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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Contre toute attente, l'émergence d’une vie complexe et organisée remonterait à plus de deux milliards d’années.

La question des origines fascine depuis toujours. Je me souviens encore de mon enchantement à la lecture de Wonderful Life. The Burgess Shale and the Nature of History (1989 ; tr fr., La vie est belle. Les surprises de l'évolution, 1991), l’ouvrage de S. J. Gould, un de mes biologistes et historiens des sciences préférés.

Dans cet ouvrage, il montre que la vision spontanément linéaire, rectiligne et progressiste de l’arbre de la vie est totalement fausse, et que l’on devrait s’empresser de l’abandonner, ou du moins de la corriger. L’histoire évolutive est beaucoup plus touffue que cela, avec ses branches coupées, ses sauts entre les branches, ses branches qui tombent et repoussent ailleurs…

Les schistes de Burgess et l’explosion du Cambrien

Gould illustre sa position en donnant l’exemple des schistes de Burgess, une formation géologique du Yoho National Park, en Colombie-Britannique, où l’on a découvert une faune vieille de plus de 500 millions d’années, dont la complexité ne cadre pas avec la conception usuelle de l’arborescence. Les archives fossiles y montrent en effet l’apparition d'une grande diversité de petits organismes à coquille ou munis d’un squelette. Or, non seulement cette diversité soudaine est difficilement explicable, mais la plupart de ces organismes ne possèdent aucune descendance connue.

Depuis la découverte des schistes de Burgess, bien d’autres sites un peu partout sur la planète sont venus confirmer cette première grande diversification évolutive. Ces témoignages de ce qu’on a appelé à juste titre l’explosion du Cambrien1 montrent une étonnante variété de créatures, toutes plus surprenantes les unes que les autres. En fait, certaines sont suffisamment étranges pour qu’on les ait baptisées d’appellations scientifiques traduisant l’incompréhension des chercheurs. C’est le cas d’Hallucigenia, longuement examiné par Gould, et dont le nom  parle de lui-même. On a forgé le terme de Paléozoïque pour qualifier cette explosion de la vie. Ceux qui ont fait leurs humanités reconnaîtront leur grec classique, παλαιός signifiant ancien et ζωή traduisant la vie. C’est donc l’ère de la vie ancienne, la vie dite Primaire, celle des poissons. 

Avant Burgess

Pour marquer l’importance du Cambrien, peut-être l’événement le plus significatif de toute l’histoire de la biosphère, les scientifiques ont forgé le terme générique de Précambrien et y ont regroupé toutes les formes de vie antérieures, depuis les organismes monocellulaires initiaux jusqu’aux eucaryotes primitifs2. L’ère globale du Précambrien, de loin la plus longue de l’histoire de la Terre puisqu’elle s’étend sur près de 90 % de sa durée, précède donc l’explosion de la vie, le Paléozoïque.

Pour illustrer la transition entre le Précambien et le Cambrien, l’ouvrage de Gould présente la faune du site australien d’Édiacara, plus ancienne et peut-être plus énigmatique encore que celle de Burgess. Elle remonte au moins à 600 millions d’années, et elle est aussi largement inexpliquée.

Pour illustrer la transition entre le Précambien et le Cambrien, l’ouvrage de Gould présente la faune du site australien d’Édiacara, plus ancienne et peut-être plus énigmatique encore que celle de Burgess.

Mais qu’y avait-il avant la période de Burgess et d’Édiacara? Quelles formes de vie peuplaient alors la Terre? Qu’ils soient géologues ou paléontologues, les spécialistes ne s’entendent guère sur les subdivisions du Précambrien, cet âge mal connu, mais ils sont cependant d’accord sur au moins une chose : cette vaste période précède l’apparition des grands plans d’organisation de la vie, ceux de la flore terrestre et de la faune actuelle.

