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Claude-Armand Piché, Chercheur indépendant

À la question « Quelle serait la qualité la plus importante pour un président? », François Mitterrand avait, dit-on, l’habitude de répondre : « J’aimerais vous dire : la compassion, mais je vous répondrai plutôt : l’indifférence. »

Un siècle et demi plus tôt, Abraham Lincoln1 – « le grand émancipateur » célébré récemment par le candide Steven Spielberg – eut souvent l’occasion de montrer un tel « détachement » en ce qui a trait à la double question de l’esclavage et de la cohabitation des Afro et des Euro-Étatsuniens2. Les célébrations entourant les balbutiements liés à l’émancipation des esclaves afro-étatsuniens (Emancipation Proclamation) nous donnent l’occasion de mieux connaître Honest Abe.

La marginalisation – pour rester poli – des Premiers Peuples et l’implantation de l’esclavage noir demeurent deux des plus grandes tragédies de l’histoire nord-américaine. Qui plus est, ces deux « actes fondateurs » continuent d’influencer notre vie quotidienne de manière parfois douloureuse.

En ce qui concerne l’esclavage chez nos voisins du Sud, le point fort de sa disparition est habituellement associé à la vie publique du président républicain Abraham Lincoln. Sa « sagesse » et sa « détermination », immortalisées notamment par une pléthore de films et de téléséries, auraient pavé la voie à une abolition sans retour de l’esclavage et à l’obtention de droits civiques pour les populations asservies.

Cela dit, et comme l’énonce si bien le dicton nietzschéen, « le diable est dans les détails ». De fait, la carrière politique de Lincoln montre plutôt un président qui, sous prétexte de sauver l’Union et ses libertés, mène une politique de va-t-en-guerre (620 000 morts!) favorable au grand capital nordiste – par le maintien notamment du marché étatsunien traditionnel – et peu respectueuse des droits des États.Quant à la question de l’abolition, elle occupe une place presque secondaire dans la geste lincolnienne.

Une position assez grise

En 1861, et bien que convaincu de l’immoralité de l’esclavage, Lincoln part en guerre pour tout autre chose, le maintien de l’Union. Qui plus est, l’homme politique reconnaît que la constitution étatsunienne permet l’asservissement et que conséquemment la disparition de celui-ci ne pourrait se faire à court terme.

Également, à l’opposé des leaders du mouvement abolitionniste, Lincoln ne souhaite pas une intégration complète des Afro-Américains à la société euro-américaine. Peu avant le début du conflit, n’ira-t-il pas jusqu’à nier à la population noire libérée certains droits civiques et de l’homme aussi fondamentaux que le droit de vote, le droit de siéger à titre de jury, d’occuper un poste public ou de se marier avec une personne euro-américaine?

Peu avant sa mort, et bien qu’ayant adouci ses positions, il préconise toujours le déni de certains de ces droits fondamentaux en faveur des Afro-Étatsuniens. En accord avec cette vision de deux peuples irrémédiablement opposés, Lincoln souhaite également, avec plusieurs de ses contemporains, la « déportation » des populations noires libérées vers l’Afrique (au Liberia notamment) ou vers un pays latino-américain à créer. Voyant là une « solution » au problème d’une cohabitation raciale qui effraie alors une majorité d’Euro-Étatsuniens, le président étudie cette option jusqu’à la fin de sa vie, avec ou sans le concours des Afro-Étatsuniens et des abolitionnistes.

Une émancipation à deux vitesses

Quant à la Proclamation d’émancipation, elle est le fruit d’une guerre inhumaine et coûteuse que le Nord tarde à gagner. Ainsi, par cette proclamation, Lincoln, ménageant toujours ses arrières, propose la libération des seuls esclaves attachés aux États sécessionnistes, et ce, dans le but avoué d’affaiblir ces derniers, désormais aux prises avec la fuite d’une main-d’œuvre asservie devenue essentielle à la poursuite de la guerre. Cela dit, Lincoln ayant maintenu l’esclavage dans les quatre États sudistes restés fidèles à l’Union et dans certains secteurs du Sud occupés par le Nord, l’acte d’émancipation n’émancipe que très peu d’esclaves, car il ne s’applique qu’à des territoires contrôlés par le Sud.

Enfin, comble du malheur, la fin de la guerre et le meurtre du président améliorent assez peu la cause afro-étatsunienne. Passé le court épisode de la Reconstruction – dominée par une alliance politique unissant les abolitionnistes et la communauté afro-américaine–une chape de plomb de mépris, de violence et de violation des droits s’abat sur les populations noires aussi bien dans le Sud que dans le Nord. Ce n’est qu’avec l’avènement des Trente Glorieuses (1945-1975) qu’une amélioration plus substantielle des conditions de vie des Afro-américains sera observée.

