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François L’Italien , IREC et Université Laval

Penser les transformations de fond de la société et de la recherche au cours des cent dernières années consiste essentiellement à penser l’unité de ces transformations. Plutôt que de se perdre dans leur énumération, ou encore de les récapituler selon une grille de critères fixés arbitrairement, il est davantage approprié d’identifier la logique derrière ces changements : au-delà de leur diversité, quelle est l’origine et la signification de ces transformations? Qu’ont de « fondamental » ces transformations de fond?

Portrait de François L'Italien
François L'Italien. Source : Université Laval.

89e Congrès de l'Acfas, mai 2022
Actes du Colloque 19 – 100 de recherches : réalisations et destinations
Panel 3 – Recherche, crises et mouvements de fond

Du politique à la gouvernance

Formulons-le une première fois : en l’espace de cent ans, nous sommes passés de sociétés principalement régies par leurs institutions et orientées par un idéal de maîtrise rationnelle de leur histoire, à des systèmes sociaux décentralisés, composites et globalisés, qui ne répondent que de leur dynamisme et puissance interne. En fait, dans ce basculement, c’est la capacité même de donner des finalités ou d’orienter ces systèmes qui a perdu de son emprise, voire de sa réalité. Dans l’univers des systèmes sociaux qui est devenu le nôtre, le politique s’est progressivement effiloché dans la « gouvernance », la gestion des risques et les mesures d’adaptation à l’état de fait. Dans l’univers des systèmes sociaux, nous vivons un éternel présent.

Par « systèmes sociaux », il faut entendre des réalités de sens commun : le système financier, les systèmes de communication, les systèmes de contrôle de la qualité, le système d’éducation, le système de recherche, le système médical, autant d’expressions de cette réalité. Ces systèmes sont tous des nœuds de normes, de pratiques, de discours, d’événements qui s’interconnectent, s’influencent et se stratifient à différents niveaux. Et ce, sans qu’aucune des composantes de ces systèmes ne puisse orienter volontairement l’évolution du système dans son ensemble : chacune de ces composantes joue un rôle spécifique dans sa dynamique interne, mais il n’en est pas qui puisse s’imposer comme instance de surplomb à partir de laquelle une maîtrise du système serait possible. Parmi ces composantes, nous retrouvons évidemment les États nationaux et leurs institutions. Mais ils n’ont plus une position faîtière déterminante dans les systèmes, ni décisive à l’égard de l’histoire de ce qui s’y passe.

Ainsi, en cent ans, les États et leurs institutions n’ont pas cessé d’exister. Seulement, ils ont été progressivement réduits à des fonctions de gouvernement, d’intendance et de sécurité, c’est-à-dire à des fonctions de régulation au sens fonctionnel du terme. Les États font aujourd’hui partie intégrante des systèmes, ils s’assurent de l’application des normes internationales en matière de sécurité aérienne, de commerce international, d’immigration, de santé publique, de protection des océans, de droit de propriété intellectuelle, alouette ! Les États sont devenus, de manière générale, de gigantesques centres de services qui gèrent les externalités négatives que génèrent les systèmes.

[...] en cent ans, les États et leurs institutions n’ont pas cessé d’exister. Seulement, ils ont été progressivement réduits à des fonctions de gouvernement, d’intendance et de sécurité, c’est-à-dire à des fonctions de régulation au sens fonctionnel du terme.

De la citoyenneté aux clientèles

Cette nouvelle donne, où des systèmes échappent à une maîtrise politique de leur activité, produit de plus en plus un sentiment de dépossession et d’aliénation diffuse chez les citoyens. Cela pourrait expliquer l’essor des mouvements « anti-systèmes », comme la presse européenne a baptisé des initiatives comme celle des Gilets jaunes. Ces mouvements n’ont pas de cibles claires, pas de programmes politiquement structurés, et ils n’ont pas la cohésion interne que l’on trouvait par exemple dans les mouvements sociaux traditionnels. Ils témoignent d’une sorte de frustration, de colère à l’égard de situations qui les affectent, mais face auxquelles ils se sentent dépassés. S’il y a des réalités vécues autour desquelles se rallient spontanément ces mouvements, elles constituent surtout des caisses de résonance d’un malaise qui pointe et associe étroitement les États, les organisations privées, les médias dans un même tout indéterminé. D’une certaine manière, ces mouvements expriment le malaise de la société quand face à la question « Y a-t-il un pilote dans l’avion? » il ne se trouve personne pour y répondre.

