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[Publié initialement le 17 octobre 2017]

Gérard Bergeron (1922-2002) est l'un des pères de la science politique au Québec. Intellectuel avant tout, fasciné par le pouvoir, il a toujours répugné à l'exercer. Comme professeur à l'Université Laval et à l'École nationale d'administration publique (ÉNAP), il a préféré ne pas être mêlé à l'action pour mieux jouer son rôle d'observateur, éclairé bien sûr.

Entretien avec Gérard Bergeron[Propos recueillis par Danielle Ouellet, et publiés dans la version imprimée du présent magazine en mai-juin 1990]

Solitaire sans être taciturne, retiré sans être isolé, esprit libre et indépendant, le politicologue québécois Gérard Bergeron dissimule mal une personnalité sensible et complexe. Depuis quarante ans, il navigue à l'aise entre les activités d'enseignant et de chercheur, de journaliste d'occasion et d'essayiste. Toujours actif même si l'heure de la retraite a sonné, il a le vent dans les voiles. Après le Prix Acfas Marcel-Vincent en 1984, il a obtenu le Prix du Québec Léon-Gérin 1989. Auteur prolifique, il vient de faire paraître, aux Presses universitaires de France, son vingt et unième ouvrage de science politique, intitulé Petit Traité de l'État. Ses articles se comptent par centaines. Sa passion pour l'écriture constitue le moteur de son activité intellectuelle qui se déploie selon deux grands axes, à l'horizontale (théorie de l'État et analyse politique internationale) et à la verticale (politique québécoise et canadienne).

Intellectuel fasciné par l'autorité et par le pouvoir, Gérard Bergeron répugne à les exercer, par individualisme. À l'action, il a préféré l'observation et la réflexion. Très tôt, il a choisi de se poser en critique éclairé de la société. Au fil des ans, ce rôle est devenu une seconde nature. Ni ses coups de cœur ni ses préférences de citoyen n'arrivent à le lui faire oublier. Il a été de la petite poignée de ceux qui ont déblayé le terrain de la science politique au Québec. Les Claude Morin, Fernand Dumont, Yves Martin, Gérald Fortin, comptent parmi ses premiers étudiants des années 50. Bientôt, en 1991, des collègues français et québécois lui rendront un hommage majeur en publiant un recueil de « Mélanges », un livre réunissant différents textes sur ses travaux. Chacun y commentera, à la lumière de sa propre spécialité, une partie de l'œuvre théorique originale de ce pionnier de la science politique au Québec. Pour Gérard Bergeron, « c'est la plus belle marque d'estime qu'un universitaire peut recevoir en fin de carrière ».

Gérard Bergeron est né en 1922, à Charny, sur la rive sud de Québec. À l'automne 1936, il entreprend des études classiques au Collège de Lévis. Dès la première année, il s'initie aux jeux du pouvoir. La lutte pour la présidence de la classe le fascine. Deux opposants forment chacun leur groupe et se ménagent des appuis. La campagne est entièrement axée sur ces deux individus. Toutefois, à la dernière minute, un troisième candidat se glisse entre les deux et remporte la victoire. Comme il était resté jusqu'au bout à l'extérieur du débat, le gagnant apparaissait moins dangereux pour tout le monde. Plus que tout autre, Gérard Bergeron, qui se perçoit déjà un peu comme l'archiviste de la classe, saisit toutes les subtilités de cette lutte. Il prend conscience des combines, des jeux et de l'hypocrisie dans la lutte pour le pouvoir, si petit soit-il. Peut-être est-ce à ce moment qu'il décide de demeurer « de l'autre côté de l'action », selon le titre de l'un de ses livres (entretiens avec le journaliste Jean Blouin) publié en 1982. Au cours de ses études, ses intérêts et ses talents le poussent dans de multiples directions. Il excelle en histoire et en littérature. Son collège compte cependant trop peu de livres d'actualité au goût de l'étudiant. C'est donc une lecture parfois boulimique des journaux qui réussira à étancher sa soif d'information, surtout en période de crise. C'est le cas dans les années précédant la déclaration de la Deuxième Guerre mondiale et les premières années de celle-ci.

