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Vicky Berthiaume, Université du Québec à Trois-Rivières
Chaque tranche d’âge serait tentée d’aller chercher ses références dans la tranche immédiatement supérieure, là où les conditions de vie paraissent plus proches de celles qu’elle s’apprête à affronter. Et ces "pairs" incluent les héros du poste de télévision. Présents de plus en plus tôt, ils prennent une place grandissante dans la construction des repères de l’identité.

Ce 25 novembre 2012, ils sont 1 509 000 téléspectateurs rivés à leur écran1. C’est soir de grande finale à Occupation Double. Pour une 9e saison, des célibataires, hommes et femmes, ont appris à se connaître devant nous, tout en s’éliminant du «jeu», jusqu’à ce qu’un seul couple sorte vainqueur. On est en pleine téléréalité.

Pour les adolescents en construction de leur identité et en quête d’apprentissage relationnel, quel est l’impact d’une telle émission où les rapports homme-femme sont centraux? Quel est l’effet sur leur comportement amoureux?

Afin de documenter mon mémoire de maîtrise, j’ai rencontré 21 jeunes pour sonder leur «cœur». La cohorte étudiée se compose de onze filles et dix garçons ayant regardé au minimum un épisode complet d’Occupation Double – des catholiques non-pratiquants de race blanche, âgés entre 12 et 16 ans, habitant dans les régions de Québec ou de la Mauricie. Les données ont été recueillies lors d’entrevues individuelles.

Vous verrez, les résultats sont étonnants et permettent de nuancer les critiques faites à l’encontre de la téléréalité. Mais, dans un premier temps, mettons les choses en contexte et allons voir ce que dit la recherche sur ce type d’émission.

Au-delà de la critique

La téléréalité remporte partout un énorme succès. Quelques chiffres : la finale de Super Girl, l’équivalent chinois de Pop Idol, a attiré 400 millions de téléspectateurs. En Norvège – un pays de 4,3 millions d’habitants –, le dernier épisode de Pop Idol a généré 3,3 millions de votes. Aux États-Unis, le dernier épisode de la saison initiale de Survivor a attiré près de 51 millions de personnes. Au Québec, la finale de la première saison de Star Académie a été vue par trois millions de personnes2.

La téléréalité fait toutefois l’objet de vives critiques. Des chercheurs lui ont reproché son penchant vulgaire et racoleur3. D’autres voix se sont élevées pour dénoncer l’exhibitionnisme des participants, l’impudeur de la téléréalité, qui expose publiquement la sexualité des jeunes, de même que les dialogues de faible niveau intellectuel4.

«Puisque tant de gens sont rivés à leur téléviseur, c’est qu’il se passe quelque chose qui mérite qu’on y prête attention...»

Mais selon certains chercheurs, cet effort de dénonciation des principes de la téléréalité empêche d’en considérer la signification et l’importance dans la société. Puisque tant de gens sont rivés à leur téléviseur, c’est qu’il se passe quelque chose qui mérite qu’on y prête attention...

Les « pairs » à l’écran

Dans son livre L’intimité surexposée, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron prétend que les nouveaux enjeux auxquels les jeunes font face ne sont pas étrangers au succès des émissions de téléréalité.

Les jeunes seraient confrontés à une maturation sexuelle de plus en plus précoce et à l’effacement de certains interdits, tels que les relations sexuelles avant le mariage. Les étapes initiatiques qui jalonnaient traditionnellement le passage de l’enfance à l’âge adulte auraient disparu.

Or, selon Tisseron, fréquemment les parents ne parviennent plus à s’imposer comme références ou modèles auprès de leurs enfants. Plusieurs parents se disent « dépassés », allant jusqu’à se soustraire à leurs responsabilités. Et la manière dont certains parents privilégient avec leurs enfants des relations de camaraderie, plutôt que d’autorité, fait en sorte que leur modèle paraît d’autant moins plausible.

Face à de telles situations, les « pairs » que sont les frères, les sœurs et les camarades semblent jouer un rôle très important, surtout s’ils sont plus âgés, aux dires de Tisseron. Chaque tranche d’âge serait tentée d’aller chercher ses références dans la tranche immédiatement supérieure, là où les conditions de vie paraissent plus proches de celles qu’elle s’apprête à affronter. Et les « pairs » incluent les héros du poste de télévision. Présents de plus en plus tôt, ils prennent, selon Tisseron, une place grandissante dans la construction des repères de l’identité.