De la fabrication des héros

Abraham Lincoln, bien sûr, ne correspond pas à la définition entendue d’esclavagiste, ni à celle d’abolitionniste pur et dur. L’habile politicien, doté de principes humanistes certains, navigue plutôt entre ces « extrêmes »dans un univers dominé par les préjugés, un opportunisme débilitant et un recours légal ou non à la force en fonction des besoins du moment.

Cela dit, les peuples semblent éprouver un besoin inassouvissable de se forger des héros à la hauteur de leur inconfort et de leur amnésie. Le vrai Lincoln, qui pratique un « centrisme extrême », « disparaît » alors à la manière du très surestimé John F. Kennedy. Victimes expiatoires par excellence, désormais reconnues pour un ensemble de qualité, avérées ou non, ces présidents attirent vers eux des communautés traumatisées pressées d’occulter un passé aussi sombre que complexe au profit d’une figure christique réconfortante.

Aujourd’hui, une visite dans la capitale étatsunienne permet d’admirer les trois plus importants monuments commémoratifs du pays, dédiés aux présidents George Washington, Thomas Jefferson et Abraham Lincoln. Ces trois hommes, conscients du caractère inique de l’esclavage, semblent pourtant avoir été incapables de mettre fin à cette pratique.

Washington ne reporte-t-il pas après sa mort l’affranchissement des nombreux esclaves de sa plantation, et ce, sans pour autant s’attaquer à la peculiar institution?3 Quant à Jefferson, il refuse même de répéter un tel précédent. Enfin, Lincoln est Lincoln.

Le devoir d’histoire, esclave du devoir de mémoire

Quant aux vrais héros de l’abolition, on déplore leur absence du programme commémoratif de la capitale. On se met alors à rêver aux monuments dédiés au « terroriste » John Brown (1800-1859), à propos duquel Thoreau écrivait peu avant sa pendaison : « On dirait qu’il n’est jamais mort personne en Amérique avant ce jour, car pour mourir il faut avoir vécu4 »; à celui consacré à l’ex-esclave Harriet Tubman (vers 1820-1913) qui, au péril de sa vie, permit à des centaines d’esclaves de fuir le Sud; à Thoreau lui-même (1817-1862), qui refusa de payer ses impôts à un État tolérant l’esclavage, ce qui lui valut la prison; à l’humaniste Eleanor Roosevelt (1884-1962), qui eut plus souvent qu’à son tour à combattre les préjugés de son mari président comme de la société euro-étatsunienne; à l’activiste Rosa

Parks (1913-2005), enfin, qui, à sa mort, fut la première femme et la deuxième personnalité non gouvernementale à être exposée sous la rotonde du Capitole depuis deux siècles. 

Encore une fois, l’histoire des peuples semble sacrifier le devoir d’histoire au profit du sempiternel devoir de mémoire, plus réconfortant. Cela dit, tout comme en photographie, avec le devoir de mémoire, il faut toujours se méfier des morceaux choisis…

Sources complémentaires :

  • Anonyme, “Chronology of Rosa Parks & the Civil Rights Movement”, The Henry Ford Museum, consultation : 2013-02-18
  • Anonyme, “John Brown”, Encyclopædia Britannica, consultation : 2013-02-17
  • Stacy Pratt MCDERMOTT, “Lincoln and race: The Great Emancipator did not advocate racial equality. But was he a racist? », Illinois Issue on Line, consultation : 2013-02-17
  • Robert MORGAN, “Abraham Lincoln's Program of Black Resettlement”, The Journal of Historical Review, vol. 13, no 5, septembre-octobre 1993, p. 4-25;
  • Matthew NORMAN,  “The Other Lincoln-Douglas Debate: The Race Issue in a Comparative Context”, Journal of the Abraham Lincoln Association, vol. 31, no 1, hiver 2010, consultation : 2013-02-17;
  • Sarah PRUITT, “5 Things You May Not Know About Lincoln, Slavery and Emancipation”, History in the Headlines, 21 septembre 2012, consultation : 2013-02-17
  • Henry WIENCEK, “Dark Side of Thomas Jefferson”, Smithsonian Magazine, octobre 2012.
  • 2. Grosso modo, la catégorie des Euro-Étatsuniens (ou Euro-Américains) rassemble les citoyens étatsuniens issus de l’immigration des peuples européens. Elle comprend également parfois les descendants des communautés euro-canadienne, euro-australasienne et euro–sud-africaine.
  • 3. La "peculiar institution" est l’expression euphémique préférée des États esclavagistes pour nommer l’esclavage.
  • 4. Henry David THOREAU, La désobéissance civile, Montréal, La Presse, 1973, p. 154.

  • Claude-Armand Piché
    Chercheur indépendant

    Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.

     

    Note de la rédaction :
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