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Bruno Jean, Université du Québec à Rimouski
La démarche du chercheur quand il tient le rôle d’expert ne devrait pas être différente que lorsqu’il s’agit d’une question qui ne fait pas consensus dans sa communauté de pairs. La rigueur intellectuelle lui commande de considérer la logique sous-jacente de ces points de vue divergents du sien et de les rendre intelligibles.

Avant de répondre à vos questions, j'aimerais souligner que les chercheurs universitaires sont de plus en plus interpellés pour donner des avis. Ils deviennent alors des personnages hybrides, maniant autant le langage de la science que celui de l’expertise dont la rhétorique discursive est fort différente. Le chercheur pose des questions; l’expert propose des réponses. L’art de l’expertise, c’est de mettre en interaction le savoir savant avec le savoir expérientiel des acteurs. Ce va-et-vient entre ces formes de savoirs, prisé par les décideurs, n’est pas naturel pour les scientifiques universitaires. Pour le donneur d’ordres, il s’offre le meilleur de ces deux mondes. Pour le chercheur, il en résulte une exigence encore plus grande pour conduire la recherche selon les règles de l’art tout en jouant un rôle inhabituel, celui d’un intervenant dans un processus d’aide à la décision.

Pouvez-vous nous décrire un moment de votre expérience d’expert?

Une petite municipalité rurale m’a demandé un jour de conduire une démarche de planification stratégique de leur développement. Grâce à une étude des données statistiques disponibles et des enquêtes auprès d’acteurs locaux, une recommandation principale s’est imposée. Comme la municipalité constituait un cadre de vie de qualité pour ses résidents, son développement devait miser sur cette attractivité pour accueillir des nouveaux arrivants et non des entreprises. Après avoir présenté ce rapport, le secrétaire général de la municipalité me dit : « Vous dites ce que je répète à notre maire depuis des années, mais vous, il vous écoute et il agit en conséquence. » Cela illustre l’extraordinaire pouvoir des experts et plus encore de l’expertise universitaire. Il faut dès lors être conscient du pouvoir que cette relation aux demandeurs de notre expertise nous procure.

Après avoir présenté ce rapport, le secrétaire général de la municipalité me dit : "Vous dites ce que je répète à notre maire depuis des années, mais vous, il vous écoute et il agit en conséquence".

Comment distinguez-vous le chercheur de l’expert?

Le chercheur produit des connaissances en s’appuyant sur des faits et leur interprétation. L’expert énonce des propositions qu'il n’a pas à démontrer (et on ne lui demande pas non plus). Par définition, le jugement d’un expert qui n’est pas chercheur repose sur des arguments d’autorité qui n’ont pas leur place dans la démarche scientifique. C’est la compétence reconnue de l’expert qui fait foi de sa rigueur intellectuelle. Le chercheur doute, l’expert ne doute pas, il se prononce. Le chercheur émet des hypothèses, l’expert exprime des certitudes. Trop souvent par ailleurs, le discours de l’expert reprend le discours du donneur d’ordres; c’est pourquoi on dit parfois que l’expert c’est la personne à qui je prête ma montre pour me dire l’heure qu'il est.

Comment établir des relations productives avec vos interlocuteurs?

Parler de relations productives avec les médias ou les décideurs politiques, c’est parler du transfert des connaissances, ou mieux, du partage des connaissances avec les acteurs. C'est pour ça que je parlais au tout début de l'art de faire interagir le savoir savant avec le savoir expérientiel des acteurs ce qui permet la coconstruction des questions de recherche. Et c’est cette recherche partenariale ou collaborative qui va permettre d’établir ces relations productives souhaitées et souhaitables entre le chercheur et ses interlocuteurs. Plusieurs formes de recherche partenariale ont vu le jour et les Actions concertées de recherche du Fonds de recherche Québec sur la société et la culture (FRQSC) sont un bel exemple de ce type de recherche assurant le partage des connaissances.

Trop souvent, le discours de l’expert reprend le discours du donneur d’ordres; c’est pourquoi on dit parfois que l’expert c’est la personne à qui je prête ma montre pour me dire l’heure qu'il est.

Comment l’expert peut-il traiter une question qui ne fait pas consensus dans sa communauté de pairs?

L’expert-chercheur est généralement consulté parce qu’il y a des controverses, ou des enjeux, au sujet de certaines décisions à prendre et qui divisent les acteurs aux intérêts différents. Dans un tel contexte, l’expert-chercheur devrait s’assurer que les différentes opinions puissent s’exprimer et être débattues. Cela conduit souvent à la construction d’un compromis acceptable. La démarche du chercheur quand il tient le rôle d’expert ne devrait pas être différente que lorsqu’il s’agit d’une question qui ne fait pas consensus dans sa communauté de pairs. La rigueur intellectuelle lui commande de considérer la logique sous-jacente de ces points de vue divergents du sien et de les rendre intelligibles. Cette prise en compte devrait lui permettre d’exprimer sa propre compréhension d’une situation donnée sachant que ses pairs auront le même souci d’intelligibilité des points de vue portés par les diverses parties prenantes.


  • Bruno Jean
    Université du Québec à Rimouski

    Professeur-chercheur à l’Université du Québec à Rimouski depuis 1977, Bruno Jean a participé à la construction de cette jeune université visant, à l’instar de l’École de Chicago, à devenir une institution modulée par la spécificité de son territoire.Bruno Jean possède, selon ses termes, une « identité universitaire un peu trouble ». Oscillant entre études rurales et développement régional, explorant à la fois les dimensions sociales, économiques et environnementales, on le retrouve sur des terrains aussi divers que la Côte-Nord et le Brésil. Dans ce dernier pays, l’un de ses textes, A forma social da agricultura familiar contemporânea, a servi dans les années 1990 aux débats sur la réforme agraire remettant en question les latifundia, les grandes propriétés foncières.De son propre aveu, c’est le champ de savoir sociologique que forment les études rurales qui l’emporte au final. Aujourd’hui titulaire de la Chaire de recherche du Canada en développement rural, il s’intéresse à ces « territoires d’avenir » afin d’y déceler les forces d’innovation et de création.Dans le contexte des préoccupations récentes des urbains pour l’environnement et la traçabilité des aliments, les travaux de Bruno Jean sont utiles pour saisir les rapports urbains-ruraux, qui se révèlent en perpétuelle mouvance. Sa pratique étant marquée par une recherche réalisée en étroite collaboration avec les communautés, il tente de savoir, entre autres, à quelles conditions les ruraux pourraient aussi profiter de ce nouvel intérêt des urbains afin, écrit-il, de « passer de la méfiance réciproque à un nouveau contrat social qui en ferait non des adversaires, mais des partenaires d’un développement territorial solidaire et durable ».

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