Je vois deux visages à la science citoyenne. Celui des pratiques participatives, là où le citoyen lambda met la main à la pâte et donne de son temps, de son expertise ou de son soutien technique aux activités de recherche. Cet aspect crée implicitement un effet de démocratisation des pratiques scientifiques; c'est le modèle technique. Mais il y aussi un autre côté de la science citoyenne où l'implication démocratique est franchement explicite. Sur cette face, on interroge la pratique scientifique dans ses visées sociales et politiques; c'est le modèle démocratique.
Pratiques scientifiques "numériques" et citoyennes
Depuis son introduction, l’ordinateur a transformé la pratique scientifique, favorisant entre autres l’éclosion d’une intéressante nouveauté, la science pratiquée par les citoyens.
La puissance des ordinateurs permet la démonstration de théorèmes mathématiques qu’aucune intelligence humaine ne saurait mener à bien. En sciences exactes, la modélisation et la simulation permettent de visualiser de nouveaux objets, de tester des théories et de mieux comprendre les phénomènes complexes. Parfois, l’ordinateur a même permis de donner une nouvelle dimension à des théories peu connues ou d’en créer de nouvelles. Pensons à la théorie du chaos, que Lorenz a profondément transformée en l’appliquant, dès 1963, à la météorologie grâce à son Royal McBee. De même, la géométrie fractale de Mandelbrot n’eut certes jamais vu le jour sans les immenses possibilités de calcul et de visualisation de l’ordinateur.
Mais c’est depuis l’avènement du World Wide Web, en 1990, que l’apport du numérique s’est intensifié. De nos jours, son utilisation est devenue absolument indispensable à la pratique scientifique : base de données et disponibilité immédiate d’une quantité astronomique d’informations, analyse de données complexes, mise en réseau des chercheurs, etc. C’est l’apparition de la Toile qui a également décuplé les façons de pratiquer la science citoyenne1.
1. SCIENCE CITOYENNE: modèle technique
Dans un premier temps, on pourrait dire que la science citoyenne institue un chantier auquel collaborent des amateurs éclairés ou des gens ordinaires n’ayant aucune formation en science. Autrement dit, il s’agit d’un travail bénévole ne nécessitant aucun diplôme et, souvent, aucune expérience préalable. Grâce à la Toile, cette collaboration peut prendre plusieurs formes et être plus ou moins importante selon les projets en cause.
Pondre un article Wikipédia
Quand on parle des rapports science-citoyen, on évoque spontanément la vulgarisation, qui ouvre un canal vertical, du chercheur vers le public. Pourtant, bien que moins connu, l’inverse existe aussi. L’exemple le plus simple de cet apport du public au savoir est la connaissance collaborative, dont un cas patent est évidemment l’encyclopédie numérique Wikipedia. Quiconque a développé une expertise dans un domaine particulier — et le nombre de domaines est à toutes fins utiles illimité — peut proposer un ou plusieurs articles, qui seront ensuite revus et corrigés par tout un chacun.
Cette pratique communautaire est connue depuis longtemps en science, mais pour la première fois dans l’histoire humaine, le grand public peut apporter sa contribution à une encyclopédie universelle, moyennant un peu de travail et de bonne volonté.
Évidemment, on notera à juste titre que Wikipedia ne crée pas de connaissances nouvelles; cette encyclopédie interactive se limite à exposer celles qui existent déjà en proposant une synthèse perfectible sur un sujet ou un domaine spécifique du savoir. Mais ce n’est pas le seul aspect de la science citoyenne, tant s’en faut.
Prêter sa puissance de calcul
Une deuxième forme de cette nouvelle pratique scientifique, encore une fois rendue possible par l’utilisation d’Internet, c’est ce qu’on appelle le grid computing, le calcul distribué. Le principe est assez simple : dans certains champs de recherche, la somme de données à traiter est si élevée que le temps consacré au calcul devient vite astronomique. C’est pourquoi le partage d’ordinateurs en réseau s’avère très rentable. Ainsi, lorsqu’il ne l’utilise pas, un citoyen lambda pourra prêter son appareil à un organisme qui souhaite analyser ses données. L’organisme en question fournit le logiciel de traitement, que le propriétaire n’a qu’à installer sur sa machine. C’est une sorte de location temporaire. Le projet SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence) est sans doute l’exemple le plus connu de cette approche communautaire. On y analyse le spectre électromagnétique issu de l’espace afin de détecter des signaux non réductibles à un simple bruit de fond. Le cas échéant, on obtiendrait un indice puissant en faveur de l’existence d’une intelligence non humaine2.
