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Baptiste Godrie, Université de Sherbrooke

Depuis plus de 30 ans, le Québec développe une approche de recherche sociale originale favorisant la production des connaissances au plus proche des acteurs institutionnels et communautaires de la première ligne du réseau de la santé et des services sociaux. Ce texte souligne les particularités de cette forme de recherche et ses principales évolutions depuis la création, en 1992, du Centre de recherche et de formation dans le CLSC Côte-des-Neiges et, en 1998, du programme des Centres affiliés universitaires (CAU). Il fait également état de transformations des institutions de santé et de services sociaux pouvant nuire à cette forme de recherche et expliquer – du moins en partie – sa fin annoncée. La présentation des caractéristiques du modèle CAU s’appuie sur mon expérience, de 2006 jusqu’à 2021, au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) du CAU CIUSSS Centre-Sud de l’île de Montréal.

Baptiste Gondrie

90e Congrès de l'Acfas, mai 2023
Actes du Colloque 25 – 100 de recherches, 100 ans de transformations
Panel 4 – Les chercheuses et les chercheurs

 
Aux origines des Centres affiliés universitaires

En 1988, le Rapport de la Commission d'enquête sur les services de santé et les services sociaux, dite Commission Rochon, dresse plusieurs constats, parmi lesquels : la place marginale de la recherche sociale appliquée à la résolution de problèmes sociaux dans le réseau de la santé et des services sociaux en raison de l’absence d’infrastructure de recherche sociale, le manque de formation continue du personnel des établissements et l’absence de lien entre universités et milieux d’intervention (MSSS, 1988). Contrairement à la recherche médicale, qui repose sur des centres hospitaliers ayant une mission d'enseignement et de recherche universitaires, la Commission note que « tout reste à faire » du côté des services sociaux (MSSS, 1988b, p. 24).

Le premier jalon en ce sens est planté localement hors de toute initiative gouvernementale, en 1992, lorsque le Conseil d’administration du CLSC Côte-des-Neiges1 à Montréal met sur pied le Centre de recherche et de formation pour coordonner et développer les activités de recherche qui s’y déroulaient. L’année d’après, l’équipe de recherche METISS (Migration et ethnicité dans les interventions en santé et en services sociaux) regroupant des universitaires, notamment de l’Université de Montréal, et largement implantée dans ce CLSC, est mise sur pied.

L’expérimentation menée au Centre de recherche et de formation du CLSC Côte-des-Neiges ainsi que les recommandations de la Commission Rochon ont joué un rôle important dans la création du programme des Centres affiliés universitaires (CAU) en 1998. Cette création survient à la suite d’un avis soumis au ministère de la Santé et des Services sociaux par le comité consultatif sur la désignation d’instituts universitaires dans le secteur social, en 1996, dans le but de structurer un réseau provincial de CAU2. Les CAU ne résument pas, à eux seuls, la tradition de recherche sociale en milieu d’intervention au Québec, mais c’est véritablement avec la création de ce programme que la recherche sociale dans les milieux de pratique trouve son modèle le plus abouti.

Les CAU constituent le pendant social au volet de recherche médicale qui existe dans le milieu hospitalier. Ils ont pour objectif, d’une part, de « promouvoir le développement de la recherche au sein du réseau afin d’améliorer les connaissances sur les problèmes sociaux, leurs déterminants et les groupes vulnérables, et de favoriser une meilleure prestation des services, des programmes et des pratiques professionnelles » (MSSS, 2010, p. 15) et, d’autre part, de contribuer à la formation du personnel des institutions et de la relève en recherche sociale sur ces mêmes objets.

Les [Centres affiliés universitaires (CAU)] ne résument pas, à eux seuls, la tradition de recherche sociale en milieu d’intervention au Québec, mais c’est véritablement avec la création de ce programme que la recherche sociale dans les milieux de pratique trouve son modèle le plus abouti. [...] Les CAU constituent le pendant social au volet de recherche médicale qui existe dans le milieu hospitalier.

Les établissements désignés CAU relèvent du réseau institutionnel de la santé et des services sociaux : les projets de recherche développés portent sur des interventions sociales3 et de santé (incluant le volet de prévention) dites de « première ligne », c’est-à-dire visant à améliorer le bien-être des populations, notamment les plus marginalisées. Les projets de recherche portent également sur les réalités vécues par les intervenants et gestionnaires qui les mettent en œuvre et celles vécues par les populations qui bénéficient des interventions et des programmes sociaux dont elles relèvent.  

La désignation d’un établissement du réseau de la santé et des services sociaux en tant que CAU survient au terme d’un processus en deux étapes. En premier lieu, il faut qu’un regroupement d’universitaires dépose une demande de financement d’un programme de recherche auprès du Fonds de recherche du Québec société et culture (FRQ-SC). Cette demande est évaluée sur la base de la qualité de sa programmation scientifique et de celle des travaux de ses membres. Si l’infrastructure de recherche est financée, l’établissement du réseau de la santé et des services sociaux qui héberge cette infrastructure de recherche peut alors déposer une demande de désignation en tant que CAU dans un second concours organisé par le ministère de la Santé et des Services sociaux. Les critères qui sont alors évalués pour la désignation en tant que CAU sont notamment la capacité de l’établissement à développer de nouvelles pratiques interdisciplinaires en santé et services sociaux, à accueillir des stagiaires et à contribuer à la formation continue du personnel de l’établissement et, plus largement, de rayonner auprès de l’ensemble du réseau de la santé et des services sociaux4. La désignation d’un établissement en tant que CAU est en effet provinciale, c’est-à-dire que les résultats des projets de recherche et de formation développés doivent profiter à la majorité des établissements de la première ligne qui n’ont pas de désignation en tant que CAU.  

