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Yves Gingras, Université du Québec à Montréal

Les scientifiques canadiens-français de la province de Québec ont [...] été les huitièmes au monde à créer, en 1923, une [association pour l'avancement des sciences] sous le nom d’Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (Acfas).

[Ce texte constitue une version remaniée d’un article paru d’abord en anglais sous le titre « Why Canada Never Had a National Association for the Advancement of Science? » dans Physics in Canada/La physique au Canada, novembre-décembre 2006, p. 355-359. Je remercie Raphaël Pelletier pour l’avoir traduit. Je l’ai ensuite révisé et mis à jour pour la présente publication.]

Pour un historien, il n'est jamais facile – et toujours risqué – de formuler des questions négatives, et surtout de tenter d’y répondre, car les réponses semblent plus spéculatives que celles portant sur des faits ou événements avérés1. Pourtant, en écrivant l’histoire de l’Acfas, j’ai été frappé par un « non-événement » surprenant : pourquoi les scientifiques canadiens n'ont-ils jamais réussi à créer une « Association canadienne pour l'avancement des sciences » (ACAS), comme ce fut le cas au Québec et dans beaucoup d’autres pays depuis 1831? La question intrigue. Il vaut la peine de s'interroger sur les raisons de cette absence persistante et singulière d'une organisation canadienne bilingue (ou même simplement anglophone) parlant au nom des scientifiques canadiens de toutes les disciplines, comme le fait l’Acfas pour les francophones depuis 1923.

L'événement suivant, survenu en 2005, illustre bien que cette question est plus que simplement académique. Ne disposant pas d’un lieu de publication spécifique où exprimer leurs préoccupations sur des questions nationales, des scientifiques canadiens ont été contraints de présenter leurs griefs sur les « problèmes de cofinancement au Canada » dans une longue lettre publiée dans la revue Science, organe de l'Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS). Le conseiller scientifique national du premier ministre du Canada de l’époque, Arthur J. Carty, a dû répondre dans cette même revue pour défendre les politiques gouvernementales canadiennes2. En somme, faute  d'outils de communication adéquats au Canada, ils ont dû « laver leur linge sale » dans une revue américaine… Mais le même mois, le même conseiller scientifique a pu utiliser Découvrir, le magazine de l’Acfas, pour présenter ses vues aux chercheurs et chercheuses francophones sur le rôle de la R-D canadienne dans le contexte mondial!3

La comparaison entre les nombreuses tentatives infructueuses de création d'une telle association canadienne, d’une part, et la création réussie de l'Acfas, d’autre part, en 1923, suggère que l’échec canadien tient en bonne partie à l'absence de cohésion culturelle forte au sein du ROC (Rest of Canada), essentiellement anglophone, et au sein duquel les scientifiques se distinguent difficilement de leurs homologues américains. Voilà qui contraste avec la spécificité culturelle et linguistique du Québec francophone, laquelle a fortement contribué à la création, somme toute assez rapide, de l’Acfas. Il apparaît donc éclairant de rappeler les quelques tentatives des scientifiques anglo-canadiens de se doter d’une société savante vouée à promouvoir l’avancement des sciences dans toutes les disciplines.

L’origine des associations pour l’avancement des sciences

Il est bien connu que les Britanniques ont fourni le modèle des nombreuses associations pour l'avancement des sciences (AAS) en créant en 1831 la British Association for the Advancement of Science (BAAS), une organisation toujours active aujourd'hui4. Celle-ci s'inspire de son prédécesseur allemand, la Gesellschaft Deutscher Naturforscher und Ärtze, fondée en 1822, mais elle se distingue en couvrant tous les domaines scientifiques de la connaissance, y compris les sciences sociales et humaines. Outre la tenue d'une réunion chaque année dans une ville différente et au cours de laquelle les scientifiques de toutes disciplines présentent les résultats de leurs recherches, ces associations ont fourni une plate-forme organisationnelle leur permettant de s'exprimer d'une seule voix sur toutes les questions liées à la science dans son sens le plus large. Le modèle a été rapidement imité. Comme le montre le tableau 1, l'association italienne a été la première à suivre le mouvement en 1839, tandis que l'association américaine (AAAS) a été créée en 1848. L’Association australienne et néo-zélandaise a suivi en 1888, après l'Association française pour l'avancement des sciences (AFAS) en 1872. Au début du 20e siècle, des associations similaires ont vu le jour en Afrique du Sud (1902), en Inde (1912), au Japon (1932), en Argentine (1933), en Chine (1947), au Brésil (1948), en Uruguay (1948) et au Pakistan (1947). Dans le seul Commonwealth britannique, on comptait six associations de ce type en 1950, aucune ne représentant le Canada. Les scientifiques canadiens-français de la province de Québec ont ainsi été les huitièmes au monde à créer, en 1923, une telle AAS sous le nom d’Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (Acfas).