Wikipedia ne crée pas de connaissances nouvelles. SETI@home si, sauf que le tout se réduit pour le citoyen à un prêt de service et à une location gratuite du temps d’utilisation d’un appareil personnel.
Observer les oiseaux
Il existe cependant des formes de collaborations scientifiques citoyennes directes et plus actives, dont par exemple le recueil de données. Le cas le plus connu au Québec concerne les ornithologues amateurs. L’apport citoyen peut alors adopter diverses formes, qu’il s’agisse de réaliser des observations3 ou d’établir des inventaires d’espèces. L’ornithologue amateur doit évidemment utiliser un feuillet standardisé et respecter un protocole d’observation afin de produire des données valides. À ces conditions, ces excursions en nature, trop nombreuses et variées pour être menées par les seuls scientifiques, deviennent indispensables pour compiler une masse critique de données, qu’on peut ensuite analyser afin de mettre en évidence l’évolution des populations sur un territoire donné. C’est ainsi qu’EPOQ, l’une des bases de données ornithologiques les plus développées au Québec, a pu constituer un répertoire de six millions d’observations, régulièrement utilisées par les scientifiques pour produire des ouvrages de référence dans le domaine4.
Transcrire des hiéroglyphes
Encyclopédie collaborative, grid computing, et observation dirigée. On peut noter ici une progression constante du degré d’implication citoyenne. Pourtant, ce premier volet de la science citoyenne comporte des activités qui exigent encore davantage. Traversons un moment du côté des sciences humaines, plus précisément de l’archéologie. Au début du 20e siècle, les spécialistes ont découvert une somme fabuleuse de papyrus à Oxyrhynchus, une petite ville égyptienne située près de Memphis. On y trouve toutes sortes de textes, qu’il s’agisse d’actes notariés, d’essais philosophiques ou de poèmes. Malheureusement, ils sont très abîmés, de sorte qu’une grande partie de ces écrits n’a toujours pas été déchiffrée. Cependant, ils sont déjà numérisés. Le rôle des bons samaritains prêts à y consacrer temps et énergie consiste à entrer un à un les caractères de ces divers papyrus dans une base de données, laquelle sera ensuite publiée par l’Université Oxford, responsable de l’ensemble du projet.
2. SCIENCE CITOYENNE : modèle démocratique
Nous avons examiné quatre types de pratiques participatives, caractérisées par une implication croissante du public. Leur forme canonique, pourrait-on dire, associe l’expertise des chercheurs à un réseau plus ou moins étendu d’observateurs, chargés de récolter ou de trier des données. C’est un premier axe de la science citoyenne, son modèle technique en quelque sorte. Comme il implique un élargissement de la pratique scientifique, il suppose une démocratisation implicite.
Peut-on passer de cette démocratisation implicite à une forme explicite? C’est la deuxième orientation de la science citoyenne, plus ambitieuse, la civic science, selon le terme proposé par certains chercheurs américains. On y interroge la pratique scientifique sous l’angle sociopolitique, ce qui soulève des questions difficiles, dont la suivante : doit-il y avoir un contrôle démocratique de la science? C’est évidemment l’une des interrogations névralgiques de notre époque et, personnellement, je défends une réponse positive, quoique nuancée.
Contraintes du financement
La liberté de recherche est évidemment indispensable à la science. C’est l’oxygène sans lequel elle périclite rapidement. Il est clair cependant que cette liberté, variable selon les époques, n’est jamais pleine et entière. Présentement, on observe une emprise de plus en plus grande des bailleurs de fonds sur l’orientation de la recherche. Or, quand le financement provient d’une source privée, l’indépendance du chercheur devient toute relative, tant en ce qui a trait au choix du sujet qu’à l’orientation de la recherche. De plus, l’entreprise pourvoyeuse exigera en échange des résultats rapides et, éventuellement, s’attendra à une certaine rentabilité, ce qui ne favorise évidemment pas la recherche fondamentale ou celle qui demande le long terme pour se déployer. Malheureusement, on le sait, la tendance actuelle dans le monde universitaire est au désengagement de l’État au profit du financement privé. À ce propos, un article récent du quotidien Le Devoir5 notait que, depuis quelques années, on observe une augmentation constante de cette forme de capitaux, et la part des budgets de recherche issue du privé varie maintenant, selon les institutions, de 25 % (Université Laval) à 40 % (École Polytechnique)6. Il y a là une source importante de questionnement pour tout citoyen préoccupé du lien entre recherche et démocratie.