Tout s’y passe dans les océans et les formes de vie se limitent aux bactéries, aux algues et aux éponges. Ainsi, les bactéries seraient probablement nées à la fin du premier milliard d’années de la Terre. Quant aux premiers organismes multicellulaires, les algues rouges, ils seraient apparus deux milliards et demi d’années plus tard, suivant de quelques centaines de millions d’années les premiers eucaryotes. Du moins, c’est ce qu’on croyait jusqu’à présent…

Une découverte sensationnelle

Déjà, notre vision de l’arbre de la vie était mise à mal par les cas de Burgess et d’Édiacara. Mais une découverte récente vient lui porter le coup de grâce. Elle est étudiée depuis déjà plus de cinq ans par une équipe multidisciplinaire internationale composée d'une vingtaine de chercheurs appartenant à seize institutions, et regroupée autour d’Abderrazak El Albani, de l’Université française de Poitiers. C’est au Gabon que ce spécialiste de la géologie sédimentaire a fait une trouvaille sensationnelle, confirmée ensuite par des collègues géologues, paléontologues et biologistes, sans oublier les chimistes. 

Près de Franceville, chef-lieu de la province du Haut-Ogooué, cette équipe a mis au jour, après sept expéditions successives, une panoplie d’organismes multicellulaires, qui plus est macroscopiques. Jusque-là, rien de remarquable. Sauf que ce groupe fossile de Franceville se trouve dans des roches datées de 2,1 milliards d'années! L’invraisemblable antiquité de ces formes complexes de vie repousse de 1,5 milliard d’années la date jusqu’ici attestée de l’émergence des organismes multicellulaires. En d’autres termes, l’existence de cet écosystème vénérable la multiplie par un facteur de 3,5!

Les Gabonionta

L’ampleur de la découverte a stupéfié le petit monde de la paléontologie. En fait, elle est si inusitée et le décalage temporel si extrême que certains scientifiques appellent à la prudence. Soit, conservons notre esprit critique. Mais si cette découverte se confirme, comme tout porte à le croire, une révision complète de notre conception de l’histoire de la vie sur terre devient inéluctable. Car l’existence de ces Gabonionta, comme on les appelle maintenant, ouvre des perspectives vertigineuses sur l'origine du vivant et l’histoire de la biosphère. En effet, contre toute attente, l'émergence d’une vie complexe et organisée remonterait alors à plus de deux milliards d’années. Si Gould vivait encore, il en tirerait des arguments encore plus puissants que ceux issus des schistes de Burgess ou de la faune d’Édiacara. Car ces organismes inédits, manifestement des eucaryotes, posent des questions difficiles, tant par leur nombre, leur taille que par leur diversité.

Comment donc ces macrofossiles ont-ils pu apparaître dans un environnement hostile, alors que l’atmosphère de la Terre était encore un mélange toxique, doté d’une très faible teneur en oxygène?

Certes, ils vivaient dans un environnement marin, sans doute en suspension dans l'eau peu profonde. Mais pourquoi une telle différenciation organique, si tôt dans l’histoire de la planète? Comment donc des macrofossiles, munis d’un tel métabolisme, ont-ils pu apparaître dans un environnement hostile, alors que, nous disent les climatologues, l’atmosphère de la Terre était encore un mélange toxique, doté d’une très faible teneur en oxygène? Et comment se fait-il qu’on n’ait encore trouvé aucun autre biotope similaire entre 2,1 milliards et 600 millions d’années? Y aurait-il eu, durant la période des Gabonionta, une augmentation marquée, quoique temporaire, de la concentration en oxygène dans l'atmosphère, concentration qui aurait ensuite brusquement chuté? 

Et Homo sapiens sapiens

Bref, suite à la découverte de ce site exceptionnel, les questions se bousculent. Et pour une fois, ce n’est pas seulement le grand public qui doit réviser toute sa chronologie de la vie, mais les biologistes aussi ; la révolution est générale. Car les questions soulevées par les Gabonionta ne concernent pas seulement l’évolution du vivant; lourdes de conséquences, elles touchent aussi notre conception de la place de l’homme sur Terre, cet anthropocentrisme spontané. En somme, elles sont aussi philosophiques. Expliquons-nous. 

