siècle, avec la puissance de calcul des ordinateurs, on réalise des modélisations simulant les possibles évolutions d’un système avec une précision étonnante, dont les risques d’effondrement si le système est mis sous une trop forte tension. Plusieurs groupes de recherche utilisent cette approche au Québec.

En conclusion

Il est dit que face aux défis de notre temps l’action locale, soit l’échelle des villes, est la première source de résilience. À cette échelle où l’on habite et se nourrit, on peut en effet opérer des modifications très importances de nos modes de vie. Et les études sur le comportement humain disent bien que l’on peut changer plus rapidement qu’on ne le croit quand on se donne collectivement quelques règles avec la fermeté appropriée et que l’on tient compte des effets de mimétisme opérant dans une espèce sociale comme la nôtre. 

Nous avons l’intelligence collective, les institutions, les ressources naturelles et matérielles. Beaucoup de chemin peut être parcouru par un fort réseautage entre le système de recherche et les villes. Et si l’on additionne le tout d’une bonne culture scientifique… 


 
Quelques références

La nouvelle production de la connaissance

L’évolution de la recherche, de la science et des universités, vue par Camille Limoges, un des grands historien et philosophe des sciences au Québec
Vidéo, 27 minutes, 2015
https://www.youtube.com/watch?v=3rEt3cE8mXI

Recherche 101: comprendre le système de la recherche au Québec

Une introduction au sujet, toujours aussi pertinente.
Vidéo, environ 60 minutes, 2015
https://www.youtube.com/watch?v=bsSjrEAqKZM

Leverage Points: Places to Intervene in a System

Court article présentant 12 leviers permettant d’intervenir sur les systèmes, donc les villes. Document d’une grande clarté, bien vulgarisé, de la spécialiste de la théorie des systèmes, Donella Meadows.
http://www.donellameadows.org/wp-content/userfiles/Leverage_Points.pdf

Question de taille

Pour penser la juste mesure dans les différents aspects d’un développement urbain durable. 
Entretien audio avec Olivier Rey, chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe, auteur de Une question de taille 
https://www.franceculture.fr/emissions/terre-terre/question-de-taille


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