Animé par une conscience aiguë de l'histoire qui s'écrit en actualité, Gérard Bergeron commence à interpréter les problèmes de la vie humaine à la lumière de l’exercice du pouvoir et des jeux d'influence, mais sans exclure ce qui se passe en son propre pays.

L'adolescent vibre au rythme des déclarations de Hitler, de Mussolini ou de Roosevelt. Les guerres d'Espagne et d'Éthiopie annoncent que le pire est encore à venir. Les journaux, la radio et les informations cinématographiques témoignent jour après jour d'une atmosphère internationale angoissante. Animé par une conscience aiguë de l'histoire qui s'écrit en actualité, Gérard Bergeron commence à interpréter les problèmes de la vie humaine à la lumière de l’exercice du pouvoir et des jeux d'influence, mais sans exclure ce qui se passe en son propre pays. De la Conscription pendant la guerre à la Révolution tranquille, de mai 1968 au Référendum, il observe, analyse et critique aussi la situation politique canadienne. Pour cela, il étouffe lui-même dans l'œuf une carrière littéraire prometteuse pour se consacrer à l'étude du monde réel, de l'histoire-se-faisant, en son pays comme à l'étranger.

Aux premières heures des sciences sociales 

En 1938, l'Action catholique (Le Devoir étant à peine toléré au Collège de Lévis) annonce l'ouverture de l'École des sciences sociales à l'Université Laval. Elle sera dirigée par le père Georges-Henri Lévesque. Une certitude envahit aussitôt le collégien : il ne peut s'imaginer étudiant ailleurs. En attendant, son goût pour l'écriture se précise et il rêve déjà de devenir journaliste. Le rédacteur en chef d'un quotidien de Québec l'encourage et lui suggère de se spécialiser en politique internationale. Au début des années 40, personne ne s'y connaît vraiment en ce domaine au Québec à part le célèbre journaliste Louis Francoeur à Radio-Canada et Georges Pelletier au Devoir. Le conseil ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd et c'est avec enthousiasme que le jeune homme s'inscrit, en 1944, à la nouvelle faculté des sciences sociales de l'Université Laval. Comme on n'y enseigne ni le journalisme ni les sciences politiques, la sociologie devient son principal sujet d'études, ce qui ne sera pas un pis-aller pour le jeune étudiant, tout au contraire!

Outre l'âme dirigeante de la Faculté, le père Georges-Henri Lévesque, ses professeurs se nomment Maurice Lamontagne, formé en économie à Harvard, Jean-Charles Falardeau, en sociologie, Albert Faucher, formé en histoire économique à Toronto, et l'abbé Gérard Dion, spécialisé en relations industrielles. Une équipe jeune et dynamique qui possède l'originalité de pouvoir se réclamer autant de maîtres européens qu'américains, et qui est bien déterminée à faire fleurir les sciences sociales dans la province.

Gérard Bergeron est enchanté. Il découvre Montesquieu, Comte, Tocqueville, Marx. Il se laisse séduire par les théories de Max Weber et d'Émile Durkheim. Par le large biais de la sociologie historique et de la philosophie sociale, il remonte le fil de l'histoire. Le droit public et l’'histoire internationale lui ouvrent des perspectives fascinantes. Impatient de situer son époque, il s'attaque dès 1946 à une étude en parallèle des deux guerres mondiales. Il entreprend de montrer que la Seconde a été plus « mondiale » que la première quant à l'origine, à la stratégie, aux théâtres d'opérations et aux enjeux idéologiques. Ses professeurs lui font confiance et le laissent explorer des domaines qu'ils ne sont pas vraiment eux-mêmes en mesure de lui enseigner. L'étudiant se débrouille seul avec les fonds d'histoire diplomatique et de droit international de la bibliothèque de l'Université Laval et de celle du Parlement.

