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Caroline Baret, Université du Québec à Montréal
Un parent est un être en devenir, il se développe au même titre que son enfant. Travailler sur les blessures passées du jeune qui vit une situation précaire, c’est l’aider à accepter que son nouveau rôle ne lui offrira pas d’emblée la nouvelle vie escomptée.

Les jeunes de la rue qui nous interpellent pour « une pièce ou deux » sont parfois des parents. Sans logement stable et pauvres, ils sont dans un grand dénuement qui les rend vulnérables et tend à les exclure. Mais si cette marginalité caractérise leur mode de vie, sont-ils pour autant des parents marginaux? Vivent-ils le passage à la parentalité différemment des autres? Qu’en est-il de leurs rêves, de leurs projets et de leurs résolutions?

Dans le cadre de ma recherche doctorale, j’ai rencontré de jeunes parents en situation de précarité et écouté le récit de leur parentalité en devenir, teinté d’espoirs et de contradictions.

Une recherche qualitative pour comprendre les enjeux du « devenir parent »

Depuis une quinzaine d’années1, le phénomène des jeunes de la rue à Montréal a été traité par de nombreux chercheurs issus de disciplines aussi variées que l’épidémiologie, le service social, le travail social, l’anthropologie, la psychologie, etc. Les cliniciens montréalais ont aussi beaucoup contribué en témoignant des enjeux inhérents à l’intervention auprès de ces jeunes, mais aussi de la nécessité d’une collaboration entre organismes et professionnels.

En étroite relation avec les milieux d’intervention, les plus récentes recherches du GRIJA2 abordent ces jeunes sous un angle nouveau, celui de la parentalité. Elles proposent des éléments de compréhension des obstacles auxquels ces parents en situation de précarité se heurtent et introduisent de nouvelles modalités d’intervention, notamment le génogramme libre3

Ces études s’appuient essentiellement sur la notion de transmission entre les générations. En effet, une majorité de ces jeunes semblent reproduire certains comportements maltraitants envers leur enfant, malgré un désir exprimé de ne pas répéter les abus ou la négligence dont ils ont été victimes. Par ces nouvelles recherches, nous entrons dans le domaine de la parentalité en souffrance et de la famille que certains pourraient qualifier de « dysfonctionnelle », à commencer par certains jeunes que nous avons rencontrés. 

Ma recherche s’inscrit dans la lignée de ces travaux et s’appuie sur une démarche qualitative développée au sein du GRIJA [encart n°1]. Mon objectif est d’approfondir la question du deuil et de la perte dans le « devenir parent ». On sait que la naissance d’un enfant implique de renoncer à sa propre place d’enfant sur le plan social et psychique, ce qui induit un travail de deuil. Ce travail permet de faire place au nouveau-né au sein de la famille et mène à l’acceptation de nouvelles fonctions parentales et responsabilités sociales. 

Afin d’apporter un éclairage à l’intervention, j’ai exploré spécifiquement les transformations vécues et rapportées par les jeunes en difficulté d’une part, et les rêves et espoirs liés à l’enfant qu’ils ont mis au monde d’autre part [encart n°2]. Voici un aperçu des résultats de cette recherche.

Créer une famille idéale et effacer les souffrances du passé?

Mes résultats confirment ce que de nombreuses études sur les jeunes de la rue avaient déjà soulevé : ces derniers ont vécu de multiples pertes, deuils et abus pendant leur enfance. Et pour certains d’entre eux, la Protection de la jeunesse a dû les extraire d'un milieu familial maltraitant. À l’orée de l’âge adulte, fonder une famille peut devenir un projet important pour ces ex-enfants placés et pour ceux qui, plus largement, ont vécu leur enfance avec amertume. Ce vœu est d’autant plus fort qu’ils cherchent réparation. Paul4 est un jeune papa de 23 ans que j’ai rencontré. Il a une fille âgée de 3 ans gardée par sa mère, et dont il n’a plus de nouvelles depuis plusieurs mois. Il m’explique pourquoi il ne veut pas contacter les services sociaux, depuis la rupture de contact imposée par son ex-conjointe :

  • Paul : Parce que je ne veux pas détruire la vie de ma fille, pour qu’elle soit placée, parce que… Si elle est placée, crisse, c’est encore plus de problèmes ! Elle là-dedans, elle est toute fuckée, tu sais. Ça ne me tente pas qu’elle passe par la DPJ.
  • Intervieweuse : Tu as vécu, toi, la DPJ?
  • Paul : Oui, beaucoup. De 13 à 16 ans, 16 ans et demi.
  • Intervieweuse : D’accord. Comment ça s’est passé?
  • Paul : Ben, c’est beaucoup, c’est… Je suis parti de famille d’accueil, foyer de groupe, puis après ça centre d’accueil. Parce que mon père, là-dedans, lui, ben il avait un problème d’alcoolisme. Il me faisait beaucoup de promesses. Il disait : « Paul, je vais venir te voir. Je vais t’acheter ci ou ça… » Mais il ne venait jamais.

