Dans un contexte où les mutations démographiques, économiques et politiques redéfinissent les contours du territoire québécois, les universités en région apparaissent plus que jamais comme des leviers essentiels de cohésion sociale, de justice territoriale et de développement économique. Pourtant, leur avenir demeure précaire. En m’appuyant à la fois sur un parcours personnel au sein des institutions universitaires et sur une expérience de gouvernance publique, je propose ici une réflexion prospective sur l’évolution possible du rôle et du financement des universités en région. Cette analyse aborde successivement le contexte international, les dynamiques propres au Québec, les tensions structurelles auxquelles ces universités sont confrontées, et les pistes d’avenir pour assurer leur vitalité à l’horizon 2035.
1. L'université comme instrument d'émancipation personnelle et sociale
Mon propre parcours illustre l’impact transformateur de l’université en région. Issu d’un milieu où le passage vers les études supérieures représentait une rupture culturelle et sociale importante, le choix de fréquenter l’UQTR s’est imposé à moi comme un compromis à la fois audacieux et rassurant. Quitter ma famille était nécessaire pour grandir, mais je ne me sentais pas prêt à affronter l’anonymat d’une grande ville, la démesure d’un campus de renom ou l’univers impersonnel que j’y associais. J’avais besoin d’un environnement de proximité, à taille humaine, où l’on pouvait encore mettre des visages sur les relations, et où l’on pouvait espérer être reconnu dans son cheminement.
Même dans ce contexte, le sentiment d’imposture m’a accompagné dès mes premières années de baccalauréat. Comme plusieurs étudiants de première génération (EPG), j’ignorais tout des codes universitaires, et jusqu’à l’existence même des cycles supérieurs, que j’ai découverts grâce à l’invitation de professeurs et à mon engagement étudiant, notamment au sein du Conseil des études de l’Université du Québec. Ces rencontres ont ouvert des horizons insoupçonnés et m’ont permis de transformer une expérience d’apprentissage en véritable projet de vie.
C’est à travers l’université en région que j’ai pu m’affranchir, non pas en me détachant de mes origines, mais en trouvant des espaces où les ruptures pouvaient être accompagnées, apprivoisées et finalement fécondes. Les écrits de Fernand Dumont, en particulier Récit d’une émigration (2000), m’ont aidé à mettre des mots sur ce cheminement, qui font de l’université un passage, une traversée, où l’expérience de déplacement social devient une ressource pour penser, s’engager et contribuer à la collectivité.
Ce vécu individuel rejoint des constats plus larges de la recherche. Les universités situées hors des grands centres jouent un rôle particulier pour les EPG et pour les étudiants issus de milieux populaires : elles offrent un accès de proximité, limitent les coûts et les risques liés à la migration vers les grandes villes, et proposent des environnements perçus comme plus inclusifs et humains1. L’émancipation en contexte régional s’opère ainsi par des mécanismes concrets : un encadrement personnalisé, des relations plus directes avec le corps professoral, des occasions d’engagement étudiant, et une reconnaissance des trajectoires singulières qui permettent de construire la légitimité académique pas à pas.
Ainsi, l’université régionale agit comme un vecteur d’émancipation, en rendant accessibles non seulement des formations, mais aussi des environnements de reconnaissance et de légitimation. Elle constitue pour de nombreux étudiants de première génération un lieu de possibles : celui où l’on découvre qu’au-delà de la réussite scolaire, l’université peut devenir un instrument d’exploration identitaire, de participation citoyenne et d’émancipation sociale.
[L’université régionale] constitue pour de nombreux étudiants de première génération un lieu de possibles : celui où l’on découvre qu’au-delà de la réussite scolaire, l’université peut devenir un instrument d’exploration identitaire, de participation citoyenne et d’émancipation sociale.
2. Le contexte international : des dynamiques convergentes
Une analyse comparative de l’état de l’enseignement supérieur à l’échelle internationale révèle des enjeux similaires : massification, inégalités d’accès, crises de l’offre et de la demande, tension entre centralisation des ressources et besoins locaux2.
Mes interventions publiques sur la question, au Québec comme ailleurs dans le monde, m’ont convaincu de l’importance de penser l’université non comme un modèle unique, mais comme un espace adaptatif, ancré dans les réalités du territoire.