À la fin de son cours, en 1947, Gérard Bergeron a déjà publié six articles dans des revues et une soixantaine dans des journaux. Cette production précoce lui vaut d'obtenir la première bourse attribuée en mémoire du magnat des médias canadiens-anglais, la bourse John W. Dafoe. Il pourra ainsi passer trois ans à l'étranger: en Suisse d'abord, puis en France. A Paris, il obtient un diplôme d'études supérieures en droit international, termine sa scolarité de doctorat et entreprend une imposante thèse sur la dynamique globale de l'État.

De l’université au Devoir 

De retour au Québec en 1950, Gérard Bergeron commence à enseigner à l'Université Laval en 1950. Le père Lévesque l'a convaincu : il est possible d'allier le journalisme à une carrière universitaire. À partir de 1956, à la demande du rédacteur en chef du Devoir André Laurendeau, il propose aux lecteurs de ce quotidien sa vision de la politique québécoise. Ses articles attirent l'attention, d'autant plus qu'on ne sait pas qui les signe, l'auteur étant seulement connu sous le pseudonyme d'Isocrate. Celui-ci reproche notamment à une certaine classe sociale engagée dans l'action sociale et économique de bouder l'action politique. À ceux et celles qui pourraient lui retourner la remarque, Gérard Bergeron rappelle que son rôle est de« rester de l'autre côté de l'action» : « Ce n'est pas avec des gens de mon espèce, précise-t-il, qu'une société fonctionne. » Peut-être l'empêchent-ils de dériver? « Peut-être », répond le politicologue, songeur ... Ce sociologue crée donc une nouvelle forme de journalisme, plus analytique que polémique. Il invente une espèce de journalisme universitaire. Les lecteurs sont ébahis. Sa passion de l'enseignement, et de la communication lui vaudra cette boutade d'un de ses élèves : « Il enseigne à l'université et au Devoir. »

En 1961, il n'y tient plus et décide de reprendre sa thèse à peine ébauchée en France quelques années plus tôt. Il retourne à Paris et entreprend de démonter les grands mécanismes du fonctionnement interne de l'État. C'est sous le titre Fonctionnement de l'État que la thèse sera finalement publiée en France en 1964. L'éditeur demande au maître de la sociologie et de la science politique, Raymond Aron, de préfacer l'ouvrage. Son jugement est positif : « N'ignorant rien, écrit-il, de la littérature américaine, mais intimement lié aux sociologues et politicologues français, M. Gérard Bergeron illustre avec éclat la vocation culturelle du Québec. » Le livre est un succès de librairie et surtout d'estime dans la profession.

Ce succès marque le début d'une oeuvre qui s'articule autour de trois grands blocs : la politique Canada-Québec, les relations internationales entre grandes puissances et la théorie de l'État. Les questions que l'auteur se pose sur les plans pratique et historique l'amènent inévitablement à la théorie : « Je me suis créé des tas de problèmes en devenant théoricien de l'État, explique-t-il, mais c'était pour régler des problèmes de méthode pour l'étude des relations entre les États. » C'est ainsi que tout a démarré. Même s'il vient des sciences humaines, qui ne fournissent pas des critères de connaissance aussi sûrs que ceux des sciences de la nature, Gérard Bergeron aspire à une vie scientifique. Et c'est par l'élaboration de la théorie en science politique qu'il s'en rapproche le plus. Dans son œuvre critique, « le quotidien est une partie de l'histoire et l'histoire est interprétée par la réflexion théorique ». Par exemple, si, au printemps 1990, il lit dans le journal que les Québécois sont de plus en plus favorables à la souveraineté politique, il replace immédiatement cette donnée dans la perspective d'une histoire récente. Aucun événement n'est isolé, il doit être compris et interprété à la lumière de ce qui le précède. L'étape suivante consiste à créer un modèle d'interprétation théorique qui témoigne le mieux possible de la réalité changeante.

Au gré d'un perpétuel va-et-vient de l'actualité et de l'histoire, Gérard Bergeron lit ses six journaux quotidiens : « Dans mon métier, les archives, ce sont les journaux. » Les magazines d'actualité politique et le téléjournal complètent ses informations quotidiennes. Il fréquente très peu les congrès, préférant économiser son temps et son énergie nerveuse en vue de la production de son œuvre écrite. Une œuvre dont il a constamment conscience qu'elle reste à faire.