Jeu de miroir

De l’avis de Luc Dupont, professeur au Département de communication à l’Université d’Ottawa, les émissions de téléréalité sont populaires parce qu’elles mettent en scène des gens ordinaires et parce qu’elles présentent des situations auxquelles les téléspectateurs peuvent facilement s’identifier.

Pour les chercheures Minna Aslama et Mervi Pantti, le type d’expression et le langage employé seraient également des ingrédients facilitant l’identification aux participants des émissions de téléréalité. L’expression émotive, l’expression de soi et le pouvoir du monologue transformeraient une émission de masse – par exemple, les téléromans – en un produit individualisé, personnalisé : la téléréalité.

Majoritairement influencés

C’est forte de ce bagage de réflexions théoriques que je suis allée questionner 21 adolescents quant aux effets de cette pseudo-réalité sur leur comportement amoureux.

Des 21 adolescents interviewés, 14 d’entre eux – 7 filles et 7 garçons – affirment qu’Occupation Double a eu de l’influence sur leur comportement amoureux. On y a appris des «trucs», on en a tiré des leçons. Et cet apprentissage s’est effectué de différentes façons.

Plusieurs adolescents se sont instruits sur «ce qu’il faut faire» en présence du sexe opposé en observant les comportements des participants d’Occupation Double. Un garçon a appris comment embrasser une fille, en s’inspirant des adultes, par exemple. «Moi je ne savais pas embrasser, genre “frencher”, il y a à peu près un an et demi. Là, je regardais ça et je me disais : “Ça va m’apprendre.” […] J’ai regardé plusieurs épisodes d’Occupation Double et des films, et ça a fait, genre, un moyen d’embrasser. Puis ce moyen-là, je l’ai utilisé», explique Lewis, 14 ans.

On y apprend aussi «ce qu’il ne faut pas faire» en compagnie du sexe opposé. À certains moments, les adolescents ont jugé que le comportement d’un candidat ou d’une candidate n’était pas approprié, et qu’il valait mieux éviter de le reproduire. Par exemple, le fait que des participants de l’émission puissent au départ se percevoir négativement et finir malgré tout par former un couple a suscité chez Katya, 16 ans, une prise de conscience, celle qu’il est préférable de ne pas juger trop vite. «Au début, mettons ils ne se connaissent pas, mais ils se jugent. Puis à la fin de l’émission on les voit ensemble mettons. Ça m’a fait réfléchir là : genre pas juger quand tu connais pas.»

À d’autres moments, ce n’est pas le comportement des participants d’Occupation Double qui les influence, mais plutôt les commentaires et les réactions que ce comportement suscite au sein de la distribution de l’émission. L’adolescent déduit alors, selon l’appréciation ou à la non-appréciation suscitée par un comportement, s’il est bon ou non de le reproduire. Ainsi, parce que des garçons ont complimenté des candidates pour leur maquillage et leur coiffure, une adolescente, par exemple, s’est maquillée et coiffée de la même façon. Pour sa part, Laeticia, 14 ans, a compris qu’elle devait éviter d’être volage, qu’elle devait plutôt opter pour une relation amoureuse stable, lorsqu’une candidate s’est fait traiter de «pute» par des candidats pour avoir eu plusieurs aventures dans un court laps de temps. «Ça m’a fait allumer. Ils ont dit que c’était une “pute” et qu’elle se promenait trop d’un bord puis de l’autre, qu’elle devait être plus stable et garder le même gars.»

De même, les commentaires des proches jouent un rôle. À ce propos, un adolescent a décidé de se montrer galant avec les filles non seulement parce qu’il a vu les candidats agir de façon courtoise, mais aussi et surtout parce que ses parents lui ont expliqué, lors du visionnement, que la galanterie est un signe de respect et de gentillesse. Le fait que la galanterie soit connotée comme positive par ses parents a fortement contribué à ce qu’il intègre cette valeur dans ses habitudes de vie. Dans Vie quotidienne, culture télévisuelle et construction de l’identité familiale, Serge Proulx et Marie-France Laberge constatent d’ailleurs que les émissions de télévision sont propices à de nombreuses conversations entre parents et enfants durant l’écoute. Elles peuvent ainsi agir comme «moyen d’enseignement» auprès des enfants. En effet, la médiation des parents pour la compréhension de certains sujets plus difficiles d’accès aux jeunes, notamment la politique, fait en sorte que l’écoute du journal télévisé, des téléromans ou des séries, revêt une fonction éducative.

