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Aline Niyubahwe, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, Chantal Pouliot, Université Laval

Jusqu’au début du 19e siècle, l’université avait pour seule mission l’enseignement. Toutefois, depuis la création de l’Université de Berlin en 1810 jusqu’à aujourd’hui, la mission de l’université consiste à transmettre et à produire des connaissances par des activités de recherche, d’enseignement et de services à la collectivité. Pour actualiser tous ces rôles, l’université doit alors être un lieu de libre discussion, d’argumentation basée sur des faits, de logique et d’exercice de l’esprit critique. La liberté académique est ainsi une condition sine qua non à l’accomplissement de la totalité de la mission universitaire. Or, même si la majorité des universités québécoises reconnaissent que le corps professoral doit jouir de cette liberté, force est de constater que cette reconnaissance et la protection de la liberté académique varient d’un établissement à l’autre. Ce texte fait état de la situation dans les universités québécoises et propose des pistes d’actions pour qu’elle puisse être garantie à tous ses bénéficiaires.

89e Congrès de l'Acfas, mai 2022
Actes du Colloque 19 – 100 de recherches : réalisations et destinations
Panel 4 – Recherches et institutions

Mission de l’université : bref historique

L’université contemporaine résulte de plusieurs siècles de transformations et d’adaptations aux changements culturels, économiques et technologiques des sociétés. En effet, jusqu’au début du 19e siècle, l’université avait pour seule mission l’enseignement1. Toutefois, depuis la création de l’Université de Berlin en 1810, sa mission s’est transformée pour intégrer et développer des activités de recherche scientifique2. Comme le souligne Jean-Claude Casanova, les universités allemandes furent cheffes de file de cette révolution scientifique puisque d’autres universités à travers le monde vont s’inspirer du modèle allemand. Mais, depuis le milieu du 20e siècle, les universités américaines sont allées plus loin en ajoutant la « formation de masse »2 dans les missions de l’université. Ainsi, par leur mission de production et de transmission des connaissances à travers des activités de recherche-création, d’enseignement et de service à la collectivité, les universités se mettront à jouer un rôle de plus en plus important dans le développement culturel, scientifique, technologique et économique des sociétés.

Pour qu’elles puissent accomplir l’ensemble de leur mission, trois principes doivent être respectés selon la Magna carta universitatum3 : 

  • Le premier principe […] est l'indépendance : la recherche et l'enseignement doivent être intellectuellement et moralement indépendants de toute influence politique et de tout intérêt économique. Le second stipule que l'enseignement et la recherche doivent être inséparables, les étudiants étant engagés dans la quête du savoir et d'une meilleure compréhension du monde. Le troisième principe définit l'université comme un lieu de liberté dans l'investigation et le débat, qui se caractérise par son ouverture au dialogue et son refus de l'intolérance.

L’autonomie et la liberté académique constituent donc les conditions indispensables à l’accomplissement de la mission plurielle de l’université. D’ailleurs, l’assemblée parlementaire européenne (2006), dans sa recommandation 1762, indique que « les atteintes à la liberté académique et à l’autonomie des universités ont toujours entraîné un recul sur le plan intellectuel, et donc une stagnation économique et sociale » (principe 4.3). Par conséquent, l’université doit être « un lieu de libre discussion, d’argumentation basée sur des faits, de logique et d’exercice de l’esprit critique »4. D’où la nécessité, pour les membres de la communauté universitaire, de bénéficier de la liberté académique.

Liberté académique en milieu universitaire : est-elle réellement menacée?

Au Québec, l’article 3 de la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire définit la liberté académique universitaire comme « le droit de toute personne d’exercer librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale, telle la censure institutionnelle, une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement. Ce droit comprend la liberté : 1° d’enseignement et de discussion; 2° de recherche, de création et de publication; 3° d’exprimer son opinion sur la société et sur une institution, y compris l’établissement duquel la personne relève, ainsi que sur toute doctrine, tout dogme ou toute opinion; 4° de participer librement aux activités d’organisations professionnelles ou d’organisations académiques. Il doit s’exercer en conformité avec les normes d’éthique et de rigueur scientifique généralement reconnues par le milieu universitaire et en tenant compte des droits des autres membres de la communauté universitaire.»