Tableau 1 : Date de fondation des principales AAS

  • 1831                British Association for the Advancement of Science
  • 1839                Societas Italiana per il Progresso della Scienza
  • 1848                American Association for the Advancement of Science
  • 1872                Association française pour l’avancement des sciences
  • 1888                Australiasian Association for the Advancement of Science
  • 1902                South African Association for the Advancement of Science
  • 1912                Indian Science Congress Association
  • 1923                Association canadienne-française pour l’avancement des sciences
  • 1932                Japanese Society for the promotion of Science
  • 1933                Argentine Association for the Advancement of Science
  • 1947                Chinese Association for the Advancement of Science
  • 1947                Pakistan Association for the Advancement of Science
  • 1948                Associacion Uruguaya para el Progreso de la Ciencia
  • 1949                Sociedade Brasiliera para o progresso da Ciência

Pour mieux comprendre les raisons pouvant expliquer l’absence d’une association canadienne, il faut d’abord  remonter à la création de la Société royale du Canada (SRC). Ensuite, il faut examiner les effets pratiques et symboliques des visites au Canada de la BAAS et de l'AAAS sur la prise de conscience par les scientifiques canadiens de leur identité nationale et de leur capacité à parler collectivement au nom de la science dans le contexte canadien. Une analyse de la création et des activités de l'Acfas permettra, par effet de contraste, de mettre en lumière l'absence des éléments de cohésion culturelle qui auraient pu conduire à la création d'une association canadienne.

Le rôle national de la Société royale du Canada

La première organisation nationale de scientifiques au pays est la Société royale du Canada (SRC), fondée en 1882. L’impulsion menant à sa création ne provient cependant pas des quelques scientifiques canadiens de l’époque, mais plutôt du gouverneur général, le marquis de Lorne. C’est lui qui a convaincu des universitaires comme Daniel Wilson, de l'Université de Toronto, et William Dawson, de McGill, de l'aider dans cette entreprise de construction d'une nation5. Bien que ces deux savants aient montré au départ peu d’enthousiasme face à cette idée étant donné le nombre trop restreint, selon eux, de scientifiques « éminents » au Canada pour former un tel corps honorifique, ils ont finalement accepté de participer à son organisation et contribué à nommer les premiers membres qui, à compter de 1882, se sont réunis chaque année à Ottawa pour présenter leurs travaux, qui étaient imprimés par la suite dans le volume annuel des Proceedings and Transactions de la SRC.

La Société fut d'abord répartie en quatre sections : la littérature et les sciences sociales étaient divisées sur une base linguistique (section I francophone, section II anglophone), alors que les sciences de la nature étaient communes aux deux communautés linguistiques. La section III était consacrée aux sciences physiques (astronomie, chimie, mathématiques, physique) et la section IV, à la biologie et à la géologie. En 1918, cette dernière section a été subdivisée en deux, la section IV étant consacrée à la biologie et la section V à la géologie. En tant qu'organisation d’élite, la SRC n'était pas vraiment un lieu de rencontre pour toute la communauté scientifique, qui était alors petite et dispersée dans tout le pays, avec de fortes concentrations à Montréal et à Toronto.

Couverture des Proceedings and Transactions de la SRC
Couverture du premier volume de la publication annuelle Proceedings and Transactions de la SRC. À droite, la section I francophone des communication de littérature et de sciences sociales

Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que le Conseil national de recherches du Canada (CNRC) – créé en 1916 – offrira des bourses de maîtrise et de doctorat pour la formation de chercheurs et des subventions de recherche pour les professeurs, stimulant ainsi fortement la croissance d'une communauté scientifique canadienne6. À compter des années 1920, des membres des sections scientifiques recommanderont régulièrement que le nombre maximum de membres par section « soit accru de façon à permettre l'adhésion de plus de chercheurs actifs et reconnus7 ».