L’un des moments clé du passage des sociétés politiques du début 20e siècle aux systèmes sociaux actuels se situe dans l’essor inédit des grandes organisations capitalistes aux États-Unis. À l’aube des années 1900, ces corporations privées étaient encore principalement sous la tutelle des parlements des états de ce pays. Pour opérer, elles devaient obtenir une charte des législateurs qui explicitait le lien de subordination de ces puissances privées aux pouvoirs publics. Pour toute une série de raisons politiques et historiques, elles se sont émancipées de cette tutelle au cours du 20e siècle pour devenir des puissances indépendantes du pouvoir politique. Il faut souligner qu’un point tournant dans ce basculement est survenu dans les années 1980-1990.

D’une part, cette décennie marque l’effondrement d’une autre façon de faire société et de mener l’économie, cristallisée autour des « promesses » du bloc soviétique. L’effondrement de cette société qui avait poussé à son extrême l’idéal d’une maîtrise rationnelle de l’économie a entraîné dans sa fosse l’idéal lui-même. Si la perspective d’une telle planification de l’économie nous apparaît aujourd’hui absolument inimaginable, c’est parce que l’idée même de révolution politique est devenue archaïque.

D’autre part, au même moment triomphait dans le « monde libre » une nouvelle façon de faire société, ou plutôt une façon de sortir de la société pour entrer dans les systèmes sociaux. En effet, il s’agissait bien de remplacer les pouvoirs politiques, jugés dangereux pour la liberté individuelle et celle des organisations, par une sorte de cybernétique sociale où l’on multiplierait les petites et moyennes boucles de rétroaction pour éviter toute maîtrise d’ensemble de la « société ».  Déjà présente au début de la colonie anglaise en Amérique, l’idée que le pouvoir politique soit synonyme de corruption et d’arbitraire, et que, pour cette raison, il était essentiel de le neutraliser, allait se concrétiser pleinement par l’essor des grandes corporations. Nul autre qu’elles n’étaient mieux placées pour généraliser la mise en place de mécanismes impersonnels, comme ceux des marchés internationaux, pour laminer les capacités des peuples et des États à déterminer le cours de leur histoire.

Il s’agit donc d’une transformation de fond de la société, qui s’est intensifiée au cours des cent dernières années. Nous avons hérité des institutions et des constitutions du siècle dernier, mais elles représentent en quelque sorte des reliquats d’un monde qui n’a plus d’effectivité historique. Nous sommes aujourd’hui les contemporains du déploiement de systèmes sociaux dans lesquels se démarquent les acteurs les mieux adaptés à une évolution sans direction donnée. Contrairement aux institutions, qui doivent obéir à un principe plus haut qu’elles-mêmes et au nom desquelles il est possible de les critiquer et de les réorienter, les organisations ne visent que l’amélioration de leur propre efficacité. Elles sont souples, agiles, décentralisées, horizontales dans leur exécution; dans le système contemporain, les institutions publiques ont l’air de fossiles face à elles. Cela explique sans doute que les grandes corporations et leur univers semblent être des formes économiques indépassables. L’air de rien, elles ont complètement refaçonné notre identité et nos manières d’être : nous sommes passés de citoyens à clients d’Amazon et de Netflix en quelques années seulement. Ce qui ne veut pas dire que les critiques n’existent pas, mais que, plutôt, nous avons globalement adhéré à un monde où, pour accéder aux bienfaits des systèmes de toute sorte, il fallait que les institutions politiques deviennent une instance parmi d’autres.