Une fascination pour l’État

La fascination du politicologue pour l'État ne se dément pas. Dans son optique, toutes les activités de la vie sont aujourd'hui redevables d'une manière ou d'une autre à cette institution. Après la publication de Fonctionnement de l'État en 1985, de La Gouverne politique en 1977 et de Pratique de l'État au Québec en 1984, le Petit Traité de l'État, paru en janvier 1990, retrace les origines de l'État à partir de l'homme des cavernes. En réalité, l'appareil étatique est très jeune, il n'a pas un siècle et demi d'existence. L'auteur pose cependant un diagnostic percutant sur sa santé : « L'État, dit-il, a une mauvaise santé de fer. » Il ne faut pas oublier, précise-t-il, que « le plus faible État reste plus fort que la plus puissante multinationale ». En effet, si une multinationale a bien des façons de faire valoir ses intérêts, Gérard Bergeron constate qu'elle reste toujours privée de deux privilèges, « ceux du premier et du dernier mot ». L'État, lui, quelle que soit son importance, les possède. La charte d'incorporation de toute multinationale reste toujours assujettie à son État d'origine. En cas d'expulsion ou de nationalisation par l'État, les avoirs et les intérêts d'une multinationale sont pris en charge par l'État de sa première nationalité. À la lumière de ces considérations, l'auteur conclut, au sujet de l'État : « Il est le plus à "claire-vue" de toutes les espèces d'institutions humaines et n'a pas à agir en "sous-main", comme le font parfois si efficacement les dirigeants des multinationales postés à l'étranger. »

En réalité, l'appareil étatique est très jeune, il n'a pas un siècle et demi d'existence. L'auteur pose cependant un diagnostic percutant sur sa santé : « L'État, dit-il, a une mauvaise santé de fer. »

Le laboratoire de Gérard Bergeron, ce sont les événements de la scène politique internationale et nationale. Tout le long de sa carrière, il a retrouvé l'État dans l'histoire parfois tumultueuse de la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique. Ses études des relations entre les deux super-États de son époque ont donné lieu à deux livres parus respectivement en 1971 et en 1986 : La Guerre froide inachevée et La Guerre froide recommencée. À l'heure actuelle, la libération de l'Europe centrale, les sursauts du monde soviétique et le rapprochement des deux Allemagnes sont les sujets qui le fascinent le plus. Il avoue cependant avoir été pris par surprise, « comme tout le monde». Une véritable révolution en chaîne se déroule actuellement et les événements se précipitent : « C'est pourquoi, explique-t-il, une analyse détaillée de la situation m'apparaît prématurée pour l'instant, même si l'on peut oser émettre l'hypothèse d'une fin de la guerre froide. »

Il faut ajouter que la situation politique canadienne inquiète Gérard Bergeron au point qu'il ne se sent pas très disponible  intellectuellement pour l'analyse internationale. Il refuse cependant de se prononcer sur le « Lac Meech », tout en regrettant que « notre pays soit en train de s'effilocher dans la confusion ». La situation au Canada est, selon lui, malsaine : « Des ressentiments lointains et mal refoulés sortent avec une passion nouvelle et risquent de donner lieu à des "politiques" hasardeuses et peu responsables. » Il est peut-être temps, suggère-t-il, que des voix autres que « politiciennes » se fassent entendre pour nous sortir d'une confusion plus grande que jamais. Il n'en dira pas plus pour l'instant sur cette question, même s'il est bien placé pour en comprendre toutes les facettes. Depuis des années, la connaissance intime de la société dans laquelle il vit, a fait de Gérard Bergeron un Québécois « hyperconscient » des enjeux des décisions publiques. Car l'analyste veille toujours. C'est dans cet esprit qu'il insiste sur le fait que la séparation du Québec ne devrait pas se faire « par erreur», soit par ceux-là même qui prétendent vouloir l'empêcher! L'indépendance, c'est autre chose; on n'y arrive pas par un accident de parcours. Bien entendu, les deux processus se confondent ou, plutôt, ne se distinguent pas clairement dans la bousculade de l'actualité.

