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Bernard Gagnon, Université du Québec à Rimouski, Virginie Hébert, Institut national de la recherche scientifique

Comme celles des grands centres, les universités en région accordent une importance accrue à leur « internationalisation ». C’est le cas, par exemple, des Universités du Québec à Chicoutimi (UQAC), à Rimouski (UQAR) et en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Nous avons examiné de manière critique la cohérence entre cet élan vers l’internationalisation et la mission particulière de ces trois universités, notamment leur ancrage territorial et linguistique.

L’internationalisation est un concept aux usages multiples et souvent, extensibles. Il désigne un ensemble d’activités – anciennes et nouvelles – qui visent à renforcer l’ouverture de l’université au-delà des frontières nationales. Les documents officiels des universités se contentent généralement d’une définition sommaire de l’internationalisation, fréquemment reprise à partir des mêmes références, et la plupart du temps tirée de l’article de Jane Knight1.

Toutefois, plus prosaïquement, elle est aussi l’un des marqueurs de la concurrence entre universités : attirer des chercheurs, recruter des étudiants étrangers, figurer dans les classements internationaux.

Si l’internationalisation se présente comme un levier de financement, de diversification des formations et d’essor de la recherche, elle produit également de nombreux effets structurants : nouveaux standards, programmes réorientés, priorités budgétaires ajustées, création de postes et adaptation des services. De ce fait, le secteur administratif y joue un rôle central : non seulement parce qu’il définit les orientations stratégiques, mais aussi parce qu’il coordonne l’ensemble des services auxiliaires mobilisés par cette visée2. En plus d’offrir des cours de langue, d’encourager la mobilité des étudiants et des professeurs, il s’agit aussi, et surtout, de mettre en œuvre une stratégie concertée qui engage toute l’institution, même si les finalités de l’exercice demeurent bien souvent assez floues.

L’internationalisation des universités jouit d’un prestige qui fait rarement l’objet d’un examen critique dans les discours officiels. Elle s’impose tel un impératif auquel ne peut échapper l’université. 

L’internationalisation des universités jouit d’un prestige qui fait rarement l’objet d’un examen critique dans les discours officiels. Elle s’impose tel un impératif auquel ne peut échapper l’université. Elle est vue comme étant porteuse de valeurs dites « nouvelles » — ouverture, mobilité, diversité culturelle — avec lesquelles l’université doit maintenant s’aligner. Pourtant, lieu de science et de savoirs, l’université n’était-elle en soi une « ouverture sur le monde » ?

Or, ce ne sont pas tant les valeurs mises de l’avant qui sont nouvelles, que le sens qu’on leur donne : il ne s’agit plus d’une ouverture d’abord fondée sur l’acquisition critique des savoirs, mais qui s’appuie en premier plan sur le développement de compétences transférables dans un marché globalisé. En insistant sur le développement du capital humain – concept managérial, s’il en est un – les documents officiels mettent de l’avant des aptitudes basées non sur leur pertinence intellectuelle, mais sur leur utilité professionnelle, telles que des activités de mobilité ou des formations labélisées enrichissant la valeur du diplôme. Comme le souligne la stratégie de l’UQAT, l’université doit former « des diplômées et des diplômés ouverts sur le monde et qui possèdent des compétences concurrentielles à l’échelle internationale et adaptées au marché de l’emploi actuel et futur […] »3.

L’étudiant est devenu le pivot des stratégies d’internationalisation.

L’étudiant est devenu le pivot des stratégies d’internationalisation. Pour se démarquer, les trois universités misent sur la qualité de l’offre et l’« expérience étudiante ». Cela passe par la création de bureaux internationaux, le renforcement des services de recrutement, la promotion d’une image de marque internationale, et l’investissement dans l’accueil et le bien-être des étudiants étrangers.

L’enjeu financier est aussi central. À l’UQAT, il prend la forme d’une mise en marché de la formation continue. À l’UQAC, par la délocalisation de programmes en Chine, en Afrique ou en Amérique latine4. Ainsi, chaque année, des milliers d’étudiants internationaux (EI) suivent une formation de l’UQAC à l’étranger sans jamais venir au Québec5. Lors de l’étude du projet de loi sur le plafonnement des étudiants internationaux, les mémoires de ces institutions soulignaient leur dépendance financière à ce recrutement, voire pour maintenir en vie des programmes d’étude6.