Impacts sur les attitudes

La plupart des adolescents ayant été influencés par Occupation Double affirment avoir appris plus d’une chose, et ces impacts sont suffisamment nombreux pour être recensés et catégorisés. Les participants d’Occupation Double ont eu un impact important sur les attitudes de 12 adolescents – 5 filles et 7 garçons.

Du côté des filles, on a appris qu’il n’est pas bien de mentir à un garçon, de juger une personne qu’on ne connaît pas, d’être impolie ou irrespectueuse lorsqu’on fait des commentaires ou des blagues à un garçon qui suscite notre intérêt, d’être nerveuse en présence du sexe opposé, d’être envahissante ou trop collante avec le garçon qui nous intéresse. On a aussi réalisé qu’il est préférable de connaître plusieurs garçons à la fois avant de jeter son dévolu sur un seul, puisque cela suscite l’intérêt du sexe opposé. 

Chez les garçons, on a appris qu’il n’est pas bien de mentir à une fille, d’être macho, infidèle, de s’intéresser à plusieurs filles dans un court laps de temps, de contraindre une fille à faire quelque chose contre son gré. On a réalisé qu’en présence du sexe opposé il vaut mieux maintenir un équilibre entre son côté sérieux et son côté comique, entre son côté mature et son côté enfant. Enfin, on a appris qu’en présence d’une fille il est bien d’être serviable, calme, galant, poli, de lui parler de façon respectueuse, de la complimenter, de lui offrir des cadeaux, de chercher à lui faire plaisir, d’acquiescer à ses demandes.

Diverses catégories d’impacts

Outre la question des attitudes, on retrouve quatre catégories d’impacts : impacts sur la prise d’initiative et la maîtrise de soi, impacts sur la façon d’aborder le sexe opposé, impacts sur les rapports physiques, impacts sur l’apparence physique.

En raison du caractère fonceur des participants, plusieurs filles et garçons font dorénavant preuve d’initiative lorsqu’ils ont de l’intérêt pour une personne, en allant lui parler et en lui faisant part de leur intérêt ou de leur amour. Plusieurs filles et garçons ont également appris de quelle manière ils devaient s’y prendre lorsqu’ils abordent une personne qui les intéresse, par exemple en s’intéressant à elle, en orientant les questions et les sujets de conversation autour de ses intérêts et de ses préférences. L’écoute d’Occupation Double a aussi eu une incidence sur la sexualité de certains adolescents. Un garçon a, par exemple, appris comment embrasser. Deux filles ont, pour leur part, réalisé qu’elles devaient éviter d’être volages. L’une d’entre elles a aussi constaté que les garçons ne pensent qu’au sexe, qu’ils sont volages et infidèles, ce qui l’a convaincue d’apprendre à connaître un garçon avant d’avoir des rapports physiques avec lui.

En ce qui concerne l’apparence physique, des adolescents ont pris les moyens nécessaires afin de ressembler aux participants. Chez les filles, certaines ont changé leur maquillage et leur coiffure, ou encore se sont mis à pratiquer la course à pied afin d’être aussi minces que les candidates. Du côté des garçons, certains se sont mis à pratiquer la musculation afin d’être aussi musclés que les candidats.

Absence d’impact pour sept adolescents 

Sept adolescents – quatre filles et trois garçons – affirment ne pas avoir été influencés par les comportements ou les commentaires des participants de l’émission. Plusieurs raisons ont été énoncées. En voici quelques-unes.

On peut, par exemple, ne pas vouloir apprendre des participants d’Occupation Double parce qu’on se considère suffisamment expérimenté en matière de relations homme-femme. Certains adolescents, pour leur part, estiment que le comportement amoureux des participants diffère de celui des jeunes de leur entourage. Les participants seraient, par exemple, plus rapides et directs dans leur façon d’approcher le sexe opposé et formeraient des couples beaucoup plus rapidement. Il est aussi arrivé que le comportement des participants soit venu heurter les valeurs de certains adolescents, au point de conduire ces derniers à ne pas vouloir prendre exemple sur eux. Du côté des filles, on peut en effet estimer que les candidates sont trop aguichantes – «agaces» –, alors que du côté des garçons, on peut désapprouver l’attitude des candidats à l’égard des candidates – «des players qui niaisent toutes les filles».

«Il est aussi arrivé que le comportement des participants soit venu heurter les valeurs de certains adolescents, au point de conduire ces derniers à ne pas vouloir prendre exemple sur eux.»

