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Chantal Savoie, Université du Québec à Montréal

L’idée centrale de mon intervention émane du constat que les développements de la recherche sur la culture accompagnent souvent la considération de nouveaux corpus (la production artistique des femmes par exemple, ou encore les genres et formats populaires); la prise en compte de ces corpus induit ensuite une série de constats et de questions inédites.

Chantal Savoie par Bonnalie Brodeur
Chantal Savoie. Crédits : Bonnalie Brodeur.

89e Congrès de l'Acfas, mai 2021
Actes du Colloque 19 – 100 de recherches : réalisations et destinations
Panel 2 – Recherches, valeurs et mouvement sociaux

Il va de soi que la recherche universitaire a évolué au cours des cent dernières années et que cette évolution est rivée aux transformations des valeurs qui prévalent au sein de l’espace social, de même qu’aux récits qu’elles font émerger et qui contribuent à façonner une sorte de cohésion culturelle. L’idée de cerner dans leur ensemble les étapes et modalités concrètes qui auraient jalonné cette grande histoire de la recherche paraît cependant pour le moins ambitieuse. Afin de tenter de me garder à distance des écueils que comporterait une telle tâche, je me positionnerai d’entrée de jeu sur le terrain où je me sens la plus à l’aise sinon la plus utile, celui de l’organisation et de la réalisation concrète de la recherche, depuis la problématisation jusqu’à la présentation des résultats. Ce parti pris trouve bien sûr sa source dans le type d’expérience que j’ai acquise au cours des vingt dernières années, mais également dans le fait que ma vision de la façon dont s’opèrent les changements est fondée sur les actions concrètes des artisanes et des artisans de la recherche, qui font émerger, par la base, puis croitre, par cumul, certaines visions et pratiques qui en viennent (parfois) à acquérir leur légitimité.

Ainsi, c’est à partir d’exemples puisés à de grands travaux de recherche portant sur la littérature et la culture au Québec au cours des trente dernières années que j’ai pris part aux échanges de cette table-ronde sur les « Recherches, valeurs et mouvement sociaux ». L’idée centrale de mon intervention émane du constat que les développements de la recherche sur la culture accompagnent souvent la considération de nouveaux corpus (la production artistique des femmes par exemple, ou encore les genres et formats populaires); la prise en compte de ces corpus induit ensuite une série de constats et de questions inédites. Cette chaine de réactions et d’ajustements est rarement évoquée, alors qu’elle me semble la source de plusieurs pratiques innovantes.

Je cherche donc ici à mettre en lumière quelques observations venant du terrain, pour rendre compte de la mouvance de l’écosystème de la recherche. Allant des questions épistémologiques aux réalités très pragmatiques des sources, en passant par le recours aux outils numériques, ces différentes variables qui agissent sur la production des récits que nous nous faisons de l’histoire de notre culture méritent qu’on s’y intéresse.

Mes observations sont issues de mon travail sur trois terrains. D’abord celui, collectif, de l’équipe La vie littéraire au Québec, à laquelle je participe depuis plus de vingt ans et dont j’assure une partie de la direction1. Ensuite, celui du travail réalisé sur les femmes de lettres au tournant du 20e siècle, mené en partie seule et en partie avec ma collègue Julie Roy2. Enfin, celui portant sur les pratiques culturelles de grande consommation en général et sur la chanson à succès en particulier, et qui comprend autant mon mémoire de maitrise sur Michel Louvain, des travaux sur les best-sellers, que différentes initiatives pour étudier la culture populaire par les usages qu’en font les publics3. Chacun de mes constats s’arrime ainsi à des expériences concrètes.

La croissance exponentielle des sources et des corpus

S’il est une demande aussi forte que légitime qui caractérise en ce moment les orientations prises par les recherches sur la littérature et la culture, c’est bien la prise en compte d’une multiplicité d’acteurs et d’actrices de la vie culturelle, et de corpus plus diversifiés sur le plan de la forme, des supports, de la légitimité, etc.  Si toutes et tous s’entendent sur cette nécessité, les moyens à mettre en œuvre pour compulser une quantité toujours croissante de sources et pour rapporter de manière satisfaisante restent encore largement à inventer. Dès son origine, le projet de notre histoire de La vie littéraire au Québec se donnait le mandat de faire l’histoire de la vie littéraire en la considérant dans son exhaustivité. Notre définition du mot exhaustivité, dont le sens oscille entre l’épuisement d’un sujet et son traitement « à fond » selon les acceptions, a cependant dû évoluer au fil du temps. Notre pari a toutefois été de miser sur un échantillonnage qui conserverait une forme de représentativité de tous les groupes actifs au sein de l’espace culturel; puis, du plus grand nombre de groupes possibles. L’objectif étant toujours de restituer autant que faire se peut l’ensemble du système formé par la vie littéraire, saisie in vivo et in situ4 et à partir des points de vue des acteurs de l’époque.

