L’université québécoise, et particulièrement l’université québécoise en région, demeure un thème mineur dans l’œuvre du sociologue Fernand Dumont (1927-1997). Celui-ci tenait d’ailleurs à nous prévenir, dans les quelques écrits qu’il a consacrés à cet enjeu, que sa réflexion ne reposait sur aucune enquête, mais bien sur sa propre expérience comme professeur et intellectuel dans le domaine des sciences humaines.
En ramenant à la surface des propos de Dumont formulés il y a plus d’un demi-siècle, mon objectif n’est pas de fournir des réponses aux problèmes qui se posent actuellement aux universités; il s’agit plutôt de se donner du champ pour accueillir, justement, les diagnostics et les pistes de solution. Alors que les contraintes qui pèsent sur le monde universitaire semblent quasi implacables tellement elles résultent de déterminants structuraux, il convient de revenir à un moment où tout n’était pas encore joué.
À la recherche d’un modèle autonome de développement
Reportons-nous au début des années 1970. Le Québec patauge dans les remous de la crise d’Octobre et les universités québécoises vivent une intense période de transformation. Quelques phénomènes suffisent à mesurer la profondeur des changements que subissent alors les universités, et plus généralement le réseau scolaire et d’enseignement supérieur québécois, au point où certains parlent de « crise » : Commission Parent, création du ministère de l’Éducation, fondation des polyvalentes et du réseau des Cégeps, lancement de l’Université du Québec et de ses composantes régionales, démocratisation de l’enseignement supérieur, augmentation des inscriptions, accroissement de l’accès pour les femmes – et les hommes des milieux populaires –, diminution du contrôle clérical, multiplication et structuration des programmes, développement des activités de recherche. Ajoutons au portrait les nombreuses contestations étudiantes, où s’expriment des revendications pour un meilleur accès à l’université, une remise en cause des savoirs, de l’autorité et des méthodes pédagogiques traditionnels, en plus d’une reconnaissance de l’identité sociale des étudiant·es.
À l’époque, Dumont est un universitaire établi dont la réputation et l’influence sont déjà considérables. Il enseigne la sociologie à l’Université Laval depuis 1955 et vient de publier son maître ouvrage, Le lieu de l’homme (1968). Son engagement dans la société québécoise, qui culminera avec son rôle de sous-ministre lors de l’élaboration de la Charte de la langue française sous le gouvernement du Parti québécois à la fin des années 1970, est déjà amorcé, notamment avec ses interventions sur les enjeux linguistiques et pendant la crise d’Octobre, de même qu’à travers la Commission d’enquête sur les laïcs et l’Église (1968-1971).
Dans un article de 1970 de la revue Maintenant intitulé « Notre culture entre le passé et l’avenir », repris l’année suivante dans le recueil La vigile du Québec, Dumont émet une première mise en garde concernant les universités francophones :
« Il faudrait d’abord cesser d’imiter ce qui se fait ailleurs avec des moyens infiniment plus considérables. Les peuples nombreux et riches répandent la culture avec la même abondance que le napalm. Aux petits reviennent les ressources de l’astuce où de nobles paroles ont des chances de s’attacher à ces questions plus profondes auxquelles ne s’attardent guère les grandes manœuvres et les grands équipages », Fernand Dumont1
Le sociologue revient à la charge deux ans plus tard, dans un texte cette fois-ci entièrement consacré à l’avenir de l’université québécoise2. Le chapitre est publié dans un ouvrage intitulé L’université québécoise du proche avenir, qui comprend notamment le rapport du comité des objectifs de l’enseignement supérieur au Conseil des universités du Québec. Dumont réitère sa critique, en la précisant, ou bien écrit-il :
« [...] nous ferons de nos universités de piètres répétitions ou de ridicules modèles réduits des institutions les plus prestigieuses (et les plus riches) d’alentour; ou bien nous déciderons que c’est en revenant aux intentions fondamentales de l’apprentissage, et pour un pays comme celui-ci, que les objectifs doivent être formulés », Fernand Dumont3.