Dans ce contexte de développement, la proposition la plus radicale pour répondre au problème de la « génération montante » de scientifiques est venue d'un membre de la section Biologie, Robert Thompson. Ce dernier a suggéré au Conseil de la Société, en mai 1923, que celle-ci étudie la possibilité de former une association canadienne pour l'avancement de la science où « des scientifiques plus jeunes pourraient rencontrer leurs aînés, au plus grand bénéfice des deux, et où les hommes d'affaires et autres personnes intéressées à la science ainsi que le public en général, pourraient se regrouper pour la promotion d’une cause commune8 ». Bien qu'elles se soient opposées à la création d'une telle organisation, les sections ont favorisé « l’ouverture de la Société royale du Canada aux jeunes scientifiques ». Selon une de leurs propositions, cela pourrait se faire « par la création auprès de chaque section d’une catégorie de membre associé ouverte à tout chercheur sérieux engagé dans des travaux relatifs à ladite section9 ». Rien de concret n'est finalement ressorti de ces discussions10, mais le fait qu'elles aient eu lieu confirme le malaise de plusieurs scientifiques membres de cette organisation d’élite qui ne répondait pas aux besoins de l’ensemble des chercheurs canadiens.

La SRC ayant été créée sur le modèle élitiste de la Royal Society of London, elle ne pouvait jouer le rôle dévolu à une association du genre BAAS et AAAS qui, elles, sont complémentaires à leur académie des sciences, réservée à l’élite. Ce type d’associations accueillent l’ensemble des scientifiques du pays et elles contribuent ainsi à créer ainsi un sentiment d’appartenance à une même communauté scientifique nationale.

Les associations pour l'avancement des sciences "accueillent l’ensemble des scientifiques du pays et elles contribuent ainsi à créer ainsi un sentiment d’appartenance à une même communauté scientifique nationale."

La création de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (Acfas)

Le moment où Thompson fit sa suggestion (mai 1923) peut laisser supposer que celle-ci représentait une réaction à la nouvelle que leurs collègues canadiens-français de Montréal préparaient justement la création d'une « association canadienne pour l'avancement des sciences ». Alors que la proposition de Thompson n'a pas abouti, celle du petit groupe de professeurs de l’Université de Montréal, réunis autour du Frère Marie-Victorin, du biologiste Louis-Janvier Dalbis et du docteur Léo Pariseau, mènera à la création de l'Acfas, fondée lors d'une réunion tenue le 15 juin 1923 à l'Université de Montréal. La nouvelle organisation s’est alors donné pour objectif de stimuler le développement de l'enseignement et de la recherche au Canada français (en pratique, cela signifiait la province de Québec) au moyen de conférences, de prix et de congrès. Il est intéressant de noter que les fondateurs ont envisagé pendant un moment d'appeler leur organisation « Société canadienne pour l'avancement des sciences », mais ils ont rapidement choisi de se limiter aux Canadiens français, décision réaliste qui a sûrement contribué au succès de l’Acfas en concentrant les actions sur les questions locales. On connaît la suite. Au cours des dix premières années, l'Acfas organise essentiellement des conférences populaires dans les collèges et les universités, et accorde quelques petites subventions pour aider à la publication d'articles. En 1933, elle tient son premier congrès, lequel sera ensuite organisé annuellement – seule la pandémie de Covid-19 brisera cette continuité en 202011.

15 juin
Lettre de Marie-Victorin à Mgr Piette, 8 juin 1923, Archives de l’UQAM, Fonds de la Société de biologie de Montréal, 18 P5/11.

