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Lisandre Labrecque-Lebeau, Université du Québec à Montréal
L'analyse des conversations permet de mieux comprendre des phénomènes tels que l’emballement de l’opinion, l’adhésion ambivalente ou paradoxale à certaines normes, le succès ou l’insuccès de certaines idées au sein d’un groupe.

C’est la fin du party, on est fatigués mais contents, on a un peu bu, on rentre à la maison. Il tombe une pluie tenace, on s’engouffre rapidement dans l’auto. L’équipage bien attaché, la route engagée, un moment de silence. Puis… « Elle avait l’air bien, non? », « Ah, j’étais pas d’accord avec Roger sur cette question », « Qu’est-ce qu’il fait de sa vie, au juste, lui? » On revient sur la fête. On partage des impressions. On se positionne. On fait ensemble le bilan de la soirée, le relevé de ce qui en demeure une fois partis.

Et si ce genre de compte-rendu était tout sauf banal? S’il permettait au chercheur de capter une foule de phénomènes et de procédures propres à l’interaction entre individus, à la circulation des normes sociales et à nos manières de « recevoir » ces normes?

Le tissu conversationnel

Une conversation entre deux ou plusieurs individus, aussi banale soit-elle, contient son lot d’idées, d’opinions, de normes sociales. On parle de soi, des autres, du travail, des loisirs, et ce, selon différentes modalités : l’humour, le récit, l’explication, le désaccord, l’anticipation… Au croisement de ces dimensions, on accède à la texture normative de nos conversations, c’est-à-dire à ce que nous valorisons et dévalorisons collectivement en termes d’opinions, de comportements, d’émotions et d’attitudes.

Il existe une méthode d’analyse très peu utilisée en sciences sociales et qui s’inspire directement de ce type de moment, le « débriefing » conversationnel1. Le terme « débriefing » est importé de la psychologie, et plus particulièrement des méthodes de désensibilisation utilisées avec les victimes d’événements traumatiques; il désigne le retour « à chaud » sur ce qui vient de se produire. Lorsqu’il est question de sociologie des conversations quotidiennes, il s’agit de faire raconter au participant les échanges de propos auxquels il vient de prendre part. Dans le cadre de nos recherches, nous nous attardons à la dernière semaine de conversations du sujet.

«Par l'analyse des conversations, on accède à la texture normative de nos conversations, c’est-à-dire à ce que nous valorisons et dévalorisons collectivement en termes d’opinions, de comportements, d’émotions et d’attitudes».

Il y a matière à se demander pourquoi on fait le choix d’étudier les conversations « face à face » à une époque où fleurissent une foule de communications médiatisées (cellulaire, courriel, réseaux sociaux, visioconférence, messagerie instantanée, etc.) En fait, du point de vue de la recherche, le « face à face » est un objet distinct ayant sa valeur propre. D’abord, la majorité de nos interactions se déroulent encore, bien qu’il peut être difficile de le croire parfois, en face à face. Ensuite, certains de ces moyens de communication décentrent la fonction de l’échange en jouant avec les limites de l’auto-publication. Dès lors, un autre pan de l’analyse s’ouvre, tout aussi intéressant, mais différent. Finalement, bien que les conversations en situation réelle et les conversations médiatisées entretiennent entre elles des liens et des influences certaines, ils ne relèvent pas tout à fait des mêmes dynamiques, des mêmes codes, des mêmes modalités. Ainsi, pour toutes ces raisons, un choix s’impose pour le chercheur lorsqu’il débute une interrogation sur les interactions, et cela, dépendant de sa problématique. C’est ce qui nous a poussé à revenir aux échanges in situ entre deux ou plusieurs interlocuteurs.

La méthode en question

Pourquoi utiliser une telle méthode et qu’apporte-t-elle de particulier? D’abord, contrairement à une entrevue classique, il n’y a aucun agenda thématique ni questions orientées; le chercheur accède ainsi à un ensemble de thèmes et préoccupations abordés dans la vie quotidienne, sans effet d’imposition. Ensuite, en profitant des souvenirs récents du sujet, on fait l’hypothèse que ce qui subsiste dans sa mémoire est ce qui a eu une prégnance et donc, ce qui est particulièrement susceptible d’orienter ses idées et ses comportements. Finalement, en ayant accès aux réactions, commentaires et réflexions du participant ainsi qu’à sa manière de raconter, on possède un matériau inédit pour analyser la réception des conversations. Que fait-on des conversations auxquelles on participe? Qu’en reste-t-il? Comment nous approprions-nous le sens de ce qui est discuté?

Par exemple, nous avons identifié certains mécanismes présidant au traitement des questions d’actualité, politiques et sociales dans les conversations. Notre période de collecte initiale couvrant, entre autres, la période de la grève étudiante de 2012, on peut tout de suite imaginer l’articulation de ces dernières catégories dans les conversations auxquelles tous nous avons pris part alors. De fait, c’est au  moment des conversations que l’on identifie les conséquences locales d’un enjeu; qu’on raccorde cet enjeu à son expérience personnelle; que l’on connote affectivement une nouvelle ou une polémique; que l’on s’identifie, soi et les autres, à partir des échanges et des prises de position. Ainsi, le fait de payer plus ou moins de frais de scolarité, d’avoir plus ou moins accès à du financement est une conséquence locale rapidement identifiée dans les conversations. Cette conséquence se matérialise dans l’expérience personnelle (assumer seul ou non ses frais universitaires) et l’on connote affectivement la nouvelle (la hausse affectant, par exemple, sa propre accessibilité personnelle aux études). Finalement, on s’identifie, soi et les autres, à partir de la conversation et des prises de position (les « carrés rouges », les « carrés verts », etc.). Sur la base de ces différents mécanismes, nous avons pu observer que dans ces conversations, le fait d'avoir assumé seul ses frais de scolarité constituait un facteur de crédibilité pour l'interlocuteur, qui « sait de quoi il parle ». Les différentes positions se sont ainsi souvent structurées autour de l'expérience individuelle liée à la nouvelle et de ses conséquences.

Cette « épaisseur » précise du discours n’a été que peu saisie par l’analyse sociologique. Pourtant, ce matériel permet de mieux comprendre des phénomènes tels que l’emballement de l’opinion, l’adhésion ambivalente ou paradoxale à certaines normes, le succès ou l’insuccès de certaines idées au sein d’un groupe. Ces mille conversations qui font notre quotidien pourraient ainsi représenter une source inestimable et inépuisable, une rumeur rendant compte de l’humeur d’une société.

Gageons que vous ne pourrez plus participer à un « debriefing » de fin de soirée sans y penser.

Référence :

  • 1. Boullier, Dominique (2003). La télévision telle qu'on la parle. Trois études ethnométhodologiques, Paris, L'Harmattan, 240 p.

  • Lisandre Labrecque-Lebeau
    Université du Québec à Montréal

    Lisandre Labrecque-Lebeau est candidate au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal et chercheure membre du MÉOS (Médicament comme Objet Social). Ses centres d’intérêt gravitent autour de la question de la normativité contemporaine et de ses différents révélateurs (conversations quotidiennes, culture populaire, santé mentale). La vulgarisation scientifique fait également partie de ses démarches privilégiées.

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