Côté sexualité

En 2005, l’American Psychological Association publiait The impact of media use on girls’ beliefs about gender roles, their bodies, and sexual relationships: A research synthesis. Dans cet article, Monique L. Ward et Kristen Harrison examinent les conclusions de 32 études ayant établi un lien entre l’exposition aux médias grand public et les perceptions et comportements sexuels des adolescents.

On peut y lire que le fait d’avoir un plus grand nombre de partenaires sexuels chez les deux sexes est relié à une exposition importante à des productions médiatiques sexuellement orientées, telles que les soap operas et les clips. En outre, l’exposition fréquente à certains genres d’émissions de télévision semble inciter à une plus forte approbation du sexe non-relationnel et des stéréotypes sexuels. Enfin, une exposition au contenu sexuel de certains clips, d’émissions de prime-time et de publicités de magazine est associée à une plus forte approbation des attitudes stéréotypées à l’égard de la sexualité, par exemple l’homme obsédé par le sexe et la femme-objet.

Or, les commentaires des jeunes qui ont été interrogés à propos d’Occupation Double divergent de ces conclusions. En effet, en regardant cette émission, certains ont appris à ne pas être volage ou macho. D’autres ont appris qu’il était préférable d’être fidèle et de connaître suffisamment son partenaire avant d’avoir des rapports physiques avec lui.

Mais qu’auraient été les résultats si un plus grand nombre d’adolescents avaient été interrogés? Lors d’un entretien, une adolescente a longuement parlé de son ami, un garçon de 15 ans qui lui aurait avoué avoir pris exemple sur un des candidats d’Occupation Double afin d’être populaire auprès du sexe opposé. Ce garçon aurait utilisé les mêmes expressions que le candidat, dragué et embrassé plusieurs filles en même temps, tout en faisant croire à chacune qu’elle était son unique amour. Ce cas – la recherche de plusieurs partenaires – démontre que certains adolescents peuvent, en étant exposés au contenu d’Occupation Double, réagir conformément aux conclusions des études examinées par Ward et Harrison.

«Une chose est certaine, très souvent Occupation Double va bien au-delà du simple divertissement.»

Il faut aussi faire remarquer que tous les jeunes ayant adhéré aux valeurs de fidélité et de stabilité affective et sexuelle ont dit l’avoir fait parce que l’infidélité et l’instabilité affective et sexuelle ont entraîné des critiques de la part des participants d’Occupation Double. C’est le cas de Lewis, 14 ans, qui en a conclu, à la suite des critiques dont furent l’objet des candidats volages, qu’il devait éviter d’agir de la même façon. «[…] Puis le gars qui aime plusieurs filles : il dit qu’il aime une fille, puis là après c’est une autre. Il dit ça plusieurs fois puis là après les filles disent genre : “C’est un méchant trou de cul”, des affaires de même. […]. Je me suis dit que c’était mieux que je ne fasse pas la même chose. Moi je “stiquerais” avec une fille. J’aimerais juste cette fille-là», dit Lewis.

Est-ce que la perception de ces jeunes aurait été différente si les pratiques amoureuses et sexuelles des candidats et des candidates n’entraînaient jamais de critiques au sein de la distribution d’Occupation Double, à l’image des chanteurs playboys dans les vidéoclips, entourés de femmes à moitié nues, sur fond d’ambiance festive?

Une chose est certaine, très souvent Occupation Double va bien au-delà du simple divertissement. Cette année, l’émission en est à sa 10e saison. Quel impact auront les participants de cette 10e cuvée sur les jeunes téléspectateurs québécois?

  • 1OD en baisse. Billet du blogue de Richard Therrien. http://blogues.lapresse.ca/therrien/2012/11/26/od-en-baisse/
  • 2Ces données sont tirées du livre de Luc Dupont, Téléréalité : Quand la réalité est un mensonge, Montréal, PUM, 2007.
  • 3Ibid.
  • 4Tiré de l’article de Dominique Mehl, «La télévision relationnelle», Cahiers internationaux de sociologie, 2002.

  • Vicky Berthiaume
    Université du Québec à Trois-Rivières

    Vicky Berthiaume est née en 1973, à Shawinigan. Elle détient un baccalauréat en communication sociale ainsi qu’une maîtrise en lettres (concentration communication sociale) de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Au cours des dernières années, elle a œuvré dans le domaine de la communication, notamment en tant que journaliste pigiste pour le compte de différentes publications.

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