Tensions avec l’ancrage territorial

À la lecture de ces politiques ou plans stratégiques, on constate que les discours institutionnels prennent peu en compte les tensions perceptibles entre leur mission première et cette adhésion – tous azimuts pour certaines d’entre elles – à l’internationalisation. Or, est-il nécessaire de rappeler que, issues du rapport Parent, les universités du réseau québécois visaient – et visent encore – la démocratisation de l’enseignement supérieur, le développement territorial et l’équité linguistique pour les francophones.

Lorsqu’on les met en relation avec la mission d’origine des universités en région, les documents officiels témoignent d’un faible recul critique quant aux tensions entre processus d’internationalisation et ancrage territorial. L’UQAR met de l’avant, pour sa part, une logique de complémentarité7. L’internationalisation est présentée comme un moyen et non une fin; en ce sens, elle doit soutenir la recherche aux cycles supérieurs, répondre aux défis démographiques et aux besoins en main-d’œuvre régionale. C’est le seul des trois documents à reconnaître, ne serait-ce qu’en creux, le risque de tension entre ces deux orientations.

Il en va toutefois autrement à l’UQAT et à l’UQAC. La première s’inscrit dans une logique de décloisonnement. Elle conçoit l’internationalisation comme une extension territoriale : exporter la formation continue, recruter de nouveaux étudiants, répondre à leurs besoins. Cela implique une image de marque (UQAT-International) et la présentation de centres de formation et de recherche montréalais plus attractifs à l’international. Le développement universitaire passe ici par une expansion, plutôt qu’un enracinement, avec des perspectives de gain financier, entre autres choses, par l’accueil d’étudiants internationaux et l’exportation de la formation continue8. Quant à l’UQAC9, c’est une logique de déterritorialisation qui ressort avec force. Elle se traduit par des politiques agressives en matière de recrutement d’étudiants internationaux et par la délocalisation de programmes de formation à l’étranger. On exporte savoirs et pratiques sans attachement territorial. 

Ces trois orientations coexistent dans les stratégies d’internationalisation des universités en région. Leur articulation ou leur hiérarchisation révèle les tensions persistantes – et souvent non résolues – entre la mission régionale des universités et les injonctions portées par la mondialisation.

...les tensions persistantes – et souvent non résolues – entre la mission régionale des universités et les injonctions portées par la mondialisation.

Tensions avec la mission linguistique

L’impératif d’internationalisation met également sous tension la mission linguistique des universités en région visant l’équité envers les francophones. Bien que la connaissance du français demeure une exigence d’admission au 1er cycle, l’intégration linguistique des étudiants internationaux pose de nombreux défis. Les travaux de Frozzini et Tremblay10 révèlent que plusieurs étudiants de 2e cycle maîtrisent mal la langue française et la perçoivent comme une barrière, plutôt qu’un outil d’intégration interculturelle. Les difficultés vécues par ces étudiants non francophones exercent des pressions sur les structures administratives : plusieurs dénoncent l’absence de ressources dans d’autres langues ou exigent des services de francisation; certains réclament même qu’on leur traduise les cours du français à l’anglais, et ce, en dépit des politiques linguistiques qui restreignent l’enseignement en anglais. Paradoxalement, le recours fréquent au matériel pédagogique en anglais fait que c'est parfois la méconnaissance de l'anglais qui est perçue comme un frein à la réussite, particulièrement aux cycles supérieurs.

Le discours des universités concernant la langue à privilégier en recherche traduit également une ambiguïté. Bien que les politiques linguistiques encouragent l’utilisation du français pour communiquer et diffuser la science, elles laissent en revanche aux chercheurs le choix de la langue qu’ils jugent « appropriée », selon leurs réseaux, disciplines ou auditoires. Le plan d’internationalisation 2021-2026 de l’UQAT illustre bien cette ambiguïté. L’université note que, si la priorité en matière de développement international est orientée vers la francophonie, il importe de « considérer les pays anglophones et anglophiles, puisque la majorité des publications des chercheuses et des chercheurs sont produites en anglais11 ».

 Bien que les politiques linguistiques encouragent l’utilisation du français pour communiquer et diffuser la science, elles laissent en revanche aux chercheurs le choix de la langue qu’ils jugent « appropriée », selon leurs réseaux, disciplines ou auditoires.

