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Claude-Armand Piché, Chercheur indépendant
Ces lanceurs d’alerte posent la question trop souvent occultée des limites et des dangers du patriotisme. Le patriotisme, cet « attachement sentimental à sa patrie se manifestant par sa volonté de la défendre (et) de la promouvoir » est une idéologie puissante et largement répandue.

« L'amour fait des fous, le mariage des cocus, le patriotisme des imbéciles malfaisants », Paul Léautaud

Pour qui connaît bien l’œuvre de l’écrivain et philosophe étatsunien Henry David Thoreau (1817-1862), la visite au bois de Walden ne peut qu’émouvoir. Le site de la maisonnette – où ce dernier vécut deux ans voulant n’y « affronter que les actes essentiels de la vie (pour) apprendre ce qu'elle avait à enseigner1 » –, la reconstitution de cette dernière, la vue sur l’étang et le boisé environnant et, ultimement, une visite à sa tombe au cimetière de Concord, constituent un touchant pèlerinage.

Or, si Thoreau est aujourd’hui considéré comme un des pères fondateurs de l’écologisme – son principal titre de gloire aux États-Unis –, sa pensée « libertaire », plus sulfureuse, inspire toujours les apôtres de la « désobéissance civile2. » Adepte de la résistance individuelle et non-violente face à un gouvernement réputé « destructif3 », son opposition à l’esclavagisme et à la guerre impérialiste menée contre le Mexique l’amène à refuser de payer ses impôts et à l’incarcération pour cette même raison. Poussant plus loin un activisme flirtant avec l’anarchie, Thoreau défendra dans un pamphlet exalté l’abolitionniste John Brown. Ce « terroriste » euro-étatsunien, responsable de l’attaque sanglante avortée de l’arsenal de Harper’s Ferry – prélude à une révolte armée des esclaves qui n’aura jamais lieu –, était il est vrai une figure quasi christique de l’anti-esclavagisme. Apôtre de la non-violence, mais admirateur du « violent Brown’ », Thoreau montre ici l’ambivalence de sa pensée. Cela dit, ce dernier est un homme libre, libre de se réfugier dans les bois, libre de refuser l’impérialisme de son pays, libre de combattre les injustices et libre de mettre en danger son propre confort.

Thoreau est en quelque sorte le prédécesseur et l’inspirateur des lanceurs d’alertes contemporains, les Assange, Manning et Snowden, pour n’évoquer que ces exemples d’actualité. Bien sûr, les moyens utilisés par ces derniers permettent une dénonciation ultrarapide et universelle des erreurs, des secrets et des turpitudes des gouvernements de ce monde. Mais, tout comme le sage de Walden, Assange, Manning et Snowden sont prêts à risquer leur « confort. » Mieux, et toujours à l’instar de Thoreau, ils poursuivent le projet de diminuer autant que faire se peut les contrôles exercés par l’État, souhaitant redonner aux citoyens une plus grade liberté d’action à l’abri d’un gouvernement trop interventionniste. 

Patriotisme : l’idéologie rêvée du pouvoir et des nantis

Ces lanceurs d’alerte posent également la question trop souvent occultée des limites et des dangers du patriotisme. Le patriotisme, cet « attachement sentimental à sa patrie se manifestant par sa volonté de la défendre (et) de la promouvoir4 » est une idéologie puissante et largement répandue.

Côté lumière, le patriotisme est unificateur, donneur de sens, formateur de personnalité individuelle

et  collective; il assume une fierté liée aux grandes réalisations nationales ou régionales et, dans le meilleur des cas, il est ouverture vers l’autre pour peu que celui-ci souhaite partager la culture du pays. Enfin, il servirait souvent, selon plusieurs, de substitut à une culture religieuse aujourd’hui marginalisée.

Côté ombre, le patriotisme est « l’idéologie » rêvée du pouvoir et des nantis. Dans la mesure où ces derniers souhaitent maintenir leur domination politique ou économique du marché et des différents groupes sociaux, tous les moyens sont bons pour entretenir une image lisse et consensuelle du « pays. » Un recours exagéré aux forces armées et à la police est un des moyens privilégiés par les acteurs du pouvoir, tout comme la substitution d’une histoire rigoureuse par un « devoir » de mémoire tous azimuts.

Musée canadien de la Guerre : exercice patriotique

Point de rencontre de ces moyens, l’histoire militaire et le Musée canadien de la Guerre illustrent de manière presque caricaturale les contorsions d’un patriotisme (ou nationalisme?) devenu miroir aux alouettes.

Deux postulats en apparence inattaquables minent la pratique de l’histoire et de la muséohistoire militaire canadiennes : le caractère « autodéfensif » de l’armée canadienne (« notre armée » défend la liberté, la démocratie et « notre » canadienneté, ici comme ailleurs); et la « pureté » et la vaillance de « nos » soldats (défenseurs sans peur et sans reproche de nos valeurs).