La BAAS et la AAS en visite au Canada

Bien que le Canada n'ait jamais eu sa propre association pour l'avancement des sciences, cela n'a pas empêché les associations étrangères comme la BAAS et l'AAAS d’y tenir leurs réunions plusieurs fois. La BAAS a ainsi organisé quelques-uns de ses congrès dans le « Dominion  du Canada » en visitant Montréal en 1884, Toronto en 1897 et en 1924, et Winnipeg en 1909. Pour sa part, son homologue américaine a tenu son congrès à Montréal en 1857, en 1882 et en 1964, à Toronto en 1921 et 1981, et à Ottawa en 1938. Grâce à ces rencontres, de nombreux scientifiques canadiens ont pris l'habitude d’être membres de ces associations, notamment de l'AAAS, juste au sud de la frontière. Les plus éminents scientifiques canadiens étaient même très actifs au sein de l’organisation américaine. Ainsi, William Dawson, géologue renommé et principal de l'Université McGill, fut président à la fois de l'AAAS (en 1882) et de la BAAS (en 1886), un exploit dont il était fier, comme il l’exprima à son fils après sa nomination : « Ce pourrait être quelque chose de significatif que d'être le premier président issu des "colonies" et le seul homme à avoir présidé à la fois les associations américaine et britannique12 ». Bien plus tard, en 1921, le physicien torontois John C. McLennan sera vice-président de l'AAAS, préparant ainsi la venue du congrès à Toronto cette année-là13. De même, le Frère Marie-Victorin, botaniste, sera secrétaire de la section botanique de l'AAAS en 1938, année de la rencontre à Ottawa.

Ces « visites » ont eu des effets symboliques importants. Comme si la présence des Américains était nécessaire pour donner un sentiment d'identité aux Canadiens anglais, la préparation de la visite de l'AAAS à Ottawa en 1938 a stimulé l'organisation d'une session sur « Le progrès de la science au Canada ». À cette occasion, deux scientifiques canadiens-français et sept canadiens-anglais ont présenté un aperçu du développement historique de leurs disciplines respectives dans leur pays. Ces communications ont été publiées un an plus tard sous la forme d'un livre intitulé A History of Science in Canada, le premier volume consacré à l'examen de l'état de la science au Canada dans une perspective historique. Comme l'éditeur, Henry Marshall Tory, ancien président du Conseil national de recherches du Canada (de 1928 à 1935), l'a noté dans son introduction, la visite de l'AAAS a fourni une opportunité « de porter à l'attention du public canadien et américain la position atteinte par la science dans ce pays ». Organisée par Lawrence Burpee, alors secrétaire de la SRC, la séance comprenait plusieurs présentations consacrées chacune à une discipline particulière : astronomie, botanique, chimie, géologie, mathématiques-physique, zoologie, et deux à la médecine respectivement sous le régime français et anglais. Tory présida la rencontre et considéra que « les impressions faites par ces exposés sur les membres de l'AAAS étaient excellentes14

».

Se tourner vers le passé afin d’identifier ses ancêtres est une manière de créer un sentiment d’appartenance15. Pour une colonie britannique comme le Canada, qui venait tout juste d'obtenir l'autonomie officielle de la part de la Grande-Bretagne (surtout en matière de relations internationales) par le Statut de Westminster de 1931, cette séance avait une signification symbolique. Dans un sens, on peut y voir une première prise de conscience du fait que le Canada doit construire sa propre identité scientifique afin de ne pas être considéré comme une simple colonie britannique ou, pis encore, un appendice ou « 51e État » informel des États-Unis.

History of Canada
À l'occasion de la la visite de l'AAAS à Ottawa en 1938, deux scientifiques canadiens-français et sept canadiens-anglais ont présenté un aperçu du développement historique de leurs disciplines respectives dans leur pays. Ces communications ont été publiées sous le titre A History of Science in Canada, en 1939.

Bien que la création de la SRC en 1882 ait été un premier pas dans la direction d'une telle prise de conscience, il restait encore beaucoup de travail symbolique à faire. Cependant, après la publication du volume collectif d’histoire des sciences, personne ne semble avoir eu l'énergie, le temps, le dévouement et surtout la conviction nécessaires pour créer un équivalent canadien de l'AAAS. Comme si le simple fait de participer aux congrès annuels de l’AAAS était suffisant à des fins scientifiques. La plupart des scientifiques canadiens ne s’en préoccupaient pas outre mesure, mais l'absence d'une AAS canadienne surprit le prince Philip lors de sa visite au Canada en 1951, accompagné de sa femme, la future reine Élizabeth Il. Le prince était alors président de la BAAS, et il avait demandé de rencontrer son « homologue » canadien. Il fit plutôt la connaissance des représentants de l'Acfas à Montréal… Les journaux canadiens-français ont alors été prompts à noter, avec fierté en plus, que le prince avait remarqué l'absence d'un équivalent anglophone de l'Acfas (voir extraits ci-dessous). Deux ans auparavant, en 1949, lorsque l'UNESCO avait organisé une réunion de toutes les AAS du monde afin de favoriser les échanges entre elles, le Canada n'était représenté que par l'Acfas, qui ne pouvait décrire que les activités réalisées au Québec. Depuis les années 1930, l'Acfas avait développé des relations officielles avec ses associations sœurs, l'AAAS et la BAAS, en envoyant des délégués québécois à leurs réunions. En 1947, par exemple, le vice-président de l'AAAS (J. W. Bridge) et le président de la BAAS (Sir Henry Dale) étaient présents à la réunion de l'Acfas16.