Pour Gérard Bergeron, l'accomplissement de sa condition civique québécoise et canadienne passe par la critique de la société dans laquelle il vit. Irréductible et rationnel dans son analyse sociale, il a inspiré plusieurs politiciens d'ici et d'ailleurs. Par exemple, quelque temps avant le célèbre « Vive le Québec libre » lancé à Montréal par le général De Gaulle, Gérard Bergeron avait fait paraître au Seuil Le Canada français après deux siècles de patience. Le général affirmera l'avoir lu auparavant et le conseillera à ceux qui lui reprocheront son audace. Le Monde le suggérera à ses lecteurs qui s'interrogent sur le comportement de leur président au Québec, « pour y comprendre quelque chose ».

Par la suite, d'autres études de conjoncture viendront régulièrement croquer sur le vif des scènes de la vie politique québécoise et canadienne : Du duplessisme au johnsonisme, en 1967, Ne bougez plus, portraits de politiciens en 1968, Du duplessisme à Trudeau et à Bourassa en 1971, L'indépendance, oui mais... en 1977, Ce jour-là le référendum en 1978 et Syndrome québécois et mal canadien en 1981.

Plus récemment, en 1985, dans Notre miroir à deux faces, Gérard Bergeron s'adresse directement à la sensibilité politique québécoise. Il présente une tranche de l'histoire du Québec à travers deux phénomènes, Pierre Elliott-Trudeau et René Lévesque. Il y fait ressortir habilement « cette espèce de bilatéralité de deux destins qui se sont interreliés dans la conscience politique des Québécois surtout lorsqu'ils exerçaient, l'un et l'autre, le pouvoir ».

Pour Gérard Bergeron, tous les chemins mènent ou ramènent à l'État. C'est son étoile, son obsession : « Rien d'important, affirme-t-il, ne peut se faire aujourd'hui sur la terre sans qu'on puisse l'imputer à l'État d'une manière ou d'une autre. » C'est ainsi que les dirigeants de l'École nationale d'administration publique (ENAP) ont pu le convaincre, en 1981, d'y enseigner la science politique : « Vous pourrez voir l'État de l'intérieur, lui ont-ils fait miroiter. » Ils ont su toucher une corde sensible. Après plus de trente ans d'enseignement à l'Université Laval, le professeur accepte d'enseigner à des administrateurs qui travailleront à l'intérieur de l'État. Alors que son regard sur la scène internationale lui donnait toujours une perspective extérieure de l 'État, il travaille maintenant dans une ambiance où on observe le pouvoir étatique primordialement de l'intérieur. Et à l'intérieur, si l'exercice du pouvoir est exclu, une influence, un ascendant sur ses étudiants est inévitable.

Pour Gérard Bergeron, tous les chemins mènent ou ramènent à l'État. C'est son étoile, son obsession : « Rien d'important, affirme-t-il, ne peut se faire aujourd'hui sur la terre sans qu'on puisse l'imputer à l'État d'une manière ou d'une autre. »

À l'ENAP, Gérard Bergeron apprécie les conditions de travail de cette institution « bien outillée et surtout à taille humaine ». En effet, l'ENAP ne compte que 24 professeurs et 120 étudiants. Issue de la génération des années 50, celle des pères fondateurs, l'École a vu la population de l'Université Laval passer, en 40 ans, d'environ 3000 à près de 37 000 étudiants. Le gigantisme d'aujourd'hui effraie et inquiète Gérard Bergeron. S'il apprécie la meilleure formation technique des étudiants d'aujourd'hui, il déplore chez eux la perte d'une certaine candeur : « Ils sont malheureusement entraînés malgré eux dans une course aux crédits effrénée. » Le marché de l'emploi est restreint pour les diplômés et le professeur comprend leur angoisse. Il se trouve même chanceux d'avoir connu une époque où les meilleurs sujets étaient aussitôt recrutés : « Je n'aimerais pas tellement être un jeune aujourd'hui. Cette espèce de loup solitaire que j'étais aurait peut-être plus de mal à tirer son épingle du jeu. » Il déplore par ailleurs l'augmentation du nombre de « professeurs vieux à 40 ans », ceux qui ne font plus de recherche et se contentent de répéter sans fin le même cours.