 

Voilà un désir de ne pas répéter les erreurs parentales chez Paul qui soutient la passivité et la non-intervention dans cette situation délicate avec son ex-conjointe. Comme beaucoup d’autres, Paul veut faire bénéficier sa fille d’une enfance exempte de l’intervention sociale et omet, au nom de la réparation de sa propre enfance, de répondre aux besoins actuels de celle-ci. Comme lui dans son enfance, elle manque de son père.

Être un bon père ou une bonne mère est un leitmotiv de leurs récits, souvent accompagné par une envie de transmettre des valeurs et de protéger leur enfant des mauvaises influences. Le discours de François illustre bien les attentes élevées d’un père pour sa fille, qui n’a que 14 mois au moment de notre rencontre :

« Je m’occupe d’Olivia le plus possible. Je veux m’appliquer dans mon rôle de père. C’est le rôle que je tiens. Pis, il faut que je montre le bon exemple. Pas le mauvais exemple comme mes parents, ils ont fait avec moi. T’sais, je veux qu’elle aille à l’école, je veux qu’elle aille à l’université, je veux qu’elle ait un travail. »

S’inscrire comme parent : de la famille d’origine à la société

Devenir parent peut être une opportunité pour ces jeunes de montrer à leurs parents, mais aussi à la société qu’ils sont responsables et légitimes. L’enjeu d’être accepté par ses parents ressort dans le récit de Katy, jeune mère d’un nourrisson : « Peut-être qu’ils réalisent finalement que je suis plus responsable que j’en avais l’air. […] Je ne sais pas, ça va peut-être leur donner une raison de m’accepter comme je suis, sans nécessairement essayer de me changer. »

Désormais, ils ne seront plus l’adolescent rebelle, le toxicomane ou le délinquant qu’ont connu leurs parents, mais un père ou une mère titulaire d’un statut social plus satisfaisant. Le désir de s'affilier à leur famille se double de l’attente d’être reconnu dans la société comme des citoyens à part entière. Comme en témoigne cet échange avec Christina, mère d’Anita, deux ans :

  • Christina : Il y en a qui rêvent d’être super héros, moi je rêve de changer le monde, sans être… un super héros, mais d’une autre façon.
  • Intervieweuse : De participer à l’histoire?
  • Christina : Oui, d’y participer.
  • Intervieweuse : De participer à la société...
  • Christina : Exactement. C’est ça! Puis j’aimerais ça qu’Anita y participe tout autant.

Parfois, le jeune parent rejette massivement le passé et sa propre famille, alors qu’à d’autres moments, faire un enfant semble constituer une occasion de renouer avec ses parents perdus de vue et de réaliser le rêve d’une famille unie. Les mouvements contradictoires de rapprochement et d’éloignement du milieu familial témoignent de la complexité de ce désir et de la forte ambivalence qu’il génère. Le récit de Géraldine est un parfait exemple de l’attachement paradoxal à un père qui l’a abandonné dans les premières années de sa vie et qu’elle a cherché à recontacter.

  • Géraldine : J’y ai reparlé voilà peut-être 2 ans quand je suis tombée enceinte de mon enfant, de mon petit gars. Pis, j’y ai dit comme quoi qu’il allait être grand-père. Mais je lui ai carrément dit : « Tu ne le verras pas ton petit fils! Je ne veux pas que tu le vois. Pis mes futurs enfants, je ne veux pas que tu les vois. Pis tout ce qui va venir de moi, je ne veux plus que tu le saches, qu’est-ce qui en est ».

La désillusion : un enjeu complexe de l’intervention

Les parents rencontrés gratifient leur progéniture d’une mission héroïque, mais difficilement accessible : ne pas répéter l’histoire parentale, et peut-être, plus spécifiquement, réparer les blessures du passé et (re)trouver une place au sein de leur famille et de la société.

La désillusion intervient généralement assez rapidement dans leur expérience de parent. Ces jeunes, à l’enfance meurtrie et à l’adolescence rebelle, risquent de ne pas vivre la parentalité telle qu’ils l’avaient rêvée. Ils se sentent alors démunis et impuissants, ce sentiment d’échec venant répéter les précédents. Les difficultés à faire face à la résurgence de leurs traumatismes infantiles paraissent parfois insurmontables. De fait, le placement de leurs enfants est fréquent.