Alors que l'Acfas s'était rapidement développée depuis son premier congrès en 1933, il a fallu attendre 1964 pour qu'une suggestion de créer une ACAS refasse surface17.  Curieusement, la proposition semble encore avoir été stimulée par la visite à Montréal de l'AAAS, sa troisième depuis 1857. Je n'ai cependant trouvé aucune trace d'une quelconque action entreprise pour créer une telle organisation. Au congrès de l'Acfas de 1964, qui s'est également tenu à Montréal, il y avait plus de 1 000 participants, et son secrétaire général a également participé à la préparation de la réunion de l'AAAS. En fait, parmi les dix associations qui coparrainaient la réunion américaine, seule l'Acfas était une association du même type que l'AAAS.

Le Devoir octobre 1051
Extraits du quotidien Le Devoir d'octobre 1951, rendant compte de de la visite du Prince Philip. Celui-ci avait été surpris de l'absence d'une AAS canadienne. À gauche, un extrait du 30 octobre, à droite, 31 octobre.

Qui parle au nom de la science canadienne?

Avant la fin des années 1960, peu de mesures concrètes ont été prises pour créer une association canadienne pour l'avancement de la science. La plupart des scientifiques intervenaient au sein de leurs organisations disciplinaires respectives, telles l'Association canadienne des physiciens, l'Institut chimique du Canada ou la Société canadienne de psychologie, pour n'en nommer que quelques-unes. Comme nous l'avons dit, beaucoup de scientifiques canadiens étaient également membres de l'AAAS et participaient à ses réunions. En dehors de leurs champs d’intérêt disciplinaires, ces scientifiques ne semblent pas avoir été très intéressés par la création d'un véritable espace intellectuel canadien où ils pourraient se réunir sur une base nationale pour défendre et promouvoir la culture scientifique au sein de leur pays.

Probablement plus sensibles que les spécialistes des sciences naturelles à la question de l'identité nationale, les spécialistes des sciences sociales ont créé le Conseil canadien de recherche en sciences sociales en 1940, sur le modèle de son homologue américain  (le Social Science Research Council) et, en 1943, les spécialistes des sciences humaines ont fondé une organisation similaire (le Conseil de recherche en sciences humaines).

Probablement plus sensibles que les spécialistes des sciences naturelles à la question de l'identité nationale, les spécialistes des sciences sociales ont créé le Conseil canadien de recherche en sciences sociales en 1940, sur le modèle de son homologue américain  (le Social Science Research Council) et, en 1943, les spécialistes des sciences humaines ont fondé une organisation similaire (le Conseil de recherche en sciences humaines). Comme l'a noté l’historien Donald Fisher, ce Conseil de recherche en sciences sociales « a été la première organisation nationale au Canada dont l'objectif principal était de représenter toutes les disciplines des sciences sociales18 ». Toutefois, malgré ses ambitions, l'organisation s'est progressivement réduite « à un groupe relativement restreint de chercheurs, principalement anglophones19 ». Comme les quelques spécialistes québécois des sciences sociales de l'époque faisaient déjà partie de l'Acfas, ils ne voyaient probablement aucune raison urgente de s'investir dans une organisation dite « nationale », mais qui serait dominée de facto par les anglophones. Néanmoins, les spécialistes canadiens des sciences sociales et humaines étaient mieux préparés que les autres scientifiques à défendre collectivement les intérêts de leurs disciplines lorsque la science est devenue socialement et économiquement plus importante et que l’idée de formuler une « politique scientifique » canadienne a commencé à faire son chemin au milieu des années 1960.