Concevoir l’université comme une institution adaptative est crucial, car son rôle ne se limite pas à transmettre des savoirs : elle doit aussi ajuster ses missions, ses programmes et ses modes de fonctionnement aux transformations démographiques, économiques et culturelles. Cette adaptabilité permet de répondre simultanément aux attentes globales de compétitivité et aux besoins spécifiques des communautés locales. Autrement dit, l’université n’est pas figée, mais évolutive, capable de conjuguer stabilité institutionnelle et souplesse stratégique pour demeurer pertinente.
Partout, la capacité à former, diplômer et retenir les talents repose sur une alliance entre vision éducative, politiques publiques cohérentes et écoute des besoins régionaux. Le financement doit constituer l’ossature permettant de répondre à ces finalités3.
3. Le contexte québécois : tensions et transformations
Au Québec, les universités en région subissent les contrecoups d’une structure de financement trop souvent influencée par des priorités conjoncturelles ou politiques. Les établissements, par leur diversité et leur ancrage local, peinent à faire valoir une vision commune des intérêts de l’ensemble du réseau universitaire. En parallèle, le ministère de l’Enseignement supérieur ne dispose pas toujours d’une vision d’ensemble cohérente des besoins régionaux et des effets à long terme des investissements universitaires sur la population québécoise4, comme c’est le cas dans d’autres régions du monde5.
Ainsi, l’avenir des universités en région est étroitement lié à leur capacité à faire émerger des porte-voix dans l’appareil politique, capables d’en défendre les spécificités et de les inscrire dans les règles de financement. Force est de constater que ces porte-voix demeurent trop peu nombreux ou trop peu entendus, ce qui explique la difficulté récurrente à faire reconnaître les particularités régionales dans la définition des priorités gouvernementales. Or, le cœur de l’enjeu réside dans l’équité : assurer une qualité de formation comparable sur l’ensemble du territoire et un accès réel à des programmes qui répondent aux réalités des milieux.
Ainsi, l’avenir des universités en région est étroitement lié à leur capacité à faire émerger des porte-voix dans l’appareil politique, capables d’en défendre les spécificités et de les inscrire dans les règles de financement.
Un exemple éloquent demeure celui de la formation médicale sous la responsabilité de l’Université McGill. Selon des données provenant de l'Institut canadien d'information sur la santé, un médecin sur deux formé par cette université ne pratique pas au Québec6. Selon cette logique, on comprend pourquoi le gouvernement, et particulièrement les universités situées en région, envisagent d’autres scénarios. La société québécoise assume un coût deux fois plus élevé pour chaque médecin formé à McGill qui reste ensuite au Québec, comparativement à d’autres établissements offrant des programmes similaires.
Dans ce contexte, la création récente d’un programme de médecine au sein du réseau de l’Université du Québec apparaît comme une réponse à la fois stratégique et équitable. Elle ouvre la porte à une meilleure répartition de l’offre de formation médicale et à une modulation qui pourrait s’ancrer directement dans les besoins des régions, en lien avec les réalités démographiques, sociales et économiques locales. Pour moi, il s’agit d’une occasion unique d’affirmer le rôle des universités régionales comme acteurs centraux dans l’aménagement du territoire, tout en renforçant leur légitimité dans le dialogue avec l’État.
4. L’éducation comme mandat fondateur des universités en région
Cela ne dédouane toutefois pas les universités en région de leur mission première, parfois négligée par leurs dirigeants. Rappelons que l’article 3 de la Loi sur l’Université du Québec, qui concerne une grande partie des universités dites « en région », énonce clairement qu’elle « a pour objet, dans le respect de la liberté de conscience et des libertés académiques inhérentes à une institution universitaire, l’enseignement supérieur et la recherche; elle doit notamment, dans le cadre de cet objet, contribuer à la formation des maîtres ». Pourtant, les taux de diplomation au secondaire et au collégial dans plusieurs régions du Québec révèlent une fracture préoccupante. Dans certaines zones comme la Côte-Nord ou l’Abitibi, les taux sont inférieurs à 60 %, voire à 50 % chez les garçons. Cette réalité devrait être perçue non seulement comme un enjeu éducatif, mais comme une urgence sociale et territoriale. Elle s’ajoute à des défis majeurs dans plusieurs communautés autochtones, où l’engagement des institutions universitaires demeure insuffisant.