En rupture avec l’extractivisme des connaissances

À l’instar des autres CAU, les locaux de recherche du CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté) se situent dans un CLSC du centre-ville de Montréal. La présence physique d’universitaires dans des locaux d’intervention favorise la création de liens entre pratique et recherche sur une base quotidienne. Cette présence permet, par exemple, d’organiser les activités de mobilisation des connaissances (conférences midi, séminaires, formations) directement dans le milieu. Cette présence in situ favorise la participation des membres du personnel, ainsi que des membres d’organismes communautaires ou de membres de publics marginalisés qui connaissent les locaux du CLSC et qui ne se déplaceraient pas aussi facilement (ou pas du tout) dans des locaux universitaires. Cette intégration des activités de recherche aux espaces dans lesquels se déroulent les interventions constitue un trait distinctif des CAU, et elle favorise la promotion et le développement d’une culture de recherche sociale au sein du réseau québécois de la santé et des services sociaux.

La présence physique d’universitaires dans des locaux d’intervention favorise la création de liens entre pratique et recherche sur une base quotidienne. Cette présence permet, par exemple, d’organiser les activités de mobilisation des connaissances (conférences midi, séminaires, formations) directement dans le milieu.

L’approche de production des connaissances développée par les CAU se veut en rupture avec l’extractivisme des données de recherche et des savoirs des milieux de pratique par les universitaires au profit des seuls espaces de diffusion des connaissances entre pairs qui excluent les professionnels et membres du public en raison de barrières linguistiques, tarifaires (frais d’accès aux bases de données) ou encore liées au jargon universitaire et au format des publications qui ne formulent pas (ou peu) de recommandations pour favoriser l’action (Godrie, 2021). Les projets de recherche y sont le plus possible initiés et développés avec des membres des milieux de pratique et les résultats de recherche mobilisés sous une forme accessible à ces personnes, de manière à favoriser la réflexivité et, le cas échéant, des transformations de pratiques. Le croisement des expériences et des savoirs vise à faire entendre une diversité de voix, comme l’illustre l’organisation des séminaires du CREMIS qui font entendre, dans les présentations, au moins deux ou trois catégories d’acteurs parmi les suivants : intervenants de l’institutionnel et/ou du communautaire, gestionnaires, chercheurs, personnes ayant recours aux services sociaux.

Au fil des années, les projets de recherche développés au CREMIS ont ainsi accompagné la mise en œuvre d’expérimentations sociales, destinées notamment à mieux rejoindre et répondre aux besoins des populations les plus marginalisées. On peut évoquer la contribution du CREMIS au renforcement des pratiques des équipes itinérance, des équipes mixtes travail social/travail policier, des équipes d’intervention d’urgence psychosociale ou encore de l’approche logement d’abord, et de soutien résidentiel avec accompagnement par la suite5.

Les CAU sous tension

Les CAU ont été soumis au fil des années à des tensions importantes dans la réalisation de leur mission. LE CREMIS, créé en 2004, s’est au fil des réformes de la santé et des services sociaux, retrouvé à développer sa mission au sein d’établissements toujours plus vastes et centralisés. À titre d’illustration, le CREMIS, fut d’abord associé au CLSC des Faubourgs (quelques centaines d’employés), puis au CSSS Jeanne-Mance (1200 employés) et, enfin, au CIUSSS Centre-Sud de l’île de Montréal (13 000 employés). Au sein de ces institutions, la pénurie de main d’œuvre et la culture de la performance du personnel – évalué sur la base du nombre d’interventions effectuées – se sont progressivement accrues, réduisant la marge de manœuvre qu’avaient les gestionnaires pour libérer leur personnel pour qu’il participe à des activités de recherche et de formation.

Les établissements désignés CAU n’ont pas de financement supplémentaire structurant par rapport aux autres établissements pour faciliter la libération du personnel des milieux de pratique. Or, la capacité à développer et expérimenter d’autres façons de faire – par exemple, de nouvelles approches d’intervention de proximité auprès des jeunes de quartiers défavorisés – et d’accompagner ces expérimentations par des projets de recherche dépend directement des marges de manœuvre données aux intervenants et à leurs gestionnaires. Un corollaire de la pression à la performance qui pèse sur les équipes d’intervention est que celles-ci se tournent davantage vers la recherche afin d’obtenir des données attestant de leur « efficacité ». Or, les CAU ne visent pas à répondre à des commandes des milieux, mais à transformer – avec les personnes des milieux – ces commandes en questions de recherche. Un exemple de cette transformation est le fait de passer d’une demande de démonstration de l’efficacité d’une équipe d’intervention à un questionnement sur l’(in)adéquation des instruments de reddition de comptes destinés à mettre en évidence les retombées des interventions.

