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Catherine Courtet, Agence nationale de la recherche, France

Le thème de la création permet de fédérer des travaux sur les périodes anciennes et contemporaines, d’appréhender les cultures occidentales comme celles des autres continents, les invariances comme les singularités ou les innovations. Il permet aussi de renouveler l’approche du patrimoine, envisagé comme création contemporaine d’une autre époque.

DC- Courtet - Violence et passion
Ouvrage pluridisciplinaire coordonné par Catherine Courtet, publié en 2017. La photographie : spectacle Les Damnés, donné à la cour d’honneur, mis en scène par Ivo Van Hove, Festival d'Avignon, 2016

Samuelle Ducrocq-Henry : Vous avez eu l'opportunité de participer au développement du champ de la recherche-création en France, pouvez-vous nous parler des approches, des pratiques?

Catherine Courtet : En 2007, j’ai été chargée de la mise en place d’un appel à projets sur le thème de la création au sein du Département Sciences humaines et sociales de l’Agence nationale de la recherche (ANR)1. Cette initiative était le fruit d’une double impulsion. D'une part, le ministère de la Culture souhaitait renforcer la recherche dans ce domaine et accompagner la mise en place des parcours Licence-Master-Doctorat dans les écoles de formation sous sa tutelle. D’autre part, l’analyse des projets, soumis à l’ANR depuis 2005, montrait que les sciences humaines et les disciplines artistiques répondaient relativement peu au regard de leur poids dans la recherche française et de leur importance dans le champ des connaissances. Le périmètre de l’appel a été défini à partir d’une réflexion pluridisciplinaire à laquelle s'était associé des spécialistes en littérature, études théâtrales, musicologie, architecture, arts plastiques, sociologie, philosophie, droit, économie, histoire de l’art, psychologie et neuroscience.

L’axe central concernait l'étude de la création et de ses différentes fonctions : symbolique, sociale, rituelle, magique, religieuse, économique, idéologique, politique, productrice de mémoire individuelle et collective, de connaissances, de savoirs et de concepts, révélatrice d'expérience, etc. Le texte invitait à développer, notamment, des recherches sur les spécificités de l'acte créateur, la place des productions artistiques dans les représentations, les variations culturelles et les différentes formes qu'elles génèrent, la création artistique comme objet d'expérience individuelle et collective, les mondes de l'art à travers ses professions, ses modalités de production et de fonctionnement ainsi que leur apport dans la compréhension des dynamiques d'autres secteurs industriels. Les différentes disciplines des sciences humaines et sociales et toutes les pratiques artistiques étaient concernées : littérature, poésie, musique, théâtre, cinéma, danse, peinture et arts plastiques, bande dessinée, photographie, multimédia, architecture, etc.

Deux appels à projets spécifiques ont été lancés en 2008 et 20102 et de nombreuses propositions ont été financées par la suite dans les différents programmes de l’ANR.

Le thème de la création permet de fédérer des travaux sur les périodes anciennes et contemporaines, d’appréhender les cultures occidentales comme celles des autres continents, les invariances comme les singularités ou les innovations. Il permet aussi de renouveler l’approche du patrimoine, envisagé comme création contemporaine d’une autre époque.

Ce thème est aussi fédérateur d’une grande diversité de travaux conduits dans les universités ou les organismes de recherche. La démarche inductive et pluridisciplinaire qui avait guidé l’élaboration des deux éditions de l’appel à projets3 et l’analyse des projets financés a permis de faire émerger une nouvelle configuration de recherches3 : si les études théâtrales, littéraires, la musicologie, l’esthétique, l’histoire de l’art, tiennent une place essentielle, l’anthropologie, la sociologie, la science politique, l’économie, la gestion, le droit, l’ergonomie, la linguistique, la psychologie, les neurosciences apportent aussi de nouveaux éclairages. La création ne se limite pas à un domaine particulier, mais regroupe une grande diversité de disciplines comme d’objets d’étude et d’approches. Cinq grands domaines peuvent être distingués : les objets, les pratiques et les fonctions; les transformations des formes artistiques et leur réception; la création artistique comme objet d'expérience individuelle et collective : entre émotion, cognition, perception; les techniques et le processus de création; les mondes de la création qui concerne aussi les dimensions économiques et politiques.