La menace à la liberté académique n’est pas un phénomène nouveau5. Toutefois, au cours des dernières années, des événements la mettant en cause se sont multipliés jusqu’à faire la manchette des médias au Québec et dans le reste du Canada. Cela a conduit à la mise en place, par le gouvernement du Québec, d’une commission pour se pencher sur la question. Si la majorité des universités québécoises reconnaissent que les membres du corps professoral doivent jouir d’une liberté académique pour mieux accomplir leur mission de production, de création et de transmission de connaissances, force est de constater que la reconnaissance et la protection de la liberté académique varient d’une université à l’autre comme en témoigne le rapport de la commission Cloutier dont nous étions membres.

État de la situation de la liberté académique dans les universités québécoises

Protection de la liberté académique par les conventions collectives

Le rapport de la commission Cloutier6 relève que la liberté académique est protégée par la majorité des conventions collectives du corps professoral. Néanmoins, il ressort du rapport que certains corps professoraux ne bénéficient pas d’une convention collective, notamment ceux de l’Université McGill et de HEC Montréal. De plus, on observe que la définition même de la liberté académique diffère d’une université à l’autre quant au droit de critique, aux bénéficiaires, au devoir de loyauté, à l’obligation de prendre fait et cause, etc. Qui plus est, certaines conventions collectives n’offrent aucune protection de la liberté académique alors que dans d’autres, les mécanismes de règlements des litiges sont déficients (procédure de grief inapplicable aux étudiants, nécessité de prise de décision de l’employeur, gestion au bon vouloir de la direction, Déclaration, Énoncé, etc.).

Pratique d’autocensure dans le cadre des activités d’enseignement et de recherche

Au chapitre de l’autocensure, les résultats7 du questionnaire lancé en septembre 2021 auprès du corps professoral (1079 répondant·e·s) et du sondage en ligne soumis en septembre 2021 auprès de la communauté étudiante (992 répondant·e·s) montrent que dans leurs activités d’enseignement et de recherche, 60 % des membres du corps professoral évitent d’utiliser certains mots, 35 % évitent d’enseigner un sujet en particulier tandis que 19 % évitent de faire de la recherche sur un sujet particulier. Quant aux étudiants, 28 % affirment s’être censurés dans le cadre de leurs études.

Il importe de souligner que les membres du corps professoral ayant répondu au questionnaire considèrent les étudiant·e·s (35,8 %) et les directions d’université (22,1 %) comme les principales sources de limitation de la liberté d’enseignement. En ce qui a trait à la recherche, 21,9 % des membres du corps professoral sondés placent les organismes subventionnaires comme la principale source de limitation de la liberté universitaire. Comme l’ont bien exprimé les participants au sondage et aux audiences publiques, « Les organismes subventionnaires sont susceptibles de brimer la liberté universitaire en orientant le choix des objets de recherche en fonction des thèmes à la mode ou de valeurs morales externes à la production de savoirs. »8

Concernant l’usage des mots, 82 % des membres du corps professoral considèrent qu’ils devraient pouvoir utiliser tous les mots utiles à des fins universitaires alors que 7 % pensent qu’il devrait être interdit d’utiliser certains mots, même à des fins pédagogiques. En ce qui concerne les étudiant·e·s ayant répondu au sondage en ligne, 64 % estiment que les membres du corps professoral devraient pouvoir utiliser tous les mots qu’ils jugent utiles à des fins universitaires alors que 22 % considèrent l’inverse.

Quant à l’enseignement des contenus portant sur les réalités des groupes sous-représentés ou marginalisés, 90 % des membres du corps professoral considèrent qu'ils devraient pouvoir traiter de tous les contenus relevant de leur domaine d'expertise et cela, peu importe leur identité de genre, leur orientation sexuelle, leur ethnicité ou leur religion. Pour leur part, 70 % des étudiants sondés considèrent que les membres du corps professoral devraient pouvoir traiter de tous les contenus relevant de leur domaine d'expertise, peu importe leur genre, leur identité de genre, leur orientation sexuelle, leur ethnicité ou leur religion.

Dispositions de protection de la liberté universitaire

En ce qui concerne les dispositions de protection de la liberté universitaire, 14 % des membres du corps professoral considèrent qu’elles devraient relever de leur établissement tandis que 28% pensent qu’elles devraient relever des instances nationales. Cependant, c’est plus de la moitié des membres du corps professoral (57%) qui estiment qu’elles devraient relever à la fois de normes nationales et de leur établissement.