J’ai déjà présenté, avec ma collègue Marie-Frédérique Desbiens, la façon dont l’équipe a opéré un virage technologique5. L’objectif de cet article était moins de mettre en valeur les solutions technologiques utilisées que d’intégrer à notre méthode un volet réflexif pour suivre attentivement l’impact de nos décisions, dans un va-et-vient constant entre les profits et pertes de contenu découlant du recours à ces nouveaux outils. Nous avons entre autres constaté que si le fait de procéder à une quantité innombrable de requêtes et d’en obtenir les résultats toujours plus vite est généralement perçu comme un atout, la quantité de matériel récolté pose un défi toujours croissant à la réalisation de synthèses satisfaisantes. Cette force contraire n’est certainement pas insurmontable, mais elle nécessite qu’on l’intègre à nos stratégies et méthodes.  

Étant sur le point d’achever la rédaction du tome VII La vie littéraire au Québec et de rassembler la documentation qui nous permettra de réaliser le 8e et dernier tome de la série, c’est dans le prolongement de cette réflexion que j’interviens. Une des observations les plus saillantes réalisée au cours des cinq dernières années tient aux difficultés d’arrimage entre notre modèle de recherche – qui contient en germe toute la problématisation de notre vision de la vie littéraire – resté inchangé6 depuis les débuts, et son application à des tranches historiques de plus en plus récentes. S’il est indispensable à l’homogénéité et à la cohérence de notre projet de réaliser une histoire de La vie littéraire, ce modèle atteint sa limite, ou presque, du moins sous certains aspects, au tournant des années 1960, dans la mesure où la nécessité de sélectionner à plus grande échelle opère des distorsions de plus en plus lourdes à compenser.

Deux grandes tendances se trouvent ainsi en concurrence : celle de miser en premier lieu sur les individus ayant eu l’activité littéraire la plus dense ou la plus marquante, tendance qui tend à renforcer le pôle le plus légitime du champ littéraire et les écrivaines et écrivains de carrière les plus reconnus; ou celle de la représentativité du plus de groupes possible, qui offre un autre type de distorsion, celle de n’accorder cette fois qu’une part congrue au pôle le plus littéraire, le plus consensuel et le plus (re)connu. Ce dernier modèle, plus paritaire, outre qu’il offre des résultats qui semblent curieux à plusieurs en termes d’approfondissements des tendances les plus marquantes, constitue par ailleurs un défi documentaire colossal puisqu’il va à contresens de la vaste majorité des décisions prises pour la conservation des documents et des archives. Entre ces deux modèles, donc, et en toute connaissance de cause, notre équipe s’est toujours appliquée à ne pas choisir. Notre pari a plutôt été de tisser à même ces deux grandes tendances notre compréhension de ce qui reflèterait le mieux le point de vue de l’époque, exercice d’équilibriste qui nécessite l’implication pleine et entière de chaque membre de l’équipe sur les 670 pages de nos tomes, et qui exige de plus en plus d’heures de réflexion et d’échanges au fur et à mesure que nous avançons dans la chronologie7.

Le récit

Ces observations nous ramènent à l’importance du récit, soit de la mise en récit pour donner forme à une représentation du monde. Dans la foulée de la réflexion de Paul Ricoeur, et guidée par le travail de Micheline Cambron8 pour qui le récit est un « […] processus, qui se crée dans l’interaction et s’organise autour d’une téléologie »9, c’est tout particulièrement la puissance de l’outil de connaissance qu’est le récit pour faire la « synthèse de l’hétérogène » qui mérite qu’on s’y attarde. Sans réflexion en profondeur sur le récit comme agrégateur de connaissances, toutes ces découvertes que font les chercheures et les chercheurs chaque année, dans leurs articles, mémoires, thèses, ouvrages, etc., ne modifieront pas nécessairement le récit culturel dominant. Le plus souvent, les nouvelles connaissances font l’objet de l’ajout de notes, de références bibliographiques, voire d’un chapitre, juxtaposé aux autres comme des silos, ou alors, elles sont synthétisées dans des paragraphes d’introduction pour mieux laisser les développements à ce qui est déjà connu. La représentation globale y fait peu de gains sur le plan de la diversification des modèles ou de la polyphonie.

Le « rétablissement » d’une certaine équité culturelle par l’étude de corpus peu considérés ou par la prise en compte d’agents/acteurs dont la trajectoire ne va pas nécessairement de la marge au centre de l’échiquier culturel, que ce soit sur le plan formel ou en regard de la légitimité dont ils bénéficient nécessite ainsi plus qu’une volonté générale d’ouverture et d’inclusion. Un des aspects qui m’a le plus intéressée, et ce depuis mes travaux sur la chanson sentimentale jusqu’à ceux sur l’histoire littéraire et culturelle des femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du 20e siècle, concerne les modalités par lesquelles nous concrétisons ce nouveau regard, ces nouvelles perspectives. J’ai ainsi accordé une attention toute particulière aux cadrages et à la méthode, qui ne vont jamais de soi lorsqu’on explore de nouveaux corpus. Ainsi, si nous avons fait notre histoire de La vie littéraire au Québec en cherchant à raconter comment la littérature acquiert son autonomie et sa légitimité au sein de l’espace culturel du Québec, il faut maintenant s’appliquer à concevoir et à structurer les bases de nouvelles histoires que nous voulons faire, puisqu’on ne fait pas d’histoire sans faire l’histoire de quelque chose.