De nombreux projets ont été financés à l’ANR sur le thème de la création, non seulement dans des programmes dédiés, mais aussi dans les différents appels à projets4 tant en sciences humaines et sociales, qu’en sciences et neurosciences cognitives ou en interface avec les sciences et technologies de l’information et de la communication.

Ces exemples ne sont qu’un aperçu, très parcellaire, des travaux très importants conduits dans ces différents domaines et qui touchent aux questions les plus fondamentales de la recherche.   

Samuelle Ducrocq-Henry : Une autre voie pour la recherche-création s'est ouverte dans le cadre du Festival d'Avignon. Qu'en est-il de ces Rencontres Recherche et Création, à quelles visées répondent-elles?

Catherine Courtet : La mise en place des Rencontres Recherche et Création par l’Agence nationale de la recherche et le Festival d’Avignon s’inscrit à la croisée de plusieurs dynamiques. Dès la première année de son mandat en 2014, la nouvelle direction du Festival d’Avignon a souhaité donner forme au vœu de Jean Vilar de rebaptiser du nom de « rencontre » le Festival. Les Ateliers de la pensée, mis en place par Olivier Py et Paul Rondin, étaient l’occasion d’organiser de nombreux débats entre artistes, intellectuels, journalistes, politiques, publics… On observe chez les professionnels de la culture et chez les artistes une curiosité de plus en plus grande pour les recherches scientifiques dans toutes les disciplines. Les différents projets de recherche financés par l’ANR et l’observation des dynamiques scientifiques internationales montraient que ce domaine était en pleine expansion. L’organisation des Rencontres permettait à la fois de contribuer à la diffusion des travaux de recherche, à la confrontation interdisciplinaire entre différents domaines et courants de recherche et de créer un espace de dialogue et de coopération entre la recherche et les artistes.

Samuelle Ducrocq-Henry : Quelle est leur spécificité? Quels ont été les temps forts – ou les conclusions et moments remarquables des dernières éditions?

Catherine Courtet : En réunissant des chercheurs en sciences humaines et sociales, en sciences et neurosciences cognitives, et des artistes du Festival, il ne s’agissait pas de susciter des commentaires et des analyses sur les œuvres, mais bien de permettre la confrontation entre la recherche et la pensée des œuvres. Les Rencontres ont permis d’explorer ce que la création produit chez le spectateur en matière de perception, d’attention, d’émotion, de raisonnement, d’expériences individuelles ou collectives, et comment les œuvres entrent en résonance avec des questions parfois brûlantes d’actualité. C’est le cas pour le spectacle de Maëlle Poésy et de Kevin Keiss : Ceux qui errent ne se trompent pas…, sorte de fable dans laquelle l’ensemble des citoyens vote massivement blanc, perturbant la démocratie et déstabilisant les responsables politiques, dans une atmosphère de déluge. Hausse de l’abstention, rejet des élites politiques… Si ces évènements apparaissent probables, ni les chercheurs ni les politiques ne leur accordent une réelle importance. La pièce leur donne réalité, les transforme en situations concrètes, stimulant ainsi la réflexion des chercheurs en science politique ou en histoire.

De même, Richard III, mis en scène par Thomas Ostermeier5, donne à voir un personnage « monstrueux », et fait écho aux recherches, par exemple, sur la transformation historique de la figure du monstre dans la littérature, ou aux expériences menées en psychologie sociale sur l’empathie ou la capacité à comprendre les émotions des autres. Benoît Monin et Lauren Jackman explorent les inadéquations entre émotions et situations6. Sourire devant un cadavre ou rire du malheur d’autrui suscite d’autant plus de désapprobation que les participants sont attachés à des valeurs de compassion. Ainsi, l’émotion observée chez les autres détermine le jugement moral que l’on porte sur eux. Ces travaux décodent la manière dont se construisent des représentations telles que celles du « monstre pervers » et du « monstre froid ».

