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Les universités en région ont des expériences singulières à faire connaître. Que peuvent-elles nous dire, par exemple, sur le renouvellement en cours de notre vision des groupes étudiants à besoins « particuliers » : en situation de handicap, issus de la neurodiversité, de première génération universitaire ou envisagés sous l’angle EDI? La question est importante maintenant et pour le futur. Elle est aussi historique : les catégories cognitives et administratives pour envisager les personnes à besoins particuliers ont beaucoup changé et, parions-le, changeront encore dans l’avenir. Il faut donc comprendre ces dynamiques en nous imposant un recul dans le temps.

Commençons par une question facile : les universités en région ont-elles une expérience particulière, aiguë, riche, de groupes étudiants aux besoins spécifiques?  La réponse est oui :  accueillir des profils variés d’étudiants aux besoins spécifiques est même une des principales contributions concrètes des universités en région.

De là, posons une deuxième question, plus intrigante : est-ce que cette expérience des universités en région les rend plus actives en matière d’inclusion? Ou, de façon opératoire : l’expérience d’accueil de groupes étudiants à besoins particuliers est-elle clairement incorporée aux politiques, aux stratégies ou aux discours publics des composantes de l’Université du Québec (UQ) de 1969 à 2025? Est-ce que les composantes régionales de l’UQ jouent un rôle spécial dans cette histoire?

À notre surprise, la réponse courte est non. Bien sûr, toutes les universités agissent aujourd’hui davantage sur ce front, mais, à l’échelle historique, la réponse à la question posée reste : assez peu, étonnamment peu.

Ce constat interdit toute complaisance. Surtout, il force une troisième question : quelles contraintes empêchent les universités en région, de 1969 à 2025, d’aborder de front les besoins étudiants particuliers ou d’en faire un levier de progrès? 

Pour y répondre, nous proposons une mise en perspective historique de la façon dont les composantes de l’UQ ont priorisé, ou non, les besoins particuliers de leurs étudiants à différents moments, afin d’identifier les contraintes, et donc les solutions potentielles, propres aux universités régionales. 

Ce récit provisoire découle du dépouillement de 93 documents institutionnels produits par l’UQ (constituantes et siège social). La méthodologie repose sur une grille d’analyse de discours visant à repérer les catégories implicites et explicites qui servent à nommer des « besoins particuliers » étudiants, les offres de service privilégiées pour y répondre et les normes invoquées pour justifier ces choix.

De 1969 à 1974 : « l’adulte dans son milieu »

À leur création, les composantes de l’UQ n’hésitent pas à lier l’idéal de justice qu’incarne l’Université du Québec et les besoins particuliers de leurs clientèles régionales. Les populations jugées à besoins particuliers ne sont pas identifiées sur la base de caractéristiques intrinsèques, mais selon leur parcours scolaire antérieur : on vise « l’adulte dans son milieu de travail ou de vie », dépourvu de formation préuniversitaire. Bref, le « besoin particulier » des régions est celui des adultes privés d’accès en l’enseignement supérieur avant 1968. 

L’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) est la première à proposer un lien entre ce profil particulier et un besoin de pédagogie adaptée. L’idée séduit le siège social de l’UQ qui priorise cette idée pendant quelques années, au moins jusqu’en 1978, car il y voit un facteur d’unité du réseau.

Les constituantes régionales, cependant, abandonnent assez tôt cette insistance sur les besoins spécifiques de leurs étudiants. De 1972 à 1975, les composantes de Montréal, Trois-Rivières, Rimouski, d’Outaouais et de Chicoutimi changent de discours, pour prioriser plutôt l’arrimage avec l’économie régionale. 

De 1974 à 2013, une stratégie de normalisation de l’UQ… et de ses étudiants

Ce virage durera quarante ans. Les composantes de l’UQ adoptent durant tout ce temps une stratégie qui consiste à plutôt minimiser les spécificités de leurs étudiant·es. Elles font ce choix pour survivre à une série de moments politiques difficiles. L’Université du Québec affronte à répétition des pressions pour la « normalisation des UQ », face auxquelles elle veut montrer patte blanche.

Dès 1975, les composantes régionales cessent d’insister sur les besoins éducatifs spéciaux de leur région. Au contraire, elles soulignent à quel point leurs étudiants présentent le même profil qu’ailleurs. Dans leur discours public, l’accueil d’une majorité d’étudiants sans besoin particulier devient un signe de maturité – « un des plus sûrs indicateurs de la consolidation de notre institution », écrit l’Université du Québec à Trois-Rivières en 1978.

Une bonne université en région est une université « normale ». Ce discours prend encore du galon devant la crise budgétaire de 1981 : en témoignent le rapport Gobeil de 1986, qui recommande le démantèlement de l’UQ, puis la réforme du financement universitaire de 1987-1989. 

Dès 1981, les gouvernements québécois disent favoriser le modèle traditionnel de l’université. Dans cette vision, les besoins propres aux étudiants des régions deviennent une faiblesse, car ils sont interprétés à Québec comme un motif pour refuser du financement. Les décideurs publics redéfinissent les « besoins des étudiants » en région comme étant uniquement un besoin d’employabilité, ce qui justifie le rejet de plusieurs projets de programmes à Rimouski, Hull et Rouyn entre 1983 et 1991. 