5. Des perspectives : le lien entre université et territoire
Trois pistes prioritaires me semblent devoir être explorées :
- Ancrer le financement dans les missions et les besoins territoriaux, en reconnaissant la diversité des mandats et des réalités socio-économiques7. Concrètement, cela signifie que les modèles de financement doivent être capables de prendre en compte des missions spécifiques : par exemple, les coûts plus élevés associés aux petits groupes (gestionnaires scolaires ou de la santé par exemple) dans certaines disciplines en région, ou encore les investissements nécessaires pour maintenir des programmes essentiels, mais faiblement contingentés (pensons à la formation des enseignants ou des travailleurs sociaux). De tels ajustements permettraient d’éviter que des logiques strictement quantitatives (nombre d’étudiants inscrits ou diplômés) ne fragilisent des missions fondamentales pour les communautés.
- Renforcer les stratégies d’internationalisation à l’échelle des régions, dans une logique de partenariat durable et de bénéfices réciproques8. Cela implique de dépasser la simple attraction d’étudiants étrangers pour viser des collaborations ancrées dans le temps. On peut penser, par exemple, à des ententes bilatérales entre une université régionale et des institutions d’Afrique francophone pour codévelopper des programmes adaptés aux enjeux locaux, à l’utilisation d’espace de réseaux universitaires francophones comme l’Agence universitaire de la francophonie pour former de futurs étudiants sur le Québec ou l’amélioration de leur français, ou encore à la mise en place de laboratoires conjoints de recherche portant sur des réalités partagées (climat nordique, littoral, ressources naturelles, traitement des matières résiduelles), le tout pouvant être mis en relation avec des forces du milieu industriel (la question des déchets solides et liquides pourrait notamment permettre de solliciter une entreprise comme PremierTech sur différents projets). Ces approches favorisent non seulement le rayonnement international des universités régionales, mais aussi l’apport concret de retombées pour les partenaires, renforçant la légitimité et la durabilité des échanges.
- Former une nouvelle génération de décideurs universitaires et politiques, conscients de la complexité des dynamiques territoriales et porteurs d’une vision inclusive9. Le défi est d’autant plus grand que les universités peinent aujourd’hui à recruter des administrateurs parmi le corps professoral. Pour revaloriser ces fonctions, plusieurs stratégies pourraient être mises en œuvre : offrir des formations en leadership universitaire adaptées, mieux reconnaître ces engagements dans l’évolution de carrière (promotion, allégement de tâche, valorisation dans les critères d’évaluation), et développer une culture de collégialité qui fait de l’engagement administratif une composante noble de la mission professorale. Ces mesures contribueraient à susciter l’intérêt d’une nouvelle génération pour le pilotage des institutions. En ce sens, un centre d’excellence et de formation proprement québécois devrait être envisagé (il pourrait aussi desservir d’autres universités francophones ou bilingues au Canada), d’autant que trois autres centres de formation existent au Canada, essentiellement en langue anglaise.
Conclusion
Les universités en région ne sont pas des résidus du système universitaire québécois, mais ses vigies les plus précieuses. Situées en périphérie tout en étant connectées à des centres plus peuplés, elles permettent d’observer, d’expérimenter, de penser autrement. Leur avenir constitue en réalité un avant-poste pour l’ensemble du système universitaire. Parce qu’elles sont plus directement exposées aux transformations démographiques, aux contraintes budgétaires, à la nécessité d’innover en pédagogie et à la relation étroite avec leur milieu, les universités en région affrontent plus tôt et plus intensément des défis qui toucheront ensuite les établissements métropolitains. En ce sens, elles ne sont pas seulement des actrices périphériques : elles annoncent, expérimentent et parfois anticipent les mutations qui redéfiniront l’avenir de toutes les universités. Encore faut-il qu’elles assument pleinement les responsabilités qui leur sont dévolues.