Ces rencontres entre chercheurs et artistes constituent autant de jeux de miroirs qui aident à susciter des hypothèses pour la recherche.

Les Rencontres Recherche et Création [du Festival d'Avignon et de l'Agence nationale de la recherche] ont permis d’explorer ce que la création "produit" chez le spectateur en matière de perception, d’attention, d’émotion, de raisonnement, d’expériences individuelles ou collectives, et comment les œuvres entrent en résonance avec des questions parfois brûlantes d’actualité.

Samuelle Ducrocq-Henry : Comment choisissez-vous les intervenants des Rencontres Recherche et Création?

Catherine Courtet : Les intervenants sont soit des chercheurs dont le projet a été financé par l’ANR ou des spécialistes de différents domaines choisis en relation avec le comité scientifique. La programmation tient beaucoup de la dynamique créée avec les différents partenaires des Rencontres. Depuis 2014, elles sont organisées dans la cadre d’un partenariat avec l’Université d’Oxford et la Maison française d’Oxford, depuis 2015 avec le Département de Romance Languages and Literatures de l’Université d’Harvard et l’Université libre de Bruxelles, auxquels vient de se joindre, l’Institut allemand pour l’histoire de l’art. Depuis trois ans, le programme COST (European Cooperation in Science and Technology)7 est aussi un partenaire, et nous avons bénéficié en 2017 du parrainage de Carlos Moedas, Commissaire européen recherche, science et de innovation. De nombreux acteurs culturels sont également parties prenantes – Sacem Université, Artcena (Centre national des Arts du cirque, de la rue et du théâtre), Bibliothèque nationale de France (BnF), Institut Supérieur des Techniques du Spectacle –, et des médias – France Culture, L’histoire, Philosophie magazine, Sciences et Avenir, La Recherche.

Ces différents partenariats, ainsi que la participation de nombreux chercheurs et artistes étrangers programmés lors des différentes éditions du Festival, en provenance d’Allemagne, de Grande-Bretagne, d’Italie, de Belgique, des Pays-Bas, de Suisse, d’Israël, de Syrie, d’Estonie, contribuent au rayonnement international des Rencontres

Samuelle Ducrocq-Henry : Cela donne-t-il lieu à des publications ?

Catherine Courtet : Chaque année nous publions chez CNRS Éditions un ouvrage collectif pluridisciplinaire qui réunit à la fois les textes des chercheurs et ceux des artistes, et qui permet d’approfondir les échanges.

Samuelle Ducrocq-Henry : Comment se déploie la recherche-création au sein du réseau institutionnel français?

Catherine Courtet : L’ANR s’attache à soutenir les recherches conduites majoritairement dans les universités et les organismes de recherche. Mais des projets de recherche et des expérimentations sont aussi développés dans les écoles d’art et de formation artistiques, les Centres de ressources comme le Centre national de la danse ou encore soutenus par le ministère de la Culture. Des chercheurs et enseignants-chercheurs sont aussi dramaturges, auteurs, metteurs en scène ou compositeurs. Des artistes s’inspirent de travaux scientifiques. Cette diversité fait la richesse et le dynamisme de ce domaine.

Samuelle Ducrocq-Henry : Quelles sont les innovations, théoriques ou pratiques, qui marquent les tendances actuelles en ce domaine en France et en Europe?

Catherine Courtet : L’observation des dynamiques scientifiques montre des évolutions tout à fait intéressantes tant dans les objets de recherche, les méthodes, les paradigmes, les disciplines mobilisées. Les recherches dans le domaine de la littérature et du théâtre mettent en évidence la dimension axiologique des fictions; comment celles-ci constituent des mondes de valeurs, proposent des modèles et des normes de comportements, modélisent les croyances d’une société. Elles montrent aussi qu’en accompagnant les changements d’un régime de sensibilité à un autre, les fictions ouvrent l’accès à des mondes possibles qui font faire au lecteur et aux spectateurs des expériences de pensée inédite.