La pertinence d'avoir un « porte-parole » pour la science est devenue évidente dans la seconde moitié des années 1960, lorsque les gouvernements ont commencé à formuler des politiques scientifiques. Dans nos démocraties représentatives, les gouvernements préfèrent généralement discuter avec les représentants officiels de chaque groupe d'intérêt, et le milieu scientifique ne fait pas exception. Ainsi, dans les pays où il existait des associations générales pour l’avancement des sciences, les scientifiques étaient en bonne position pour discuter avec les gouvernements et soumettre leurs points de vue sur le rôle de la science dans la société. Au milieu des années 1960, les scientifiques canadiens ne disposaient pas encore d'une telle organisation « nationale », et ils ont été, en fait, obligés d'en créer une lorsque le gouvernement fédéral a demandé en 1968 – par l'intermédiaire du comité sénatorial sur la politique scientifique, présidé par le sénateur Maurice Lamontagne – « Qui parle au nom de la science canadienne? » L'Acfas se présentait naturellement comme porte-parole des scientifiques francophones, mais les scientifiques canadiens-anglais étaient divisés selon les disciplines, et ils n'avaient pas de voix collective. En réponse à la question du comité sénatorial, ils ont alors créé la Scientific, Technological and Engineering Community of Canada (SCITEC). L'Acfas représentait la « société distincte » francophone au sein du conseil de cette association. Tout en acceptant de se joindre au nouvel organisme, l'Acfas ne voulait pas que la SCITEC soit un organisme national « parlant » au nom de la science canadienne, car cela aurait noyé la voix spécifique des francophones dans la « mer » des intérêts des anglophones. L'Acfas a donc soumis son propre mémoire au comité sénatorial, et la SCITEC représenta alors uniquement les intérêts des Canadiens anglais, même si, en fait, elle comptait des francophones dans son conseil d'administration. L'Acfas avait l’habitude de ces exercices de représentation politique. Dès 1949, elle avait présenté un mémoire à la Commission royale des arts, des lettres et des sciences au Canada. Promouvant la diffusion de la science, elle y suggérait déjà que la radio et la télévision étaient des médias très utiles pour favoriser la compréhension de la science par le public20.

La pertinence d'avoir un « porte-parole » pour la science est devenue évidente dans la seconde moitié des années 1960, lorsque les gouvernements ont commencé à formuler des politiques scientifiques.

Après quelques années d'activité, au cours desquelles elle a publié une revue, Science Forum, essentiellement consacrée aux débats sur la politique scientifique canadienne, la SCITEC a perdu sa raison d'être. Ses origines et ses objectifs n'étaient, en effet, qu'un sous-produit de la « demande » générée par la commission Lamontagne, et elle s'est donc éteinte avec le débat sur une politique scientifique nationale. Alors que la SCITEC était en sommeil, le Consortium canadien pour la recherche (CCR) a été créé, en 1976. Ce dernier regroupe aujourd’hui vingt organisations qui « représentent des chercheuses et chercheurs dans toutes les disciplines au Canada21 ». Puis, au début des années 1980, la SCITEC s'est finalement transformée en Association des sciences au Canada (ASC) – et non en ACAS, afin d'avoir un acronyme bilingue... Elle a publié un bulletin pendant un certain temps (Access), mais celui-ci est rapidement tombé dans l'oubli. Les deux organisations n'ont toujours pas de revue nationale visible, pouvant rivaliser avec celle de l’Acfas.

Comme si la capacité de regroupement des chercheurs canadiens ne pouvait se réaliser qu’en période de crise, il faudra attendre 1995 et les importantes coupures budgétaires au niveau fédéral pour assister à la fondation du Partenariat en faveur des sciences et de la technologie (PFST). Celui-ci regroupe vingt « organisations nationales actives dans les domaines des sciences et du génie », et il est en quelque sorte une réincarnation de la SCITEC22. Les deux groupes (CCR et PFST) font depuis des représentations auprès du gouvernement au nom de la science canadienne, mais on ne peut pas dire qu’ils jouissent d’une grande visibilité en dehors des « coulisses du pouvoir » à Ottawa. À ces nombreuses tentatives infructueuses de créer une organisation représentative de la science canadienne, on peut ajouter l’incorporation à Vancouver en 1996 de la Canadian Association for the Advancement of Science/l’Association canadienne pour l’avancement de la science. Selon le registre canadien des entreprises, l’organisation a été disssoute en 2018 et ne semble pas avoir eu d’activités importantes au cours de sa brève existence23.