Dans cette perspective, j’ai travaillé au cours de la dernière décennie à faire émerger de nouveaux corpus et à mettre au point des outils pour en rendre compte. C’est maintenant davantage sur les types de récits que j’aimerais commencer à me pencher, non pas dans la perspective de trouver un modèle idéal et de régler la question une fois pour toutes, mais pour disposer d’un répertoire de modèles à tester à l’aide de travaux de grande ampleur sur le terrain. Déjà, les travaux émanant d’un positionnement féministe au sein de l’écosystème de recherche ont largement contribué à ouvrir les récits; de même, les perspectives transnationales, comparatistes et interdisciplinaires ont également commencé à susciter de l’intérêt du point de vue la façon dont elles transforment les récits10.

Reste maintenant à sonder de quelle(s) manière(s) ces récits, décloisonnés et/ou démultipliés peuvent, en tout en en partie, tenir ensemble, sans pour autant forcer leur cohérence. Nous avons commencé à concevoir, dans le contexte d’un vaste projet de laboratoire, le LARCHIC, une histoire intégrée de pratiques culturelles et artistiques. À l’autre bout du spectre, j’entends également recenser et soumettre à l’épreuve différents cadres et modèles, puisés à des courants historiographiques récents.

Conçus comme une étape d’exploration et de recherche d’équilibre entre des positions politiques et épistémologiques, des valeurs, des stratégies de recherches et des modèles de récits, les travaux qui m’occuperont au cours des prochaines années auront pour principal objectif de rendre visible la pluralité dans et par la culture, en s’appliquant à contrer les effets d’une minorisation particulière, qu’elle soit liée au genre sexuel ou au groupe social, à la valeur esthétique, ou issue du rapport aux récits historiques dominants. Sans prétendre que cette opération sera un succès ni présumer que tout sera réglé pour de bon, je suis convaincue que la réalisation même des travaux collectifs en train de s’élaborer, en classe ou dans le contexte d’équipes de recherches subventionnées, seront l’occasion de souder de nouveaux pactes collaboratifs desquels émergeront des récits auxquels des cohortes plus vastes et plus diversifiées pourront adhérer.

  • 1Six tomes sont parus aux Presses de l’Université Laval, le 7e est sous presse et le 8e et dernier en préparation.
  • 2« La naissance de la critique littéraire au féminin », CRSH 2002-2005; « Histoire littéraire des femmes : stratégies de légitimation et principes de filiation », CRSH 2006-2009 (avec Julie Roy).
  • 3« Stratégies pour une histoire de la chanson à succès », CRSH 2010-2012 ; le Laboratoire de recherche sur la culture de grande consommation et la culture médiatique, FCI 2014-2019 (avec Pierre Barrette).
  • 4Lucie Robert, « De La Vie littéraire à La Vie culturelle. « Vie », avez-vous dit ? », Revue d’histoire littéraire de France, 2011/1, vol III, p. 89-105.
  • 5Marie-Frédérique Desbiens et Chantal Savoie, « La vie littéraire au Québec 2.0 », Biens Symboliques / Symbolic Goods [En ligne], 2 | 2018, consulté le 25 août 2022. URL : http://journals.openedition.org/bssg/215 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bssg.215
  • 6L’équipe a réalisé quelques mises à jour de la présentation de son approche générale à mesure que l’avancement dans le temps rendait la chose nécessaire. Ces ajouts ont été mentionnés dans la présentation des ouvrages, pour le tome VI notamment.
  • 7Ce n’est pas tant ni uniquement le volume de matière à couvrir qui ralentit notre production de tome en tome mais aussi la complexité croissante du système littéraire à restituer.
  • 8Voir tout particulièrement l’introduction de l’ouvrage de Micheline Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec, 1967-1976, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
  • 9Micheline Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec, 1967-1976, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 38.
  • 10Je pense notamment aux travaux de Winfried Siemerling, dont Récits nord-américains d’émergence. Culture, écriture et politique de re/connaissance, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, traduction de Patricia Godbout.

  • Chantal Savoie
    Université du Québec à Montréal

    Chantal Savoie est professeure au Département d'études littéraires de l'UQAM et chercheure au CRILCQ. Spécialiste de l'histoire littéraire et culturelle des femmes, des pratiques culturelles de grande consommation et de la chanson à succès, elle fait partie depuis vingt ans du collectif La vie littéraire au Québec et codirige l’équipe depuis plus de dix ans.  En plus de cosigner plusieurs tomes de cette série ouvrages parus aux Presse de l’Université Laval, elle est l’auteure de la monographie Les femmes de lettres canadiennes françaises au tournant du XXe siècle (Nota bene, 2014). Elle s’est impliquée tout au long de son parcours dans la création et la gestion d’infrastructures de recherche : elle a cofondé le Laboratoire de recherche sur la culture de grande consommation et la culture médiatique au Québec (FCI LaboPop, UQAM) avec Pierre Barrette, assumé la direction du Centre de recherche interuniversitaire de 2014 à 2018 et soutenu plusieurs jeunes équipes en émergence.

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