Sublimée le 11 novembre de chaque année, cette hagiographie du militarisme canadien, en mettant l’accent sur le « sacrifice » de chacun et sur les valeurs de la démocratie, rejette toute critique ou autocritique de l’institution militaire. Une chape de plomb peut alors s’abattre sur une histoire des abus bien peu patriotique. Qu’importe alors la répression musclée des rébellions du Nord-Ouest, les exactions commises durant la guerre des Boers, les charges parfois meurtrières contre les foules canadiennes, le massacre inutile des troupes éponymes durant les deux guerres mondiales, les viols et assassinats de civils et de combattants commis par ces mêmes troupes aux mêmes moments5, la misère sociale et psychologique de tant d’anciens combattants, les agressions sexuelles à répétition sur les bases militaires canadiennes désormais mixtes6 où la tolérance montrée pour les crimes de guerre commis par nos « alliés »7  puisque l’hommage rendu aux morts semble blanchir à jamais notre histoire militaire.

Le musée d’histoire militaire est naturellement le complice idéal de cette reconstruction du passé. Lieu de divertissement culturel carburant au nation building et au discours rassembleur, le Musée de la Guerre d’Ottawa ne peut que mettre en scène une histoire lénifiée de la geste militaire nationale. D’autant plus que celle-ci, en bref, est surtout l’histoire de la répression exercée, dans cet ordre, par les Français, les Britanniques et les Anglo-Canadiens contre les Premiers Peuples, les Canadiens-français, les Métis, les Boers, les Québécois, les travailleurs, des « ennemis » innocents, etc., et ce, surtout au profit des élites politiques et d’affaires nationales. Après avoir évacué un passé aussi dérangeant, il ne nous reste plus qu’à commémorer le courage individuel, la bravoure et le bien mal nommé champ d’Honneur, lieu de tant de boucheries inutiles. 

La fonction sociale des lanceurs d’alerte

Le patriotisme, enfin, sert trop souvent d’exutoire à une xénophobie commode. L’histoire éternelle des peuples et des nations est aussi celle de ses migrants, et ce, depuis toujours qu’on soit ouvert on non à l’autre. Pis, le patriotisme des élites et des ethnies dominantes, implantées d’ailleurs souvent en terre d’Amérique après les nations minoritaires dominées, montre dans le meilleur des cas un paternalisme ou une indifférence marquée pour ces dernières ou, plus gravement, nient à celles-ci une culture d’égale valeur à la leur, voire leur simple existence. Chéri par ceux qui profitent du patriotisme national ou assimilé inconsciemment par ceux qui, au service des premiers, nient leur propre exploitation, ce patriotisme de pacotille fait supporter les plus banales contraintes tout comme les compromissions les plus graves, et ce, au nom d’une « éternelle » patrie.

Ce patriotisme, paravent des injustices, est de tout temps. Dieu merci, de temps long accueillera également plusieurs Thoreau et autres Snowden. Trop souvent Cassandres, presque toujours démonisés, ces lanceurs d’alertes nous rappellent non seulement les limites d’un certain patriotisme, mais également l’essentielle et incontournable utilité de ces empêcheurs de tourner en rond. Après tout, ces derniers, malgré le caractère ponctuel de leur action (guerre du Mexique, esclavagisme, abus de la National Security Agency étatsunienne, etc.), nous dérangent puis nous obligent à ouvrir les yeux toujours plus grands, nous permettent alors de mieux comprendre les mécanismes d’un monde si complexe. Peut-être devrions-nous mieux connaître ces lanceurs d’alerte… et surtout les défendre contre tous les Big Brothers de l’univers.

Notes et références :

  • 1. Henry David Thoreau, Walden, Marseille, Le Mot et le reste, 2010, p. 341, note 6.
  • 2. Henry David Thoreau, La désobéissance civile, Montréal, La Presse, 1973, p. 154.
  • 3. Thomas Jefferson, et coll., Déclaration unanime des 13 États unis d'Amérique réunis en Congrès le 4 juillet 1776. Consultation : 2013-09-25.
  • 4. Larousse, entrée "patriotisme". Consultation ; 2013-09-23.
  • 5. Anonyme, Allied war crimes during World War II. Consultation : 2013-09-24.
  • 6. Jane O’Hara, et al., "More Rape in the Military", The Canadian Encyclopedia et Maclean's (1er juin 1998). Consultation : 2013-09-24.
  • 7. David Lindorff, « Who Cares About Child Rape and Sodomy by Afghan Security Forces? »

  • Claude-Armand Piché
    Chercheur indépendant

    Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.

     

    Note de la rédaction :
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