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Audrey Groleau, Université du Québec à Trois-Rivières

Lorsque nous avons décidé de produire un numéro thématique du Magazine de l’Acfas autour des apports de la didactique des sciences et de la technologie à d’autres disciplines, la première idée qui m’a traversé l’esprit est celle de l’exploitation des jeux de société dans l’enseignement et la recherche, à la fois comme approche pédagogique (dont le potentiel peut être évalué par la recherche) et comme instrument méthodologique. Ici, j’utilise l’expression « jeu de société » dans son sens large. En effet, dans mon domaine, toutes sortes de jeux ont été conçus ou employés : jeux de rôle, de table, de discussion, de simulation, et ainsi de suite. Certains d’entre eux chevauchent les catégories; d’autres sont physiques, ou encore, virtuels. On en repère qui ont été spécifiquement créés pour un usage pédagogique. D’autres ont été conçus dans d’autres contextes – par exemple, pour favoriser la discussion dans des activités grand public.

Play Decide
Visuel de PlayDecide, un jeu de table et de discussion distribué en ligne sous licence Creative Commons, qui invite les joueur·euses à s’informer, discuter et prendre position autour d’une question socialement vive.

L’emploi didactique du jeu de société                   

En didactique des sciences et de la technologie, c’est par l’entremise du courant traitant des « questions socialement vives » 1 que les jeux de société ont d’abord été très utilisés, et ce, dans la formation des jeunes et du personnel enseignant. Puis, leur emploi a progressivement été documenté par la recherche.

Une question dite « socialement vive » est une question qui soulève la controverse à la fois dans la société, à l’école et dans les savoirs savants. Elle est nécessairement complexe et interdisciplinaire, sachant qu’elle comporte des aspects scientifiques, technologiques, environnementaux, mais aussi sociaux, politiques, économiques, juridiques, etc. Elle concerne et intéresse plusieurs groupes d’acteurs sociaux – gouvernements, entreprises privées, citoyen·nes, scientifiques, etc. – qui souhaitent être entendus et participer aux processus sociopolitiques de prise de décisions. Plus encore, la question est associée à des risques et à des incertitudes 2, faisant en sorte qu’il serait illusoire de penser en arriver à une seule solution possible, choisie rationnellement, qui conviendrait à toutes et à tous.

Diverses manières d’aborder les questions socialement vives, et en particulier celles qui sont liées de près aux sciences et à la technologie – pensons aux changements climatiques et au développement de l’intelligence artificielle, pour ne nommer que deux exemples –, ont été expérimentées. Il y a eu la mise en place de démarches d’enquête citoyennes3, qui reprennent un peu le travail des scientifiques ou des journalistes, et qui cherchent à répondre à des questions scientifiques ou d’intérêt public. On peut penser aussi à la conception de plusieurs jeux permettant aux participant·es de s’approprier divers éléments d’une problématique à l’étude, souvent en cherchant à se positionner, voire à prendre des décisions. En somme, non seulement les jeux de société favorisent une compréhension approfondie et nuancée de questions socialement vives, mais ils tendent à susciter l’intérêt des élèves pour des thèmes autrement souvent considérés comme arides. C’est que ces jeux sont nécessairement contextualisés, et en abordant une question socialement vive de cette manière, ils nous éloignent du cours magistral pour proposer un travail collaboratif, voire amicalement compétitif. 

Jeu de rôle, de simulation ou de discussion

Un exemple très connu en didactique des sciences et de la technologie est celui du jeu de rôle prenant la forme d’un débat s’apparentant à un procès autour des risques pour la santé entourant l’usage de téléphones cellulaires. Il a utilisé en 2006 par Virgine Albe de l’École normale supérieure Paris-Saclay, à une époque où l’on se méfiait des ondes émises par ces appareils. Les élèves étaient invités à jouer le rôle d’avocat·es dans le procès fictif d’une personne poursuivant son employeur en raison d’ennuis de santé liés à l’emploi du téléphone cellulaire au travail. À partir d’un dossier documentaire, deux groupes d’étudiant·es, défendant chacun un point de vue opposé, développaient des arguments, puis les présentaient en preuves par l’entremise d’un débat s’appuyant sur le travail de recherche et de réflexion précédemment réalisé. Diverses déclinaisons de ce jeu de rôle ont été mises en forme et expérimentées.