Les historiens explorent les transformations des sensibilités et des émotions. On peut citer par exemple les travaux de Damien Boquet et Piroska Nagy8 sur le Moyen Âge. Le succès de la série d’ouvrages collectifs sous la direction de Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello9 et l’existence de centres spécifiques, comme le Centre pour l’histoire des émotions à l’Institut Max Planck pour le développement humain  à Berlin ou encore celui de l’Université de Londres10, témoignent de l’expansion de ce domaine.

Depuis une dizaine d’années, des travaux en sciences et neurosciences cognitives sur le lien entre émotions et cognition sont aussi en fort développement. Les émotions sont étudiées en interaction avec la cognition, le langage, mais aussi avec la perception et la motricité. Des centres interdisciplinaires dédiés à la recherche sur les sciences affectives ont été créés, par exemple à l’Université de Genève.

Samuelle Ducrocq-Henry : Quel serait votre message dans un dossier spécial dédié à la recherche-création pour les chercheurs et étudiants chercheurs?

Catherine Courtet : La création et la culture rassemblent des questions de recherche fondamentale sur le développement humain et sur les sociétés.

 

Références bibliographiques :

  • « Corps en scène » (2015), « Mise en intrigue » (2016), « Violence et passion » (2017) ed C. Courtet, M. Besson, F. Lavocat, A. Viala, CNRS Éditions.

 

  • 1L’Agence nationale de la recherche a pour mission la mise en œuvre du financement de la recherche sur projets en France dans les différents domaines scientifiques : http://www.agence-nationale-recherche.fr/
  • 2 L’édition 2008 de l’appel à projet « La création : acteurs, objets, contexte » et 2010 « La création : processus, acteurs, objets, contexte » ont permis de financier 35 projets, pour un montant de 7,6 millions d’euros.
  • 3 a b Pour un bilan de l’appel à projets « La création : acteurs, objets, contexte » lancé en 2008 par l’ANR voir : http://www.agence-nationale-recherche.fr/Colloques/Creation2012/Booklet…
  • 4Pour les sciences humaines et sociales, le domaine de la création a été financé dans plusieurs appels à projets dans les programmes SHS thématiques « La création : acteurs, objets, contexte » (2008), « La création : processus, acteurs, objets, contexte » (2010), « Emergences et évolutions des cultures et des phénomènes culturels » (2012, 2013), « Emotion(s), cognition, comportement » (2011), dans les programmes non thématiques (« Blanc », « Jeunes Chercheuses et Jeunes Chercheurs »), dans les programmes en coopération internationale, dans les différentes éditons du programme « Corpus et outils de la recherche en sciences humaines et sociales », dans le Plan d’action (défi 8 « Sociétés innovantes, intégrantes, et adaptatives » (2014, 2015, 2016, 2017, 2018).
  • 5« Richard III, un montre en société », entretien avec Thomas Ostermeier, « Mises en intrigues », ed C. Courtet, M. Besson, F. Lavocat, A. Viala, CNRS Éditions, 2017.
  • 6« Ces monstres qui rient : inadéquation émotionnelle et répulsion morale », B. Monin et L.M. Jackman, « Mises en intrigues », ed C. Courtet, M. Besson, F. Lavocat, A. Viala, CNRS Éditions, 2017.
  • 7http://www.horizon2020.gouv.fr/cid72416/qu-est-que-cost.html
  • 8Le projet EMMA « Pour une anthropologie historique des émotions au Moyen Âge » est un programme de recherches soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR -2005) et l’Institut universitaire de France. Histoire des émotions, sous la direction de A. Corbin, J.J. Courtine, G. Vigarello, Seuil, volume 1, De l’antiquité aux lumières 2016, volume 2, Des lumières à la fin du XIXe, 2016 volume 3, Le siècle des émotions (1890-2013), 2017.
  • 9Center for the History of Emotions, Max Planck Institute for Human Development https://www.mpib-berlin.mpg.de/en/research/history-of-emotions
  • 10Centre for the history of the emotions, School of History, Queen Mary, University of London https://projects.history.qmul.ac.uk/emotions/

  • Catherine Courtet
    Agence nationale de la recherche, France

    Catherine Courtet est coordinatrice scientifique au Département Sciences Humaines et Sociales de l’Agence nationale de la recherche (ANR)

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