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Isabelle Dumas, Université de Montréal
« Le potentiel de destruction qui gronde en chacun des personnages est indéniable, mais les "explosions" sont rares et seulement "locales", parce que l’agressivité se décharge tantôt par le travestissement, détournée dans des gestes inoffensifs, tantôt par des sarcasmes ou par un voyeurisme sadique ».

Une agressivité des plus subtiles

Quand on pense à Proust, le qualificatif d’aggressif n’est pas le premier qui nous vient en tête. Et pourtant…  Dans son roman À la Recherche du temps perdu, par exemple,  le romancier fait sourdre, par de multiples touches, une agressivité parfois des plus subtiles et pratiquement imperceptible1. Un  « sadomasochisme social », selon des termes de Silvio Fanti. Cette « branche »2  de l’agressivité s’exprime notamment, chez Proust, dans les sarcasmes, l’humour corrosif, les portraits grotesques ou la manipulation.

Cette subtilité dans une figuration très fine, presque pernicieuse, de l’agressivité peut expliquer pourquoi l'œuvre de Proust passe surtout pour lumineuse, vibrante, réfléchie, et pour celle d'un « grand sage ». Pourtant, il y a de toute évidence en elle une très grande part d'agressivité, qui se manifeste sous toutes sortes de formes, d'idées, de thèmes, de descriptions et de dialogues.

Cette agressivité est-elle consubstantielle à son œuvre et à son écriture? Ne participe-t-elle pas également à la grandeur à la fois classique et moderne de ce chef-d'œuvre du 20e siècle?

Sous la peau du texte

Dans les écrits proustiens, la haine circule tantôt avec un « rouge éclat » entre les personnages, tantôt « sous la peau » du texte. Et le narrateur-personnage n’est pas en reste. Il épie gestes et paroles et les déplie jusqu’à l’évidence de leur agressivité protéiforme, observateur caché derrière des buissons ou absorbé dans les indiscrétions d’un œil-de-bœuf.

  • « Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau; cheminant  à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus ». Le Temps retrouvé

Il est un « Je » qui dévore, un regard d’« une profonde avidité, [d’]une étrange voracité3 », sondeur artiste qui par l’écriture exploite les corps comme pour les évider. Manifeste et crue dans les écrits antérieurs tels le roman inachevé Jean Santeuil et le recueil de nouvelles Les plaisirs et les jours, l’agressivité proustienne tend à se sublimer jusqu’à s’intégrer au style « fondu4 » de la Recherche. Le grand roman apparaît alors comme une poudrière monstre : le potentiel de destruction qui gronde en chacun des personnages est indéniable, mais les « explosions » sont rares et seulement « locales », parce que l’agressivité se décharge tantôt par le travestissement, détournée dans des gestes inoffensifs, tantôt par des sarcasmes ou par un voyeurisme sadique, et qu’elle se révèle sublimée en partie par l’art chez le narrateur.

Le glossaire de l’agressivité proustienne

Dans l’œuvre de Marcel Proust se déploie une agressivité multiforme qui peut être classifiée ainsi : agressivité physique (violence physique), sexuelle (sadomasochisme, voyeurisme), verbale (sadomasochisme social, sarcasmes, médisance, descriptions grotesques, humour corrosif, etc.) et de comportement (voyeurisme, manipulation, sadomasochisme social, désir de possession psychologique dans la relation amoureuse, etc.). Ces types variés de manifestations agressives se regroupent à leur tour en deux grandes catégories : agressivité manifeste (violence physique, sadomasochisme) et agressivité latente, subtile, sublimée (tous les autres types répertoriés). C’est cette deuxième catégorie, celle qui couve, qui est au cœur de mon projet de doctorat, et dont il est ici question.

  • « Et dans le hall le premier président nous disait : "Ah! vous allez à la Raspelière! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire", ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de la satisfaction qu’ont les hommes "occupés"  – fût-ce par le travail le plus sot – de "ne pas avoir le temps" de faire ce que vous faites ». Sodome et Gomorrhe II

Sadisme en sourdine

Plus de dix mille ouvrages et articles sont parus sur Proust, son œuvre, sa correspondance, sa bibliothèque. Plus de quatre-vingts ans de critique savante, dont les quarante dernières se sont avérées particulièrement fécondes. D’innombrables hypothèses, une foule de lectures, de points de vue, de regards. De multiples études qui ont puisé à presque toutes les sciences humaines : analyses behavioristes, sémiotiques, stylistiques, structuralistes et poststructuralistes, féministes, génétiques, sociologiques, philosophiques, narratologiques, psychanalytiques.

