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Jacques G. Ruelland, Université de Montréal

Le concepteur de cette affiche délirait-il? Mais non! Il s’agit du produit de la recherche en typographie expérimentale, une aire de recherche technologique, industrielle et universitaire actuellement en plein développement au Québec. Pour comprendre comment et pourquoi cet avatar de la typographie classique s’inscrit dans notre histoire, il faut d’abord retracer l’arrivée de l’imprimerie à Montréal.

Ruelland - Typographie expérimentale
« L’imprimé n’est pas mort », affiche du Musée de l’imprimerie du Québec, conçue par l’École de design de l’UQAM, annonçant l’encan-bénéfice du 19 novembre 2015.

"Si vous voulez passer à la postérité, laissez des écrits qu’on lira ou faites en sorte qu’on veuille lire vos accomplissements", Benjamin Franklin

Fleury Mesplet (1734-1794), premier imprimeur-éditeur-libraire montréalais, imprima 96 ouvrages entre 1776 et 1794. Adepte de la philosophie des Lumières, Mesplet multiplia les imprimés de toutes sortes afin de donner à la pensée le plus de chances possibles de s’exprimer. Il publia le premier almanach français en Amérique et le premier livre illustré au Canada. Il imprima en français, anglais, latin et iroquois, ainsi que le premier journal littéraire (1778-1779) et le premier périodique d’information (1785-1794). Ses journaux permirent à la philosophie des Lumières de renforcer, au Canada français, le désir de liberté, égalité, fraternité, tolérance et justice que l’on y cultive encore aujourd’hui. Aussi, Mesplet favorisa, deux siècles en avance, l’éclosion de cet art néobaroque qu’est la typographie expérimentale.

Depuis la fonte de types en plomb et la fabrication de la presse à imprimer par Gutenberg vers 1440, les procédés d’impression avaient évolué. Au XXe siècle, les journaux disposaient de presses offset modernes à grand tirage. En 1980, l’informatique enterrait la typographie. Aujourd’hui, le numérique remplace tout cela. Mais parallèlement à ces progrès techniques, un secteur des arts graphiques a toujours favorisé la culture par le design de caractères d’imprimerie et l’étude de la transmission des idées en agissant simultanément sur les plans de la vision et de la pensée : c’est la typographie expérimentale, à savoir la « création d’une nouvelle police de caractères » et l’« utilisation de celle-ci dans la mise en page, ce qui remet en cause la relation typographe/lecteur, suscitant une renégociation constante du processus de communication suivant un schéma qui va de l’inhabituel à l’habituel »1. La typographie expérimentale est donc le legs des concepteurs-fondeurs de caractères de la Renaissance : Alde Manuce, Garamont, Didot, etc., tout comme des imprimeurs éclairés comme Mesplet.

Après le poème graphique Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897) et les Calligrammes d'Apollinaire (1918), la recherche graphique s’est mondialisée. En 1963, Robert Massin réinterprétait La Cantatrice chauve d’Ionesco en attribuant, dans le livret de la pièce, une police différente à chaque acteur. De 1984 à 2005, le magazine californien Emigre était un forum de discussion pour graphistes avant-gardistes. Depuis 2014, l'École de design de l’UQAM tente de dépasser les règles afin de transmettre des messages des plus subtils. Partenaire du Petit Musée de l’Impression (maintenant Musée de l’imprimerie du Québec, MIQ) depuis 2010, cette école multiplie les expériences comme celle qui consista, en 2011, à demander à quelques écrivains des textes portant sur l’imprimerie, et à des tandems d’étudiants en graphisme de « traduire » ces textes en affiches; le texte que j’avais proposé, Le bois Hermès, fut choisi par trois tandems d’étudiants. Une autre expérimentation consista en 2015 à créer l’affiche annonçant un encan-bénéfice du MIQ. Depuis 2007, le Laboratoire de muséologie et d’ingénierie de la culture de l’Université Laval et les Départements de muséologie de l’UQAM et de l’Université de Montréal œuvrent aussi dans l'optique d’atteindre plus efficacement le lecteur en renouvelant le graphisme. Depuis 2016, le Montreal Book History Group de l’Université McGill étudie l’histoire des graphies et la transmission des pensées par le graphisme – nos collègues anglophones n’étant pas en reste en ce domaine.

Le Québec ne brille pas seulement par son expertise en aéronautique, en jeux vidéo ou en intelligence artificielle, mais aussi en typographie expérimentale. Les typoconcepteurs (néologisme que je propose!) québécois les plus audacieux participent depuis 2013 au prestigieux Gala Gutenberg, soutenu par l’industrie (imprimeries, journaux, etc.), qui récompense les meilleures productions québécoises en arts graphiques. La typographie n’a pas seulement participé à l’épanouissement la liberté d’expression au Québec depuis le XVIIIe siècle, elle en assure désormais la pérennité grâce à l’expérimentation.

Bibliographie sommaire :

  • Lagrave, Jean-Paul de et Jacques G. Ruelland. L’Imprimeur des Libertés : Fleury Mesplet (1734-1794). Roman historique. Montréal : Point de fuite, 2001.
  • Ruelland, Jacques G. Figures de la philosophie québécoise à l’époque de la Révolution française. Québec : Presses de l’Université du Québec, 1989.
  • Ruelland, Jacques G., dir. 1776 : Naissance de l’imprimerie et de la liberté d’expression à Montréal. Montréal : Petit Musée de l’impression/Centre d’histoire de Montréal, 2008.
  • Ruelland, Jacques G. La Révolution Gutenberg : l’œuvre d’un grand humaniste, Johannes Gutenberg (1398-1468). Montréal : Musée de l’Imprimerie du Québec, 2015, 107 p.
  • Triggs, Teal. La Typographie expérimentale. Paris : Thames & Hudson, 2004, 224 p.
     
  • 1Triggs, p. 8

  • Jacques G. Ruelland
    Université de Montréal

    Ancien typographe, né en Belgique en 1948, immigré en 1969, Jacques G. Ruelland (B.A. philosophie, M.A. épistémologie, M.A. histoire, M.A. muséologie, Ph.D. histoire des sciences) a enseigné la philosophie au Collège Édouard-Montpetit (1979-2010) et enseigne l’histoire et la muséologie à l’Université de Montréal depuis 1988 à titre de professeur associé; il a également enseigné la bioéthique, l’histoire de la médecine et l’histoire des sciences. Semi–retraité, il siège actuellement sur le C.A. de plusieurs musées et sociétés d’histoire et de littérature. Il a signé ou cosigné 48 livres de philosophie, d’histoire et de littérature.

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