Or, les CAU ne visent pas à répondre à des commandes des milieux, mais à transformer – avec les personnes des milieux – ces commandes en questions de recherche. Un exemple de cette transformation est le fait de passer d’une demande de démonstration de l’efficacité d’une équipe d’intervention à un questionnement sur l’(in)adéquation des instruments de reddition de comptes destinés à mettre en évidence les retombées des interventions.

Un tel changement implique d’accorder une place importante à la critique, favorisant une pratique évolutive et pertinente au sein de ces systèmes complexes et dynamiques. Or, au fil de ces transformations institutionnelles, la place accordée à la critique, et donc à l’analyse des institutions et des programmes sociaux, s’est progressivement émoussée au profit d’une approche de recherche opérationnelle. Ce glissement tend à cantonner la recherche dans un rôle de résolution de problème et de soutien à l’optimisation de la qualité6 ou de la quantité des services sociaux et des institutions. Ce mouvement s’est accompagné d’une promotion – au sein du ministère de la Santé et des Services sociaux – du vocabulaire des « données probantes » emprunté au champ médical et de la culture de l’« innovation ». Ces données probantes sont envisagées à partir d’une vision restreinte valorisant les résultats des essais contrôlés randomisés et des revues systématiques de la littérature scientifique. Quant à l’innovation, elle est parfois envisagée sous son versant technologique, brevetable et commercialisable, et non sous son versant humain et social7. Une telle conception repose sur le postulat que les innovations doivent être mises à l’échelle alors que leur succès repose souvent précisément sur le fait qu’elles sont ancrées dans un contexte local, ce qui rend leur généralisation problématique.

Pour finir, un dernier élément contribuant à la difficulté de faire vivre pleinement la mission des CAU tient à l’absence de reconnaissance de la spécificité de cette forme de recherche dans les CV des universitaires. Pourtant, dès 2010, le Cadre de référence de la mission universitaire soulignait l’importance de : « Reconnaître, dans les plans de carrière des universitaires, les exigences particulières de la recherche dans les milieux de pratique ainsi que la valeur des activités scientifiques réalisées dans les milieux de pratique. » (p. 16, MSSS 2010) Ce manque de reconnaissance peut dissuader nombre d’universitaires de s’engager dans des formes de recherche collaboratives et participatives qui sont chronophages et traversées par les tensions décrites ci-dessus.


Références
  • 1Centre local de services communautaires (CLSC), établissement de première ligne situé sur un territoire donné (un ou plusieurs quartiers). Au fil des réformes, ils ont été fusionnés dans des entités administratives plus grandes : les CSSS en 2004, puis les CISSS et CIUSSS depuis 2015.
  • 2À côté du programme CAU existe aussi le programme des Instituts universitaires (IU). Alors que les CAU ont une mission universitaire transversale, les IU sont associés à un secteur d’intervention en particulier, par exemple, la gériatrie (Institut universitaire de gériatrie), les dépendants (Institut universitaire sur les dépendances) ou la jeunesse (Institut universitaire sur les jeunes en difficulté). Les IU sont mieux financés et ont des rôles et critères d’évaluation supplémentaires aux CAU, tels que contribuer au développement de pratiques de pointe, c’est-à-dire de pratiques innovantes évaluées de manière systématique par la recherche (MSSS, 2010).
  • 3Ces services sociaux relèvent de programmes sociaux tels que la sécurité du revenu, l’aide à l’emploi et au logement, l’éducation populaire, la défense des droits, les programmes de soutien à l’enfance et à la famille (MSSS, 2010 : p. 12)
  • 4Les CAU sont désignés en vertu de l’article 91 de la Loi sur les services sociaux et de santé (MSSS, 2010). Le document suivant offre une présentation des différents critères d’évaluation: https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2010/10-853-01.pdf.
  • 5Voir notamment : CREMIS — Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations.
  • 6Selon des normes de qualité définies par des organismes de certification, des ordres et associations professionnelles ou encore par le ministère de la Santé et des services sociaux, qui ne rejoignent pas toujours celles définies par les professionnels terrain et les personnes qui reçoivent des services.
  • 7Voir la définition du RQIS à ce sujet : www.rquis.org.

  • Baptiste Godrie
    Université de Sherbrooke

    Baptiste Godrie est professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Ses travaux portent sur les injustices épistémiques et la participation citoyenne dans le champ de la santé et des services sociaux, ainsi que sur les enjeux éthiques et épistémologiques des recherches participatives. Membre du comité de rédaction de SociologieS, il est également coprésident de l’Association science et bien commun et co-responsable du GT21 Diversité des savoirs de l’Association internationales des sociologues de langue française (AISLF). Il a également été impliqué dans le développement du CREMIS depuis 2006, d’abord à titre de professionnel de recherche, puis de chercheur d’établissement de 2016 à 2021, incluant le rôle de directeur scientifique intérimaire du CREMIS pendant 18 mois entre 2019 et 2020.

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