Or, abdiquer sur le politique, c’était abdiquer sur ce que plus de 2000 ans de civilisation occidentale avaient le plus valorisé jusqu’ici. Nous commençons à peine à réaliser les effets de cette abdication avec la crise écologique. Nous savons par exemple que six compagnies pétrolières s’imposent systématiquement lors des exercices de « gouvernance climatique » pour verrouiller tout changement substantiel dans l’ordre de la consommation énergétique. Avec d’autres organisations et certains États pétroliers, elles entravent la possibilité d’engager une transition vers une civilisation viable. Malgré tous les appels du GIEC, malgré toutes les manifestations, les Sommets et les COP, des organisations extrêmement puissantes gardent à bonne distance les irritants associés aux restes de pouvoir politique.

Nous sommes aujourd’hui les contemporains du déploiement de systèmes sociaux dans lesquels se démarquent les acteurs les mieux adaptés à une évolution sans direction donnée. Contrairement aux institutions, qui doivent obéir à un principe plus haut qu’elles-mêmes et au nom desquelles il est possible de les critiquer et de les réorienter, les organisations ne visent que l’amélioration de leur propre efficacité. Elles sont souples, agiles, décentralisées, horizontales dans leur exécution; dans le système contemporain, les institutions publiques ont l’air de fossiles face à elles.

Du côté de la recherche

Enfin, deux grands effets de cette transition sur la recherche peuvent être soulignés ici. D’abord, la recherche a progressivement été subordonnée à des impératifs d’efficacité économique et sociale. Cela n’épargne maintenant aucun domaine. Les mécanismes de financement ont puissamment contribué à cette subordination, à laquelle la vaste majorité des chercheurs acceptent de se conformer. Les universités, les cégeps, se modifient : ces institutions prennent de plus en plus la forme de boîtes de recherche et développement. Les critères d’embauche des nouveaux professeurs et chercheurs sont de plus en plus en phase avec ces orientations.

Ensuite, l’autre effet massif de cette transformation est que les institutions publiques d’enseignement et de recherche ont adopté le modèle de l’entreprise privée. Ces institutions appliquent les principes et mesures que l’on retrouve dans les moyennes et grandes entreprises : elles sont en concurrence les unes vis-à-vis des autres pour le financement, l’étalonnage global et l’attraction de clientèles. Elles ont des « courtiers en savoir » qui conseillent les directions de recherche, des gestionnaires de l’étalonnage et du rayonnement international, ainsi que des « regroupements stratégiques » qui canalisent des sommes pharaonesques autrefois destinées à l’embauche de professeurs. De plus, ce cadre a changé la nature de la recherche et du rôle du chercheur. En se voyant confinés à un rôle d’expert dans un champ de spécialité bien délimité, les professeurs et les chercheurs délaissent leur rôle d’intellectuels. Les intellectuels pouvaient intervenir sur la place publique sans être nécessairement experts dans un domaine, mais domaine dont ils maîtrisaient de façon suffisante les rudiments afin d’interpeller leurs concitoyens sur des questions d’intérêt général. Ce passage de l’intellectuel au spécialiste est une transformation majeure, qui n’est plus débattue et remise en cause. Si des intellectuels à l’université et dans les collèges ont dénoncé ce glissement il y a un certain temps déjà, force est de constater qu’une résignation s’est installée dans les rangs de ces institutions. Reste à savoir si cette résignation est temporaire.

En se voyant confinés à un rôle d’expert dans un champ de spécialité bien délimité, les professeurs et les chercheurs délaissent leur rôle d’intellectuels. Les intellectuels pouvaient intervenir sur la place publique sans être nécessairement experts dans un domaine, mais domaine dont ils maîtrisaient de façon suffisante les rudiments afin d’interpeller leurs concitoyens sur des questions d’intérêt général. Ce passage de l’intellectuel au spécialiste est une transformation majeure, qui n’est plus débattue et remise en cause.


  • François L’Italien
    IREC et Université Laval

    François L’Italien est directeur adjoint de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) et professeur associé au Département de sociologie de l’Université Laval. Ses recherches portent notamment sur les transformations du capitalisme contemporain, la théorie des organisations, l’économie politique des ressources naturelles au Québec, la transition écologique ainsi que le développement régional. Il a publié des articles et rapports de recherche sur la financiarisation de l’industrie forestière et de l’agriculture, le financement de la transition énergétique et la foresterie de proximité. Il codirige la collection Vie économique aux Presses de l’Université Laval.

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