Un universitaire domestique

Gérard Bergeron est un « universitaire domestique ». Son quartier général se trouve chez lui, dans son sous-sol. Il travaille au rythme d'un marathonien, sept jours sur sept et non par à coups. Le lundi, jour où il enseigne, est pour lui une journée faste. Il a besoin de ce contact hebdomadaire avec les étudiants. Mais une fois le cours terminé, cet homme du retranchement, du silence intérieur, mais pas du silence à vide, n'aspire qu'à retrouver l'atmosphère studieuse de son bureau. Au risque de compliquer et même de réduire au minimum son travail de direction d'étudiants, il continue d'accorder la priorité au travail solitaire. C'est un animateur de la vie intellectuelle, pas un animateur de projets à coups de subventions, car le travail en équipe ne convient pas tellement à sa nature ni aux sujets qu'il traite.

La vie intellectuelle est-elle confortable, de l'autre côté de l'action? « Il y a un prix à payer, répond-il, mais elle est certainement plus confortable pour moi que l'action avec ses petites et grandes misères. Mon travail consiste à penser ce qui se passe. J'ai réussi à passer toute une vie à l'université sans jamais rien diriger ni présider, et j'en suis plutôt heureux. » Le prix à payer, c'est de se trouver retranché de l'activité publique, c'est la notoriété moindre et l'incertitude sur la réalité même d'une influence. Le sentiment d'une efficacité immédiate est absent et ce n'est souvent que plusieurs années après l'écrit que l'influence de celui-ci peut parfois être retracée, par hasard. Ainsi, un jour, un candidat à la direction d'un parti, que Gérard Bergeron préfère ne pas identifier, lui avoue : « J'ai basé toute ma carrière politique sur tes idées. » Une telle reconnaissance est plaisante mais reste très rare. Par contre, si la cote de l'intellectuel est plus longue à établir que celle du journaliste ou du politicien, elle est peut-être plus profonde. De plus, la liberté de pensée possible en dehors de l'action politique compense bien des frustrations personnelles. Gérard Bergeron apprécie que sa carrière n'ait pas été assujettie au vote des électeurs ni aux revirements de l'opinion publique. Cette relative stabilité permet de rester jeune plus longtemps, dit-il en riant.

Guidé par l'instinct d'écrire, il a déjà produit une œuvre imposante et diversifiée. Sans cesse habité par un sentiment de pérennité en même temps que toujours conscient de la très grande précarité de la vie, il considère l'œuvre écrite comme un moyen de se prolonger, au même titre que la famille. Il a l'habitude de dire qu'il a trois familles : ses enfants, ses petits-enfants et ses livres. Son œuvre se situe à deux niveaux de compréhension non contradictoires : le niveau théorique, celui de la science, et le niveau journalistique, celui de la critique immédiate de l'actualité. Le principe d'unité de tout cela n'est peut-être pas toujours évident, mais il ne constitue pas, non plus, un dilemme. L'important, c'est de ne pas tout mêler!

Les marques de reconnaissance de ses pairs sont les plus belles récompenses de Gérard Bergeron. Outre la préface élogieuse de Raymond Aron, la remarque du sociologue québécois Fernand Dumont, qui qualifie son œuvre théorique de « l'une des plus importantes en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle», lui va droit au cœur. De tels témoignages l'aident à vivre et à poursuivre son œuvre.

Son œuvre se situe à deux niveaux de compréhension non contradictoires : le niveau théorique, celui de la science, et le niveau journalistique, celui de la critique immédiate de l'actualité.


  • Propos recueillis par Danielle Ouellet, 1990

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