Dans la formation des futurs enseignant·es et des enseignantes, l’équipe de didactique des sciences et de la technologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières emploie souvent le jeu Megawatts & Marbles4. Ce jeu de simulation installé sur une grande table représente, à l’aide de billes, les choix énergétiques à réaliser au quotidien, dans une juridiction comme le Québec, en fonction de l’offre et de la demande d’électricité. Dans le feu de l’action, on peut faire des choix moins écologiques – importer de l’énergie produite à l’aide de charbon – si on craint de manquer d’énergie pour suffire à la demande. On peut aussi faire des choix plus risqués – miser sur un vent constant alors que c’est loin de toujours être le cas – ou plus coûteux pour éviter d’autres écueils. Ce qui est intéressant, dans ce genre de jeux, c’est la réflexion, à la suite de la partie, autour des décisions prises. Aurait-on pu jouer différemment? Quelles sont les conséquences positives et négatives des choix effectués? Qu’est-ce qui rend la mise en situation proposée aussi complexe?

Ce qui est intéressant, dans ce genre de jeux, c’est la réflexion, à la suite de la partie, autour des décisions prises. Aurait-on pu jouer différemment? Quelles sont les conséquences positives et négatives des choix effectués? Qu’est-ce qui rend la mise en situation proposée aussi complexe?

Dans ma propre thèse de doctorat5, j’ai plutôt employé un jeu de table et de discussion distribué en ligne sous licence Creative Commons, PlayDecide6, qui invite les joueur·euses à s’informer, discuter et prendre position autour d’une question socialement vive. Il existe diverses trousses du jeu, chacune portant sur un thème différent – nanotechnologies, xénogreffes, changements climatiques, etc. – et pouvant être téléchargée dans plusieurs langues. Concrètement, les participant·es consultent des cartes de jeu sur lesquelles figurent des informations autour du thème choisi, qui présentent des statistiques, des questions de réflexion ou des enjeux relatifs au thème et qui explicitent le point de vue de personnages fictifs quant à ce thème. Chaque personne sélectionne des cartes qu’elle considère comme significatives – étonnantes, intéressantes, proches de son propre point de vue… – et les présente aux autres participant·es. S’ensuit une discussion libre, puis l’examen de plusieurs prises de position proposées ou rédigées séance tenante. Enfin, un terrain d’entente est recherché.

Les jeux comme outils de recherche

Si ces jeux et bien d’autres sont souvent employés en classe de sciences et technologie ou dans la formation des enseignant·es de ces disciplines, ils sont aussi exploités en recherche. Leur potentiel didactique et pédagogique a été largement documenté par l’entremise de questions comme « Qu’est-ce que les jeunes apprennent avec ces jeux? », « Est-ce que l’utilisation de ces jeux suscite l’intérêt des jeunes? », « Comment les jeunes construisent-ils leur opinion? », « Sur quels arguments se basent les jeunes? », etc.

Il est par ailleurs arrivé à quelques occasions – comme dans le cadre de ma propre thèse – que des jeux soient d’abord et avant tout mis à profit comme instrument méthodologique, c’est-à-dire comme une manière d’amener des participant·es à s’exprimer sur un sujet donné. Dans ce cas, le but premier n’est plus l’apprentissage de concepts ou le développement de compétences, mais bien la facilitation de l’élaboration de points de vue individuels et collectifs pour apporter des éléments de réponse à des questions de recherche. De mon côté, j’ai documenté les rôles, capacités et incapacités que de futures enseignantes du primaire attribuent à divers groupes d’acteurs sociaux dans le contexte du développement et de la commercialisation des nanotechnologies. Je me suis aussi intéressée aux interactions que ces enseignantes considéraient être possibles ou souhaitables entre ces groupes, et plus largement aux relations qu’elles entretenaient avec les personnes qu’elles estiment être expertes scientifiques.