Ces coups de semonce posent une question qui n’est jamais formulée explicitement, mais qui n’en reste pas moins déterminante : comment penser l’université dans une culture minoritaire et un pays incertain?
Dumont perçoit une dissociation de plus en plus nette entre l’enjeu de la culture et celui de l’université – et des institutions en général. Depuis les années 1960, tout a été sacrifié à ce qu’on appelle alors l’idéologie du rattrapage, soit la volonté de combler l’écart qui existait entre la province et les grandes sociétés occidentales sur le plan des structures, de la pédagogie et des taux de scolarisation. Le tout dans un temps record et avec l’improvisation que l’on devine. Mais combler l’écart est-il une finalité en soi si cela signifie assujettir l’université québécoise à des objectifs qui ne sont pas les siens, ou encore mimer servilement des modèles étrangers, surtout américains, sans tenir compte des spécificités culturelles et de l’inégalité des moyens? À quoi bon, alors que le chômage montre le bout de son nez, aligner la formation sur les secteurs de pointe de l’économie américaine ou s’illusionner en croyant qu’Hydro-Québec est l’équivalent de la NASA? Comme la grenouille de la fable qui veut se faire bœuf, l’université québécoise ne risquait-elle pas d’éclater sous la pression de l’hégémonie culturelle des « peuples nombreux et riches »?
« […] l’université, continue Dumont, plus que tout autre institution se retrouve en 1970 devant le drame qui aurait pu être perçu en 1960. Les progrès incontestables de la scolarisation depuis dix ans ne seraient-ils, au fond, que l’alibi d’une collectivité qui refuse d’affronter carrément un destin dont l’université n’est, après tout, que partie prenante? », Fernand Dumont4.
Ce destin peut certes évoquer la souveraineté du Québec à laquelle adhérait Dumont, mais il renvoie avant tout au sort de la culture canadienne-française dont le sociologue se voulait le témoin lucide et inquiet. Contrairement à une idée reçue, les universités canadiennes-françaises, même d’avant la Révolution tranquille, n’ont jamais été fermées sur elles-mêmes; elles se sont longtemps senties investies, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, d’une mission civilisatrice fondée sur leur caractère francophone et catholique5. Comme bien d’autres, mais sans jamais la mépriser, Dumont ne s’est pas privé de déplorer la pauvreté et l’artificialité de la culture et des institutions canadiennes-françaises traditionnelles. Toutefois, à ses yeux, la prise de parole inédite et les multiples liquidations et fondations de la Révolution tranquille n’ont souvent abouti qu’à une « parole empruntée » et à une « économie copiée sur celle du voisin »6. L’université, à l’instar du reste de la société québécoise, ne serait sortie d’une aliénation que pour mieux retomber dans une autre.
Après l’ivresse des débuts, le temps est donc au désenchantement. Dumont multiplie les constats : réforme peu aboutie des modes de gestion, des structures et des normes universitaires, renouveau pédagogique largement inachevé et qui s’égare en tous les sens, problèmes de financement, manque d’articulation entre la formation et le marché du travail. Même la création du réseau UQ, avec son idéal de participation encore flou et le dédoublement de structure qu’elle entraîne, n’avait pas encore permis, du moins à ce moment-là, de clarifier la fonction sociale des universités7. Ce qui manque à l’université québécoise, de conclure Dumont, c’est « un modèle autonome de développement »3.
Comme chaque fois devant une situation incertaine ou une crise, le sociologue prône un retour aux fondements. L’université, soutient-il, doit renouer avec sa vocation première, soit « représenter, dans une institution particulière, la signification d’ensemble de la culture où elle se trouve et qu’elle transmet d’une génération à une autre »8. Conformément à sa définition de la culture comme distance et production, il souhaite que l’université dépasse d’une part la connaissance gratuite et désincarnée, et d’autre part le simple utilitarisme pour unir plutôt, dans leur tension, des connaissances, des techniques et des valeurs. « [D]égager la culture de l’exercice d’une pratique », voilà, dit-il, ce que serait un humanisme à la mesure de notre époque9. Et de proposer ensuite une série de pistes concrètes qui contribueraient à réaliser cet arrimage original entre la société et l’université : accroissement du rôle des praticiens, révision de l’organisation des cours, interdisciplinarité et intégration plus poussée des adultes. Ces mesures pourraient être appliquées de manière progressive, sous forme d’expériences, plutôt qu’à travers une de ces réformes mur à mur que l’on semble tant goûter à l’époque dans les cercles bureaucratiques.