Comment alors aider ces parents dans une mission qui, malgré tout, leur tient à coeur? Le soutien familial et social est certes primordial pour qu’ils trouvent justesse et confiance dans leurs nouvelles fonctions parentales, mais encore faut-il bien comprendre dans quelle histoire leur parentalité s’inscrit, comment ils se construisent et se perçoivent comme père et mère.

Un parent est un être en devenir, il se développe au même titre que son enfant. Travailler sur les blessures passées du jeune qui vit une situation précaire, c’est l’aider à accepter que son nouveau rôle ne lui offrira pas d’emblée la nouvelle vie escomptée. Devenir parent, c’est apprendre à faire le deuil de l’enfance idéalisée qu’il n’a pas eue et qu’il ne pourra pas transmettre, peut-être comme chacun d’entre nous.

Naître parent ne va pas de soi. Il s’agit de pouvoir supporter les multiples métamorphoses imposées par sa propre histoire. Elles sont habitées de forces psychiques parfois contradictoires et qui peuvent mettre en péril la filiation. » (Marinopoulos, 2009)5

  • 1. À ma connaissance, la première étude de grande ampleur s’intéressant aux jeunes de la rue à Montréal est La cohorte des jeunes de la rue d’Élise Roy et de ses collaborateurs. Le premier rapport a été publié en 1998. Par ailleurs, plusieurs organismes communautaires offrent des services aux jeunes sans-abri montréalais : le Refuge des jeunes, qui a ouvert ses portes officiellement en 1989; l’organisme Dans la rue, en 1988; et la Clinique des jeunes de la rue du CSSS Jeanne-Mance, en 2000. Concernant la recherche, j’aurais tendance à dire que l’intérêt pour le phénomène des jeunes de la rue est plus récent, soit une quinzaine d’années. Quelques exemples de références en recherche : Bellot (2003); Lussier et Poirier (2000); Levac et Labelle (2007); Parazelli (2002); Roy, Haley, Godin, Boivin, Claessens et Vincelette (2008). Quelques exemples de références cliniques : Aubin, Abdel-Baki, Baret, Cadieux, Hill, Lafortune, Létourneau, Monast et Tiberghien (2011); Aubin, Abdel-Baki, Baret, Cadieux, Glaize, Hill, Lafortune, Létourneau, Monast, et Tiberghien (2012); Doutrelepont (2006); Monast (2010).
  • 2. Le GRIJA, le groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes, est dirigé par Sophie Gilbert et Véronique Lussier, professeures au Département de psychologie de l’UQAM. Pour connaître les références de nos recherches, visitez le site du GRIJA et explorez la rubrique « Diffusions ».
  • 3. Il existe différents types de génogramme selon les buts et l’orientation des utilisateurs de cette technique. L’aspect commun à tous est la représentation sur plusieurs générations de la famille; en d’autres termes, il s’agit d’un arbre généalogique. Pour notre part, le génogramme est dit « libre », il s’agit de la représentation dynamique et associative de la famille sur au moins trois générations. Pour en savoir plus, se référer à : Gilbert, S. et Lussier, V. (2013). « Le génogramme libre au service de l’élaboration auprès de jeunes parents à risque de maltraitance envers leurs enfants », Le divan familial, no. 31. 195-210.
  • 4. Tous les prénoms utilisés dans cet article sont fictifs afin de protéger l’anonymat des participants à la recherche.
  • 5. Marinopoulos, S. (2009). « De l'impensé à l'impensable en maternité : la grossesse psychique et ses troubles de la représentation », dans Jacques Besson et Mireille Galtier (2009) Parentalité, vous avez dit "fragile"?, ERES : Les Dossiers de Spirale, 2009 p. 39-51.
  • 6. Pour approfondir le sujet de la recherche qualitative d’orientation psychanalytique, se référer aux articles de Sophie Gilbert (2007 et 2009) dans la revue Recherches qualitatives.

  • Caroline Baret
    Université du Québec à Montréal

    Caroline Baret est étudiante au doctorat en psychologie au sein du profil combiné (Psy.D / Ph.D.) à l’Université du Québec à Montréal. Elle détient un diplôme de psychologue de l’École de Psychologues Praticiens de Paris. Son mémoire de maîtrise traitait des relations familiales de jeunes adultes toxicomanes, et sa recherche doctorale porte sur la transition à la parentalité de jeunes en situation de précarité.

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