En conclusion

Lorsque l'on compare l'histoire de l'Acfas et de ses multiples activités à celle des associations canadiennes-anglaises, on ne peut échapper au sentiment que la caractéristique fondamentale expliquant l'existence même de l'Acfas est une forte identification à une nation canadienne-française avec sa propre langue (le français) et ses institutions spécifiques. La création de l'Acfas au début des années 1920 faisait partie intégrante de la lutte pour l'existence nationale et le développement économique d'une culture francophone dans un océan de culture anglo-américaine. Parlant anglais, le ROC arrive difficilement à se distinguer des États-Unis malgré l'existence de frontières politiques, et ce, non seulement dans le domaine scientifique, mais aussi dans celui de la littérature et du cinéma. En partageant une langue commune avec les Américains, les scientifiques anglo-canadiens ne voient aucun obstacle majeur (même culturel) à leur intégration dans le milieu américain. L'attrait des États-Unis est très fort, et il est difficile d'y résister. On pourrait citer un grand nombre de scientifiques canadiens qui ont mené toute leur carrière aux États-Unis. Certains ont même obtenu des prix Nobel. D’autres sont devenus conseillers scientifiques du président des États-Unis, comme ce fut le cas de D. Allan Bromley, né en Ontario et formé à l'Université Queen's avant d’émigrer au sud de la frontière en 1950. Il faut également rappeler que dans les années 1960, une proportion importante des nouveaux professeurs embauchés dans les universités canadiennes étaient américains et que de nombreux Canadiens ont obtenu leur doctorat dans une institution américaine, créant ainsi de solides liens entre les deux pays24. Alors que les réseaux des scientifiques canadiens étaient principalement britanniques avant la Seconde Guerre mondiale, ils se sont ensuite fortement réorientés vers les États-Unis, ce pays étant devenu un leader mondial dans la plupart des domaines scientifiques25.

Tout ceci suggère que la création d'une organisation « nationale » dépend de nombreux facteurs, les plus importants étant probablement la langue, la situation géographique, la trajectoire historique et culturelle du pays. Bien sûr, une fois créée, une organisation nationale contribuerait elle-même à l'identité nationale, mais un minimum de cohésion semble nécessaire pour contrer les forces centrifuges. Dans le cas de la France, de l'Angleterre et des États-Unis, par exemple, une longue histoire commune a fourni la base d'une identité nationale forte. On peut en dire autant du Québec, dont la langue a sans conteste joué un rôle central dans la création de l'Acfas. Ce point est appuyé, par effet de contraste, par les cas de l'Irlande et de l'Écosse, dont les scientifiques ont participé activement à la BAAS. De même langue que leurs collègues anglais, les scientifiques irlandais et écossais pouvaient faire partie de la BAAS : les distances géographiques n'étaient pas un obstacle, alors que ce fut le cas pour l'Australie, où l'isolement géographique favorisait une organisation distincte.

Quelles que soient les raisons de cette situation, il y a un prix à payer pour ne pas avoir une organisation nationale crédible unissant toutes les sciences. Ce n'est qu'avec un équivalent fonctionnel de l'Acfas que les scientifiques canadiens pourraient réellement faire entendre leur voix sans avoir à utiliser des canaux étrangers pour débattre de leurs problèmes. L'Association canadienne des physiciens (ACP), par exemple, connaît cette réalité, et elle a du mal à convaincre les physiciens canadiens d'être membres de l'ACP au lieu (ou en plus) d’adhérer à l'American Physical Society (APS). Ainsi, en 1994, écrivant à ceux qui étaient sur la liste de l'APS, le vice-président de l'ACP a fait remarquer que l'APS ne pouvait pas défendre ses intérêts au Canada et qu'il y avait un prix à payer, oui, pour être « canadien26 ».

Tout comme la National Academy of Sciences des États-Unis, qui regroupe l’élite des scientifiques, n'a pas remplacé la plus démocratique et populaire AAAS, de même la Société royale du Canada, malgré ses diverses réformes, ne peut vraiment combler l’espace laissé vacant par l’absence d’une ACAS. En somme, les fondements culturels de la « dualité canadienne » et des « deux solitudes » semblent avoir fortement agi pour assurer la non-existence d’une telle association.