À quand un plan pour l’université québécoise?
C’est en vain que l’on chercherait chez Dumont des solutions parfaitement adaptées aux problèmes actuels des universités en région; au mieux, celui-ci nous incite à remonter à la source des malaises. Je laisse d’ailleurs au lecteur le soin de décider si les constats et les orientations qu’il suggérait à l’époque nous replongent dans le misérabilisme ou, au contraire, réaniment certains possibles.
On se demandera tout de même si l’appel de Dumont à un « modèle original de développement » pour l’université a vraiment perdu de son actualité alors que nous attendons toujours une véritable vision pour le réseau des universités québécoises. Dispose-t-on des leviers, des mécanismes de coordination et de la volonté politique qui permettraient d’échapper à la désarticulation, à la compétition locale et internationale ruineuse, aux tâtonnements pédagogiques et au déracinement général du modèle universitaire pour créer un modèle universitaire en fonction des besoins, des moyens et des aspirations de la société québécoise?
Dans une note de recherche de l’IRIS datant de 2016, Éric Martin présente Dumont comme une sorte de lanceur d’alerte dont le message, énoncé dès les premiers signes d’essoufflement de la Révolution tranquille, s’inscrivait déjà en travers des tendances de l’université québécoise – tendances qui n’allaient que s’exacerber dans les décennies suivantes. L’auteur reprend la thèse forte de Dumont, c’est-à-dire que le sort de l’université doit être pensé d’abord et avant tout en fonction d’une « communauté culturelle et politique concrète »10. Cela est d’autant plus vrai lorsque cette culture est fragile et ne peut se réclamer spontanément d’un universalisme, où elle risque de perdre son visage et sur lequel elle n’a qu’une mince prise. Et au risque de parler prétentieusement au nom de Dumont, j’ajouterais que cette « communauté culturelle et politique concrète » renvoie à la société québécoise envisagée à la fois dans son unité et dans la diversité de ses ancrages régionaux.
- 1
Fernand Dumont, La vigile du Québec, Montréal, HMH, 1971, p. 97.
- 2
Fernand Dumont, « Sur le devenir de l’université au Québec », dans René Hurtubise, dir., L’université québécoise du proche avenir, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, p. 195-223.
- 3a3b
Ibid., p. 206.
- 4
Ibid., p. 203.
- 5
Voir entre autres Daniel Poitras, « Les ambitions internationales de l’Université de Montréal et le rôle des étudiants étrangers dans sa diplomatie culturelle (1930-1968) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 78, no1 (été 2024), p. 53-79.
- 6
Fernand Dumont, La vigile du Québec, op. cit., p. 99.
- 7
Fernand Dumont, « Sur le devenir de l’université au Québec », op. cit., p. 202.
- 8
Ibid., p. 208.
- 9
Ibid., p. 212.
- 10
Éric Martin, « L’université globalisée. Transformations institutionnelles et internationalisation de l’enseignement supérieur », IRIS – Note socioéconomique, 2016, p. 14. En ligne. URL : https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/L_universite__globalise_e_WEB.pdf
- Julien Goyette
UQAR
Julien Goyette est professeur d’histoire au Département des lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski. Son enseignement et ses recherches se partagent entre l’histoire intellectuelle du Québec, l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire. La plupart de ses publications portent sur de grandes figures intellectuelles du Québec des XIXe et XXe siècles. Co-fondateur, avec François-Olivier Dorais, de la collection « Fabrique d’histoire » aux Presses de l’Université Laval, il a fait paraître en 2017 Temps et culture. Fernand Dumont et la philosophie de l’histoire (Presses de l’Université Laval).
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