De tous les écrits proustiens se dégage une agressivité étonnante, thème pourtant peu exploité par la critique savante, toutes approches confondues.

De tous les écrits proustiens, des premières œuvres Les plaisirs et les jours et Pastiches et mélanges à Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve jusqu’au grand roman À la recherche du temps perdu, se dégage une agressivité étonnante, thème pourtant peu exploité par la critique savante, toutes approches confondues. En effet, si des critiques telles Diane de Margerie, Marion Schmid ou Elisabeth Ladenson ont déjà abordé les questions du sadisme et du sadomasochisme chez Proust, c’est pour les considérer comme des traits de certains personnages secondaires, telles Françoise et Tante Léonie (sadisme) ou comme une pratique sexuelle (sadomasochisme) propre au baron de Charlus et à ses partenaires.

Cependant, ces questions de sadisme n’ont jamais été traitées telles qu’elles apparaissent, à mon avis, dans toute l’œuvre proustienne : non seulement comme la part noire, sadique, de plusieurs personnages proustiens – et surtout du narrateur-personnage lui-même –, mais de surcroît tel un moteur à la fois diégétique et stylistique5 pour ce dernier. Plus encore, l’agressivité proustienne me semble un « principe actif » cardinal, une « denrée de base » dans la Recherche.

En somme, le sadisme n’est en aucun cas considéré par la critique savante comme ce qui pousse le narrateur-personnage proustien à épier ses semblables, pour tenter de les connaître toujours plus et mieux, ainsi qu’essayer de « posséder » ses « objets » qui se dérobent toujours à une fixation essentialiste. De même, le voyeurisme du narrateur de la Recherche n’est jamais lié par les critiques proustiens à une curiosité vorace ou sadique. Au surplus, l’amour-jalousie du narrateur-personnage du grand roman pour Albertine n’est à aucun moment qualifié d’agressif, de sadique, même lorsqu’il fait cette remarque : « La possession de ce qu’on aime est une joie encore plus grande que l’amour6 ». Finalement, le désir sadique d’emprise du narrateur-personnage Marcel envers les gens qu’il épie, décrit, décrypte souvent obsessionnellement – et toujours voracement – passe « sous le radar » de la critique savante proustienne. 

L’agressivité proustienne éclairée par la théorie micropsychanalytique

De toute évidence, le monument de la critique proustienne savante n’est pas encore achevé. Si la psychanalyse a souvent été convoquée pour étudier Proust et son œuvre (Deleuze, Kristeva, Miller, Doubrovsky, Baudry, Bizub, Willemart), la micropsychanalyse – une psychanalyse d’essence et d’origine freudiennes – n’a été que très rarement mobilisée. En fait, des contributions aux études proustiennes portant sur le transfert et sur le vide résument jusqu’à maintenant le champ d’investigation micropsychanalytique dans l’œuvre, la correspondance et les avants-textes de Proust.

Il m’apparaît judicieux de puiser à la théorie micropsychanalytique pour éclairer l’agressivité proustienne, car elle propose une définition de l’agressivité à même de mettre au jour, sous des gestes et des paroles en apparence bénins, les essais agressifs, délibérés ou non, des personnages et du narrateur-personnage de l’œuvre proustienne. De fait, elle définit l’aggressivité comme une méthode d’investigation du psychisme extrêmement poussée qui a repensé7 et a voulu dépasser la psychanalyse freudienne en plaçant l’homme et son inconscient dans un contexte universel, que nous pouvons illustrer par la formule : « la micropsychanalyse, c’est l’homme tout entier8 ». Cette méthode se propose d’aller au-delà de l’inconscient, dans la mesure où cette entité psychique « ne se pose plus en terminus de l’investigation psychanalytique9 ».