Enfin, il serait possible, dans le même ordre d’idées, d’examiner à l’aide d’un jeu les postures épistémologiques qu’entretiennent jeunes et moins jeunes – un peu comme l’a fait Bader (2003) avec des vignettes présentant les points de vue de scientifiques en désaccord –, les mesures qu’ils jugeraient pertinentes pour faire face à des questions socialement vives, les enjeux qui leur tiennent à cœur, les arguments sur lesquels ils appuient leurs propos, etc.

Il est par ailleurs arrivé à quelques occasions – comme dans le cadre de ma propre thèse – que des jeux soient d’abord et avant tout mis à profit comme instrument méthodologique, c’est-à-dire comme une manière d’amener des participant·es à s’exprimer sur un sujet donné.

En conclusion

D’autres disciplines gagneraient à s’inspirer de la didactique des sciences et de la technologie en employant des jeux de société pour soutenir l’enseignement et l’apprentissage de concepts complexes et le développement de compétences disciplinaires ou professionnelles. L’objectif serait de documenter les manières dont les apprenant.es s’approprient ces concepts et ces compétences, mais aussi d’exploiter cet instrument méthodologique pour faciliter l’expression de points de vue citoyens et experts, pour révéler les façons dont des personnes en viennent à se positionner, à prendre des décisions, à travailler en équipe, ou encore, les désaccords et solutions qui émergent.

Références bibliographiques

  • Albe, V. (2005). Un jeu de rôle sur une controverse socio-scientifique actuelle : une stratégie pour favoriser la problématisation? Aster : Recherches en didactique des sciences expérimentales, 40, 67-94.
  • Albe, V. (2009). Enseigner des controverses. Presses universitaires de Rennes.
  • Bader, B. (2003). Interprétation d'une controverse scientifique : stratégies argumentatives d'adolescentes et d'adolescents québécois. Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, 3(2), 231-250.
  • Callon, M., Lascoumes, P. et Barthe, Y. (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Éditions du Seuil.
  • Groleau, A. (2017). Rapports aux experts et aux expertes scientifiques de futures enseignantes du primaire. Construction de quatre idéaux-types [thèse de doctorat, Université Laval]. Corpus. https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/80ae2f91-05b2-4c52-aec0-b82eb3f1b98f
  • Groleau, A. et Pouliot, C. (2014). Le jeu de société Decide pour s’informer, discuter et prendre position au sujet de controverses sociotechniques actuelles. Spectre, 43(3), C2–C4.
  • Legardez, A. et Simonneaux, L. (dir.). (2006). L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives (p. 115-128). ESF éditeur.
  • Pion, L. et Piron, F., avec la collaboration de Duranceau, M.-F. (2009). Aux sciences, citoyens! Expériences et méthodes de consultation sur les enjeux scientifiques de notre temps. Presses de l’Université de Montréal.
  • Pouliot, C. (2018). Éducation aux démarches d’enquête citoyennes. Dans J. Simonneaux (dir.), La démarche d’enquête. Une contribution à la didactique des questions socialement vives. Éducagri éditions.
  • 1Albe, 2009; Legardez et Simonneaux, 2006
  • 2Callon, Lascoumes et Barthe, 2001
  • 3Pouliot, 2018
  • 4Ce jeu a été créé par des personnes étudiantes à la maîtrise et au doctorat à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique.
  • 5Groleau, 2017
  • 6C’est un jeu dont j’avais appris l’existence dans un recueil d’activités favorisant la participation citoyenne en sciences (Pion et Piron, avec la collaboration de Duranceau, 2009) et dont j’ai ensuite documenté le potentiel comme dispositif pédagogique et didactique (Groleau et Pouliot, 2014) et comme instrument méthodologique pour la recherche (Groleau, 2017).

  • Audrey Groleau
    Université du Québec à Trois-Rivières

    Audrey Groleau est professeure titulaire de didactique des sciences et de la technologie. Elle est titulaire de la Chaire d’excellence en enseignement UQTR sur l’appropriation de questions technoscientifiques d’actualité. Dans le contexte de ses activités d’enseignement, elle contribue à la formation d’enseignant·es du primaire, du secondaire et d’adaptation scolaire et sociale, mais aussi de chercheur·euses en didactique. Elle détient un baccalauréat en physique et a enseigné cette discipline au collégial.

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