Cependant, même dans le cas d’un financement public, l’indépendance de la recherche n’est pas assurée. En effet, lorsqu’il sollicite des fonds, le chercheur choisit certes son domaine et son sujet de recherche, mais sauf exception, il ne recevra les montants nécessaires que s’ils s’inscrivent dans le cadre des programmes existants ou s’ils respectent les grandes orientations de l’organisme subventionnaire. Chacun accepte ces limites qui font en quelque sorte partie des règles du jeu.
Contraintes démocratiques
Mais on peut envisager une autre forme de limitation, liée plus directement à la vie démocratique de nos sociétés. Pour la civic science, lorsqu’ils touchent des sujets vitaux pour la société civile, les projets de recherche, voire les politiques gouvernementales en la matière, devraient faire l’objet d’un vaste débat public. Pensons entre autres à l’exploitation des ressources naturelles, à la biodiversité, aux changements climatiques, etc. Les finalités de la recherche — quand elles existent encore! — ne peuvent donc être laissées à la seule discrétion des gouvernements ou des scientifiques eux-mêmes : dans de tels cas, une discussion publique sur les finalités politiques de la recherche devrait aller de soi.
Pour une démocratisation explicite de la pratique scientifique
On le constate, on peut entendre la science citoyenne dans un sens faible, comme un simple modèle technique encadrant nombre de nouvelles pratiques scientifiques, ou dans un sens fort, appelant une exigence démocratique renouvelée. Mais ne devrait-il pas y avoir continuité entre ces deux orientations?
Quoi qu’il en soit, entre la démocratisation implicite de la pratique scientifique et sa démocratisation explicite, il est certainement souhaitable de bâtir des passerelles. À notre avis, une telle exigence est d’autant plus justifiée que le public n’a aujourd’hui aucune prise sur la part croissante des recherches financées par des fonds privés.
Alors, doit-on prôner un contrôle démocratique de la science? En d’autres termes, est-elle soluble dans la démocratie? Sans doute, mais pas entièrement. C’est pourquoi, quelle que soit la façon dont on considère la science citoyenne, augmenter la portée publique de la pratique scientifique constituera un des grands chantiers du siècle à venir.
Notes :
- 1. Il existe deux grands volets de la « science citoyenne », que nous allons présenter tour à tour. Pour le premier volet, qui peut se manifester sous diverses formes, les Américains utilisent le terme de « citizen science ». En France, on parle de science citoyenne, mais on emploie aussi l’expression « science participative ».
- 2. Ce projet de calcul réparti est hébergé, depuis 1999, par le Space Sciences Laboratory de l’Université de Berkeley, en Californie. On trouvera à ce propos toutes les informations nécessaires sur Internet, à l’adresse URL : http://fr.wikipedia.org/wiki/SETI@home.
- 3. Notons que l’on trouve des transformations analogues dans bien d’autres domaines, toutes liées à l’existence d’Internet. Aujourd'hui par exemple, la profession journalistique se modifie rapidement et les observations/enquêtes citoyennes tendent à compléter, voire à remplacer celles des médias traditionnels. Pour ce faire, elles adoptent là aussi de multiples formules : blogues, utilisation des médias sociaux, crowdsourcing, etc. Comme dans le cas de la science citoyenne, ce sont là des sources d’information complémentaires précieuses, que les journalistes réguliers seraient incapables de recueillir seuls.
- 4. On trouvera la liste des travaux ainsi réalisés à l’adresse URL suivante : http://www.oiseauxqc.org/epoq.jsp
- 5. « La liberté du chercheur en jeu », Le Devoir, 10-11 mars 2012, pp. A6-A7. Pour une analyse intéressante du phénomène, voir Jean Bernatchez, « Les Transformations de l’organisation de la recherche universitaire au Québec et au-delà : recension et contextualisation de quelques écrits », Revue canadienne des jeunes chercheures et chercheurs en éducation, vol. I, no 1 (juillet 2008), p. 1-13 [en ligne].
- 6. Notons que cette orientation est évidemment encouragée par le fait que les politiques gouvernementales, depuis maintenant plusieurs années, favorisent explicitement le rapprochement entre universités et entreprises.
- Jean-Claude Simard
UQAR - Université du Québec à Rimouski
Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.
Note de la rédaction :
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