Mieux reconnaître et protéger la liberté académique

La commission Cloutier dont nous étions membres avait pour mandat d’identifier le meilleur véhicule pour reconnaître, protéger et promouvoir la liberté universitaire. Nos travaux nous ont conduits à différents constats qui ont pris la forme de cinq recommandations et de cinq avis (Gouvernement du Québec, 2021). Notre principale recommandation au gouvernement : faire adopter une loi qui, en plus de définir la liberté universitaire, exige entre autres que 1) chaque établissement universitaire se dote d'une politique sur la liberté universitaire distincte de toutes les autres politiques de l'établissement ; 2) chaque université mette en place un comité chargé de traiter des cas d'atteintes ou de menaces à la liberté universitaire, mais aussi de réfléchir à la façon dont la liberté universitaire est vécue au sein des établissements ; 3) chaque établissement rende compte de la mise en œuvre de la politique dans un rapport annuel qui sera acheminé au ministre ou à la ministre ; 4) le ou la ministre de l’Enseignement supérieur rende compte annuellement des mesures mises en place et des statistiques sur le nombre de cas traités dans chaque établissement afin de se conformer à la loi.

À la lumière de nos travaux, le gouvernement du Québec a dans un premier temps soumis le projet de Loi 32 pour étude par les parlementaires. Puis il a déposé une version modifiée, adoptée par l’Assemblée nationale le 3 juin 2022 (et sanctionnée le 7 juin). Cette loi offrira une protection uniforme aux bénéficiaires de la liberté universitaire de toutes les universités québécoises.

 

Références bibliographiques
  • 1Casanova, 2001; Christophe et Verger, 2007
  • 2 a b Casanova, 2001
  • 3 MCU, 2020, p.1
  • 4Gouvernement du Québec, 2021, p.5
  • 5Horne, 2015
  • 6Gouvernement du Québec, 2021
  • 7Les résultats du questionnaire auprès du corps professoral et du sondage auprès de la communauté étudiante sont téléaccessibles à l’adresse https://www.quebec.ca/gouvernement/ministere/enseignement-superieur/org…
  • 8Gouvernement du Québec, 2021, p.39

  • Aline Niyubahwe
    Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

    Aline Niyubahwe, Ph.D., est professeure régulière au département d’éducation de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue dans les domaines du développement de l’enfant et de l’adolescent et des théories de l’apprentissage. Elle occupe la fonction de directrice du programme de maîtrise qualifiante en enseignement au secondaire. Chercheure associée au CRIFPE, elle est spécialisée en insertion professionnelle des enseignants immigrants formés à l’étranger et des enseignants débutants. Ses travaux portent également sur l’apport des enseignants issus de l’immigration dans l’intégration scolaire des élèves issus de l’immigration, sur l’attraction et la rétention des enseignants en régions éloignées et sur l’intégration des étudiants internationaux. Elle est membre du Groupe régional d’acteurs pour la valorisation des enseignants (GRAVE) et de l’observatoire sur la formation à la diversité et l’équité (OFDE).

  • Chantal Pouliot
    Université Laval

    Professeure titulaire au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de la Faculté des sciences de l’éducation Université Laval, Chantal Pouliot est détentrice d’un baccalauréat en biologie, d’une maîtrise en littérature, d’un certificat en enseignement et d’un doctorat en didactique des sciences. Chercheuse au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES), elle a enseigné la biologie au collégial pendant six ans (2000-2006). Ses travaux de recherche portent sur l’enseignement des questions socialement vives, environnementales et sanitaires; et aussi sur les capacités citoyennes et les enjeux de la participation des chercheurs et chercheuses aux conversations sociopolitiques. Elle a écrit dans des revues liées à l’enseignement des sciences (Science Education, International Journal of Environmental and Science Education, Research in Science Education, etc.) ainsi que dans EMBO reports et BioScience. Auteure de nombreux chapitres dans des ouvrages de référence, elle a signé plusieurs textes dans les médias généralistes, tantôt sur la liberté universitaire, tantôt sur les mobilisations citoyennes. Mme Pouliot est éditrice émérite francophone de la Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et de la technologie et lead editor de la revue internationale Cultural Studies of Science Education.

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