Quand nous déroulons mentalement le long film de l’évolution du vivant, nous nous voyons au sommet d’une lignée ininterrompue, une place que nous associons encore au centre de la création. Dans ce schème de pensée devenu « naturel », l’augmentation régulière de la complexité débute avec des formes de vie primitives et mène bien évidemment, au terme d’un vaste déploiement temporel... à l’homme.  Autrement dit, si l’on fait appel à la métaphore usuelle de l’arbre de la vie, l’espèce humaine constitue alors le sommet le plus élevé, une continuité directe des racines et du tronc. Ce dogme d’une progression régulière et rectiligne, nous l’avons dit, devrait être définitivement relégué aux oubliettes. Déjà, des épisodes comme ceux de Burgess et d’Édiacara, quoiqu’appartenant à des ères différentes, montrent des sortes de buissons, greffés perpendiculairement au tronc. Les Gabonionta viennent brouiller davantage le portrait, puisqu’ils équivalent à une collerette poussant près de la base de l’arbre. Ajoutons enfin que ces divers paliers, tout remarquables soient-ils, ont fini par sombrer corps et biens; à l’échelle de l’évolution, ils sont éphémères. En effet, les explosions du vivant sont en général suivies de gigantesques vagues de destruction, ce que les scientifiques appellent les extinctions massives. Que l’on songe seulement à celle, fameuse, des dinosaures, la mieux connue du public. Le groupe fossile de Franceville, la faune d’Édiacara ou celle des schistes de Burgess ne font pas exception. Cela signifie que l’évolution est souvent cyclique, elle stagne ou finit quelque part et redémarre ailleurs, ce qui rend la filiation avec les étapes suivantes de l’arbre évolutif difficile à établir.  

L'évolution est souvent cyclique, elle stagne ou finit quelque part et redémarre ailleurs, ce qui rend la filiation avec les étapes suivantes de l’arbre évolutif difficile à établir.

« Wonderful Life », disait Gould. Merveilleuse, certes, mais si fragile... Avec les Gabonionta, la biodiversité vient sans doute de reculer de plus d’un milliard et demi d’années. Comment la vie complexe a-t-elle disparu pour recommencer à l’époque d’Édiacara, puis de Burgess? Que s’est-il passé entre ces diverses périodes? La vie a-t-elle explosé, à des moments et des lieux encore inconnus? A-t-elle vu naître d’autres cycles, tout aussi étonnants et imprévisibles?

Quoi qu’il en soit de ces questions, il est certain que Gould se réjouirait fort de la découverte spectaculaire d’El Albani, qui corrobore à titre posthume sa vision saltationniste de l’évolution3, et qui vient surtout confirmer ce phénomène qu’il appelait, comme bien des philosophes, la contingence de la vie. Une contingence directement liée au rôle central du hasard, une contingence qui met à mal l’idée encore si répandue d’une lente et régulière progression de la complexité. Non, les Gabonionta nous le rappellent une fois de plus : l’univers et les divers paliers de la vie sur Terre ne conspiraient pas à faire inexorablement naître l’homme et la faible lueur de sa conscience. La grande aventure humaine constitue un exemple remarquable de complexité, certes, mais comme tous les autres cycles, c’est un accident de parcours, dans un cosmos sans but. Comme quoi le poète avait raison : la rose est sans pourquoi.

Notes :

  • 1. Pourquoi « Cambrien »? Lors des débuts de la géologie moderne, au 19e siècle, les premiers terrains datant de cette période furent explorés au Pays de Galles, dont le nom latin est Cambria.
  • 2. Les eucaryotes sont des organismes unicellulaires ou pluricellulaires dont la cellule incorpore un noyau abritant les chromosomes. Dans l’histoire de la vie, ils ont été précédés par les procaryotes, des organismes constitués d’une cellule sans noyau et sans membrane protégeant le matériel génétique. Les bactéries, forme de vie la plus répandue de nos jours, sont des procaryotes.
  • 3. Gould avait forgé ce néologisme pour décrire les bonds soudains de la chaîne évolutive, les sauts ou, pour employer l’un de ses termes techniques favoris, les saltations.

  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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