Tout comme la National Academy of Sciences des États-Unis, qui regroupe l’élite des scientifiques, n'a pas remplacé la plus démocratique et populaire AAAS, de même la Société royale du Canada, malgré ses diverses réformes, ne peut vraiment combler l’espace laissé vacant par l’absence d’une ACAS. En somme, les fondements culturels de la « dualité canadienne » et des « deux solitudes » semblent avoir fortement agi pour assurer la non-existence d’une telle association.

  • 1Un exemple classique d’une telle question négative est l’essai du sociologue Werner Sombart, paru en allemand en 1906 et tardivement traduit en français : Pourquoi n’existe-t-il pas de socialisme aux États-Unis?, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
  • 2M. Tyers et al., Science, 308, 1867-1868 (2005); A. J. Carty, Science, 309, 874-875 (2005).
  • 3A. J. Carty, Découvrir, 26, 5 (juillet-août 2005), p. 5.
  • 4Pour l'histoire des débuts de la BAAS et de l'AAAS, voir Jack Morrell and Arnold Thackey, Gentlemen of Science. Early years of the British Association for the Advancement of Science, New York : Oxford University Press (1981), et S. G. Kohlstedt, The formation of the American scientific community: the American Association for the Advancement of Science, 1848-1860, Urbana, University of Illinois Press (1976); pour la France, voir Hélène Gispert (dir.), Par la science, pour la patrie – L’Association française pour l’avancement des sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
  • 5Robert Daley et Paul Dufour, « Creating a ‘Northern Minerva’ : John William Dawson and the Royal Society of Canada », HSTC Bulletin, Journal of the History of Canadian Science, Technology and Medicine, 5, 17 (1981), p. 3-13.
  • 6Pour plus de détails sur cette période, voir Yves Gingras, Les origines de la recherche scientifique au Canada. Le cas des physiciens, Montréal, Boréal, 1991, chapitre 2.
  • 7Cité dans Gingras, op. cit., p. 142.
  • 8Cité dans Gingras, op. cit., p. 143.
  • 9Ibid.
  • 10Carl Berger, Honour and the Search of Influence. A History of the Royal Society of Canada, Toronto: University of Toronto Press, 1996, p. 50-51.
  • 11Pour plus de détails, voir Yves Gingras, Pour l’avancement des sciences. Histoire de l’Acfas (1923-2023), Montréal, Boréal, 2023.
  • 12Cité dans Susan Sheets-Pyenson, John William Dawson. Faith, Hope and Science, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 1996, p. 189.
  • 13Gingras, op. cit., note 6, p. 92.
  • 14H. M. Tory (Ed.), A History of Science in Canada, Toronto, Ryerson, 1939, p. 6.
  • 15Sur les usages politiques de l’histoire des sciences, voir Yves Gingras, Histoire des sciences (2e édition, Paris, PUF, 2021), chapitre 1, « Histoire et usages de l’Histoire des sciences », p. 11-25.
  • 16Yves Gingras, op. cit., note 11, p. 244.
  • 17Procès-verbal du Conseil de l’Acfas, 5 décembre 1964, Acfas archives, UQAM.
  • 18Donald Fisher, The Social Sciences in Canada. 50 years of National Activity by the Social Science Federation of Canada, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1991, p. 1. Le Conseil est devenu l'actuelle Fédération canadienne des sciences sociales. Sur les sciences humaines, voir idem, p. 15-16.
  • 19Donald Fisher, op. cit., p. 9.
  • 20Gingras, op. cit., note 11, p. 218.
  • 21Voir https://ccr-ccr.ca/fr/a-propos-du-ccr/.
  • 22Voir http://www.pagse.org.
  • 23https://federalcorporation.ca/corporation/3312127.
  • 24Sur l’impact de la présence massive des professeurs américains dans les universités canadiennes durant les années 1960, voir J.Cormier, The Canadianization Movement: Emergence, Survival, and Success, Toronto, University of Toronto Press, 2004, Yves Gingras, “The end of the Canadianization Movement. A globalization by-product?”, University Affairs, 8 novembre 2010, https://www.universityaffairs.ca/opinion/in-my-opinion/end-of-the-canadianization-movement/.
  • 25Yves Gingras et Jean-Philippe Warren, “A British Connexion? A quantitative analysis of the changing relations between American, British and Canadian sociologists”, Canadian Journal of Sociology, vol. 31, no 4, p. 509-522.
  • 26Letter of the Vice-President of CAP, 27 mai 1994.

  • Yves Gingras
    Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies.

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