Les universités en région ne sont pas des résidus du système universitaire québécois, mais ses vigies les plus précieuses. Situées en périphérie tout en étant connectées à des centres plus peuplés, elles permettent d’observer, d’expérimenter, de penser autrement. Leur avenir constitue en réalité un avant-poste pour l’ensemble du système universitaire.
Références
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- Barnhardt, C. L. (2017). Les agendas sociaux des fondations philanthropiques et le domaine de l'enseignement supérieur. Dans Higher education: Handbook of theory and research (pp. 181–257). Springer, Cham. http://dx.doi.org/10.1007/978-3-319-48983-4_5.
- Bleiklie, I., Enders, J., & Lepori, B. (Eds.). (2017). La gestion des universités. Changement politique et organisationnel dans une perspective comparative d'Europe occidentale. Basingstoke: Palgrave Macmillan.
- Bleiklie, I., & Michelsen, S. (2013). Comparaison des politiques d'enseignement supérieur en Europe. Higher Education, 65(1), 113–133. doi:10.1007/s10734-012-9584-6.
- Busemeyer, M. R., & Trampusch, C. (2011). Comparative Political Science and the Study of Education. British Journal of Political Science, 41(2), 413–443. doi:10.1017/S0007123410000517.
- Chenard, P., & Doray, P. (2011). Enjeu réussite dans l’enseignement supérieur. Montréal : Presses de l’Université du Québec.
- Chou, M.-H., & Gornitzka, Å. (Eds.). (2014). Construire l'économie de la connaissance en Europe. Nouvelles constellations dans la gouvernance européenne de la recherche et de l'enseignement supérieur. Cheltenham: Edward Elgar.
- Chou, M.-H., Jungblut, J., Ravinet, P., & Vukasovic, M. (2017). Gouvernance et politique de l'enseignement supérieur: une introduction aux dynamiques multi-questions, multi-niveaux et multi-acteurs. Politique et société, 36(1), 1–15. doi:10.1080/14494035.2017.1287999.
- Dumont, F. (2000). Récit d’une émigration. Montréal : Boréal.
- Jungblut, J., & Rexe, D. (2017). Les politiques d'enseignement supérieur au Canada et en Allemagne. Politique et société, 36(1), 49–66.
- Maltais, M., Jungblut, J., Ness, E.C., & Rexe, D. (2023). Same Same, but Different? Comparing the Politics of Higher Education Policy in Western Europe, Canada, and the U.S. In: Jungblut, J., Maltais, M., Ness, E.C., Rexe, D. (eds) Comparative Higher Education Politics. Higher Education Dynamics, vol 60. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-031-25867-1_22.
- 1
Chenard et Doray, 2009.
- 2
Bleiklie & Michelsen, 2013 ; Chou et coll., 2017.
- 3
Busemeyer & Trampusch, 2011; Maltais et coll., 2023)<
- 4
Maltais et coll., 2023.
- 5
Barnhardt, 2017; Jungblut & Rexe, 2017.
- 6
Daphnée Dion-Viens, « 300 étudiants non québécois formés en médecine à McGill à nos frais », dans Le journal de Montréal, 24 avril 2023. Consulté en septembre 2025 : https://www.journaldemontreal.com/2023/04/24/300-etudiants-non-quebecois-formes-en-medecine-a-mcgill-a-nos-frais.
- 7
Amaral et coll., 2009.
- 8
Chou & Gornitzka, 2014.
- 9
Bleiklie, Enders & Lepori, 2017.
- Martin Maltais
UQAR
Martin Maltais est professeur en financement et politiques d’éducation au campus de Lévis de l’Université du Québec à Rimouski. Gestionnaire de proximité, il a été conseiller de quatre ministres issus de trois gouvernements différents et directeur adjoint pour deux d’entre eux. Au sein du gouvernement du Québec, il a principalement eu la responsabilité de l’enseignement supérieur, de la recherche, de la science et de la technologie. Auteur de plusieurs articles, rapports et communications en lien avec les politiques et le financement de l’éducation, de l’enseignement supérieur, de la formation à distance et de la recherche scientifique, il est un acteur clé de l’élaboration des politiques d’enseignement supérieur et du numérique au Canada. Il fait partie du conseil d’administration depuis 2021. Nommé pour un mandat de deux ans, Martin Maltais est président de l’Acfas depuis le 14 mars 2024.
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