Les composantes régionales comprennent le message. Elles en assurent le ministre durant la commission parlementaire tenue sur le rapport Gobeil à l’automne 1986. Dans les années 1980, elles priorisent les cycles supérieurs et réorientent les services aux étudiants vers le parascolaire – même si certaines, dont l’UQAC (encore elle), évoquent pour la première fois les femmes et les étudiants autochtones comme groupes méritant une certaine sollicitude.

D’autres circonstances incitent à minimiser les besoins étudiants spécifiques aux régions. De 1990 à 1994, alors que les inscriptions diminuent dans tout le réseau universitaire, les constituantes de l’UQ expriment certes une sollicitude temporaire pour « l’étudiant » : on veut plus que tout, semble-t-il, « connaître l’étudiant » et le « besoin de l’étudiant ». Malgré cela, « l’étudiant » en question reste un étudiant générique, qui n’appartient surtout pas à un sous-groupe aux besoins particuliers réclamant des services. Cet étudiant générique est aussi la cible, après 2001, des indicateurs de « réussite » imposés par l’État québécois. Rien pour convaincre les UQ de modifier le réflexe stratégique acquis depuis 1975.

On peut dire « stratégique », car des indices montrent une sensibilité réelle aux besoins de clientèles particulières. Ce scrupule s’exprime au détour de documents. Par exemple, un sondage réalisé en 1979 pour connaître les antécédents socioéconomiques et familiaux des étudiants de région, ou une annexe enterrée à la fin du Schéma général de développement de l’UQ de 1988, qui va à l’envers du discours principal du document pour nommer des groupes spécifiques – « ethniques ou socioéconomiquement défavorisés » – et réclamer pour ceux-ci un « soutien pédagogique approprié ».

Cela dit, la principale initiative d’inclusion ne vient pas des régions, mais de l’UQAM qui se donne, de 1985 à 1987, un service, puis une politique d’accueil des étudiants en situation de handicap. Si le tempo est donné par l’UQAM, c’est que l’initiative naît d’un maillage avec une variété de groupes communautaires, alors qu’on demande plutôt aux composantes régionales de concentrer leurs « services à la collectivité » auprès des milieux industriels.

De 2013 à 2025 : un retour de « besoins particuliers »

L’UQAM donne certes un exemple utile. Mais si on assiste au 21e siècle à l’ajout de structures pour les besoins étudiants particuliers, c’est surtout à cause de l’évolution plus générale du contexte politique et législatif – dont des modifications apportées en 2004 et en 2013 à la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, qui précisent l’applicabilité de cette loi à l’enseignement supérieur. 

Ces mutations sont toujours en cours. Des politiques, créées entre 2011 et 2016 pour des groupes en situation de handicap (mobilité réduite, diagnostics neurocognitifs), se muent en politiques inclusives élargies – y compris à l’attention des étudiants-parents ou de première génération, comme aux premiers jours de l’UQ. Ce projet, prometteur, n’est pas encore stabilisé. Quelles sont les limites de l’inclusion, comment conjuguer médicalisation et normalisation, comment distribuer la responsabilité entre enseignants et institutions? 

Les universités en région ont-elles une place dans ces discussions? Empiriquement, elles devraient… mais jusqu’ici, les circonstances ne leur ont pas permis de mettre cette expérience de l’avant et d’influencer le cours des choses. Historiquement, elles peinent, voire se refusent (ou se sentent tenues de refuser) à en faire une priorité explicite, encore moins un élément de discours et d'identité. Or, cela est en voie de changer : les insistances récentes sur les étudiants de première génération, plus explicite dans le discours des UQ depuis la fin des années 2010, témoignent d’une évolution. 

Notre récit peut aider, espérons-le. En montrant que les choses ne se font pas toutes seules, il appelle au volontarisme. Surtout, il montre des causes à ces manquements, et donc des pistes de solution. Dans le passé, c’est un contexte politique qui a freiné la capacité des universités en région à valoriser les besoins spécifiques de leurs étudiants. Ce contexte désignait la spécificité des étudiants de région comme incompatible avec l’excellence. Aujourd’hui, le fait que l’inclusion soit perçue autrement peut libérer la parole régionale, en donnant, par exemple, plus d’écho aux besoins des étudiants de première génération.

Dans le passé, c’est un contexte politique qui a freiné la capacité des universités en région à valoriser les besoins spécifiques de leurs étudiants. Ce contexte désignait la spécificité des étudiants de région comme incompatible avec l’excellence. Aujourd’hui, le fait que l’inclusion soit perçue autrement peut libérer la parole régionale, en donnant, par exemple, plus d’écho aux besoins des étudiants de première génération.


  • Julien Prud’homme et Dannick Rivest
    UQTR

    Professeur à l’UQTR, Julien Prud’homme est historien de l’expertise, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Il a publié Instruire, corriger, guérir ? (2018), sur l’histoire de la difficulté scolaire au Québec.  Ses chantiers actuels portent sur les politiques de l’expertise en milieu scolaire, sur l’histoire de l’autisme et sur l’histoire des ordres professionnels au Québec. 

    Détenteur d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Dannick Rivest est stagiaire postdoctoral à la Chaire de recherche Antoine-Turmel sur la sociologie historique de l’enfance et de la famille (CRATSHEF) depuis mai 2025. Ses intérêts de recherche sont l’histoire et la sociologie de la santé, des difficultés développementales chez les enfants et des mouvements associatifs. En collaboration avec Marie-Christine Brault, il mène présentement un projet de recherche sur l'évolution des conseils aux parents, au Québec, depuis 1977.

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