L’approche marchande et standardisée qui sous-tend l’internationalisation contribue en outre à renforcer le statut dominant de l’anglais comme langue de la recherche et d’enseignement. Tentant de se conformer à certains critères internationaux de qualité – comme la norme AMBA, BGA ou EQUIS12  –, les écoles de gestion, quant à elles, mettent l’accent sur l’ouverture à l’international et, par la même occasion, encouragent l’usage de l’anglais comme langue véhiculaire. La maîtrise adéquate de l’anglais figure ainsi parmi les critères d’admission des programmes de type Executive MBA (maîtrise en administration des affaires pour cadres), désormais offerts à l’UQAR, l’UQAC et l’UQAT.

Enfin, la mission linguistique des universités en région se voit également confrontée à la logique de déterritorialisation qui accompagne l’internationalisation. Dans le cas des programmes délocalisés à l’étranger, le choix de la langue d’enseignement se fait en partenariat avec les dirigeants de l’université-hôte, une décision qui échappe donc, en partie, aux politiques linguistiques institutionnelles. On peut également s’interroger sur l’impact de ce contexte plurilingue d’enseignement sur la langue de travail des professeurs délocalisés à l’étranger, cela dans un contexte où les politiques linguistiques garantissent, en principe, leur droit de travailler en français.

Conclusion

Si l’internationalisation s’impose désormais comme un impératif, en offrant de nouvelles possibilités de collaboration et de mobilité étudiante, elle s’accompagne aussi d’exigences – académiques, administratives, linguistiques – qui contribuent à redéfinir les valeurs, les pratiques et les orientations stratégiques des universités en région.

L’injonction à s’internationaliser met ainsi sous tension l’ancrage territorial et linguistique de ces institutions, qui cherchent à accroître leur visibilité à l’échelle mondiale, tout en tentant de rester fidèles à leurs réalités et objectifs propres. Or, cette quête de rayonnement international, dans les activités de recherche comme parfois dans l’enseignement, tend à éclipser la mission originelle de ces établissements, notamment leurs visées de développement territorial et d’équité linguistique.

Dans ce contexte, il nous semble essentiel de réaffirmer la nécessité d’un recul critique et d’une meilleure reconnaissance, par les universités en région, des tensions et des effets structurants liés à l’internationalisation. Une première étape pourrait consister à faire en sorte que les discours et les documents institutionnels valorisent la logique de complémentarité entre leur mission fondatrice et cette ouverture sur le monde dans laquelle elles sont désormais engagées. En somme, l’internationalisation devrait devenir un levier au service de la démocratisation de l’enseignement supérieur, du développement territorial et de l’équité linguistique — et non pas une fin en soi. Pour certaines universités, cela implique de recentrer leurs objectifs; pour d’autres, de l’assumer pleinement dans leurs pratiques.

En somme, l’internationalisation devrait devenir un levier au service de la démocratisation de l’enseignement supérieur, du développement territorial et de l’équité linguistique — et non pas une fin en soi.


  • Bernard Gagnon
    Université du Québec à Rimouski

    Bernard Gagnon est professeur titulaire en éthique à l’Université du Québec à Rimouski, directeur du groupe de recherche Ethos et codirecteur de l’axe « Démocratie et pluralisme » du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). Il s’est aussi engagé activement dans la vie syndicale de son institution à titre d’officier et de président du SPPUQAR, une expérience qui nourrit sa réflexion sur le devenir de l’université québécoise et sur les transformations contemporaines du politique. Spécialiste de la pensée de Charles Taylor, à laquelle il a consacré plusieurs travaux dont La pensée de Charles Taylor en débat : démocratie, dialogue et sécularité (PUL, 2025), il s’intéresse plus largement aux questions de diversité, d’identité et de pluralisme. Parmi ses publications récentes figurent Expliquer, comprendre et débattre du religieux. Neutralité ou engagement ? (2020), La justice, la vulnérabilité et le politique autrement (2022) et Une langue des voix. Débat autour de la loi 96 au Québec (2023), tous publiés aux Presses de l’Université Laval.

  • Virginie Hébert
    Institut national de la recherche scientifique

    Virginie Hébert est professeure adjointe à l’INRS – Centre Urbanisation Culture Société et membre de l’UMR INRS-UQAR Numérique et territoires. Ses recherches portent sur la transformation numérique des espaces publics et sur les fractures sociales, culturelles, territoriales et linguistiques qui en découlent. Ancrés dans une approche sociohistorique de la communication, ses travaux examinent également les processus de construction et de cadrage des problèmes publics. Dans cette optique, elle analyse le cadrage des politiques linguistiques et étudie les débats qui entourent la place de la langue dans l’espace francophone.

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