Après une trentaine d’années de pratique micropsychanalytique, une théorie de la micropsychanalyse a été élaborée par Silvio Fanti, Pierre Codoni, Daniel Lysek et leurs collaborateurs et explicitée dans des ouvrages tels que L’homme en micropsychanalyse, Le dictionnaire pratique de la psychanalyse et de la micropsychanalyse puis, plus récemment, Micropsychanalyse, ainsi que dans des articles visant à diffuser et à étoffer les définitions micropsychanalytiques du rêve, du vide et de l’agressivité.

La nouveauté et l’intérêt de la micropsychanalyse résident essentiellement dans sa manière de penser toute forme de vie comme une suite infinie d’essais et dans sa conception de l’activité humaine en trois piliers ou activités cardinales : le sommeil/rêve, l’agressivité et la sexualité.

La nouveauté et l’intérêt de la micropsychanalyse résident essentiellement dans sa manière de penser toute forme de vie comme une suite infinie d’essais et dans sa conception de l’activité humaine en trois piliers ou activités cardinales : le sommeil/rêve, l’agressivité et la sexualité. La place primordiale donnée par la micropsychanalyse à l’agressivité dans la vie humaine me permettra de porter un regard d’une plus vaste portée, dans mon projet de thèse, sur l’agressivité protéiforme figurée, disséminée et souvent dissimulée dans l’œuvre proustienne.

Si la définition micropsychanalytique de l’agressivité porte un éclairage essentiel sur le texte proustien en aidant à déceler une agressivité aux mille visages, il est tout aussi nécessaire d’y  joindre des outils d’analyse permettant, d’une part, de faire des liens entre les thèmes itératifs des écrits proustiens que semble appeler et dynamiser l’agressivité (manipulation, descriptions grotesques, voyeurisme, sadisme verbal, etc.); d’autre part, de décrire ses caractéristiques typiques ainsi que les images, les scènes et les motifs qui s’y greffent. Pour ce faire, des microlectures inspirées à la fois de la critique thématique (Richard) et de la textanalyse (Bellemin-Noël) permettront de relever, puis de décrire les signes subtils, déformés, sublimés de l’agressivité proustienne, signes enfouis, par exemple, dans des images et des motifs anodins, tel celui, fait par Mme Verdurin, de se délecter d’un croissant en parlant des pertes humaines encourues par Première Guerre mondiale.

On l’aura compris, une sélection des segments à analyser faisant l’objet d’une microlecture sera présidée par le critère suivant : déceler la présence potentielle d’une agressivité latente à l’œuvre dans le texte proustien.

  • 1Par exemple, dans le tressage d’un récit des soldats tués à la guerre et de gestes anodins effectués sensuellement.
  • 2Silvio Fanti, L’homme en micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1988 [1981], p. 214.
  • 3Pietro Citati, La colombe poignardée, Paris, Gallimard, 1997, [1995], p. 455.
  • 4Marcel Proust, Jean Santeuil, p. 472.
  • 5Je précise qu’encore ici, je m’intéresse au narrateur proustien en tant que personnage et à l’agressivité qui pourrait apparaître tel un moteur dans l’élaboration du récit de ce dernier par l’entremise de l’ordonnancement des souvenirs évoqués, leur contenu et la forme de leur expression.
  • 6Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto Gallimard, 1999, p. 1640.
  • 7Notons que la première édition de L’Homme en micropsychanalyse portait le sous-titre « Continuer Freud ».
  • 8Silvio Fanti, L’homme en micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1988, [1981], quatrième de couverture.
  • 9Idem.

  • Isabelle Dumas
    Université de Montréal

    Isabelle Dumas est doctorante à L’Université de Montréal en littératures de langue française, en cotutelle avec Paris 3-Sorbonne Nouvelle. Elle est également chargée de cours à l’Université de Montréal. Ses études doctorales portent sur le thème de l’agressivité dans l’œuvre de Marcel Proust. Elle est aussi spécialiste des romans de Houellebecq. Elle est auteure d’un roman, Disloc, et elle s’intéresse de près à la création littéraire. Elle a récemment fondé une revue de critique et d’analyse littéraires, Contrepoint, qui aura bientôt sa plateforme en ligne. Elle collabore également à la revue Le Pied comme réviseure et administre deux blogues littéraires, l’un sur Proust, l’autre sur Houellebecq.

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