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Mathilde Jutras , Université McGill

Les pratiques de voyages sont-elles en contradiction et discréditent-elles le message que les scientifiques martèlent depuis des années aux décideurs? C'est le malaise qui m'a habité alors que je poursuivais mes études en sciences du climat. En discutant de cette contradiction avec mes collègues, je me suis rendu compte qu'il s'agissait d'une question extrêmement sensible. Ce n'était tout de même pas une raison pour rester là à ne rien faire, et j'ai décidé (d'essayer) d'agir.

Mathilde Jutras
Mathilde Jutras, doctorante en océanographie à l'Université McGill. Source : Mathilde Jutras.

Un enjeu pour toute la communauté de la recherche

Les changements climatiques et autres perturbations environnementales sont le plus grand défi de l'humanité au 21e siècle. Une quantité grandissante de scientifiques s'intéressent à cette question, explorant les moindres détails du fonctionnement du climat. Les scientifiques du climat arpentent ainsi le monde en quête des données essentielles à leur recherche. Les déplacements aux pôles, au cœur de la forêt tropicale, ou au milieu de l'océan sont aussi excitants qu'ils sont utiles. En parallèle, dans toutes les disciplines scientifiques, les grandes conférences internationales ont la cote. Elles permettent aux chercheurs de partager leurs résultats, de rencontrer leurs collègues et de suivre de près les nouvelles découvertes.

Ces pratiques de voyages sont-elles en contradiction et discréditent-elles le message que les scientifiques martèlent depuis des années aux décideurs? C'est le malaise qui m'a habité alors que je poursuivais mes études en sciences du climat. En discutant de cette contradiction avec mes collègues, je me suis rendue compte qu'il s'agissait d'une question extrêmement sensible. Ce n'était tout de même pas une raison pour rester là à ne rien faire, et j'ai décidé (d'essayer) d'agir.

La question de l'impact de voyages en avion dans le milieu académique ne concerne pas que les scientifiques du climat. Tous les scientifiques héritent d'une responsabilité sociale de par le financement public de leurs travaux. En échange, la population s'attend à ce que les chercheuses et chercheurs travaillent à améliorer notre monde! De plus, une personne bien informée hérite d'une responsabilité face à ses actions, et la majorité des scientifiques toutes disciplines confondues connaissent bien l'enjeu des changements climatiques. Malgré cela, ils ne connaissent pas les détails de l'impact de leurs habitudes de voyage, et c'est pourquoi j'ai d'abord décidé d'attaquer la question par la sensibilisation.

Ma démarche d'engagement s'est déclinée en trois étapes : la recherche, la sensibilisation, puis l'action. En m'informant sur ce sujet, j'ai vite constaté que de nombreuses personnes s'y étaient intéressées avant moi, mais qu'une grande partie de l'information restait emprisonnée dans des journaux spécialisés. Il fallait libérer tous ces faits et les propager aux personnes concernées. Parmi les faits saillants retenus, notons que l'aviation représente en moyenne 50 % des émissions annuelles d'un professeur d'université; des émissions dépassant de 17 tonnes la limite de 3 tonnes par an, par personne, requise par l'accord de Paris de 2015. Il n'y a pas de différence dans le nombre de kilomètres parcourus entre les départements “verts” et les autres (les scientifiques en environnement ont même tendance à plus voyager hors de leurs activités académiques!). Notons ensuite qu'une étude récente, intitulée Academic air travel has a limited influence on professional success1 , montrait qu’au-delà d'un vol par année, il n'existe pas de corrélation entre la quantité de voyages et la réussite académique.

Sur le terrain de l’engagement

J'ai donc organisé une tournée de sensibilisation dans divers départements, où je présentais les chiffres et relevait divers éléments de réflexion, en faisant bien attention de ne pas adopter un ton accusateur. J'ai rapidement vu qu'au-delà de sensibiliser quelques personnes, j'allais moi-même beaucoup apprendre de cet exercice. Les réactions et les discussions variaient immensément d'un département à l'autre et selon le public (étudiants de deuxième cycle ou professeurs). Certains voyaient le problème comme une évidence et voulaient des solutions, par exemple en revoyant notre obsession pour les éléments internationaux sur les CV ou les critères d'évaluations des demandes de financement et de bourses. D'autres étaient plus inconfortables devant les chiffres et discutaient de l'importance de tous ces voyages pour le développement de la science ou de la carrière. Les départements desquels proviennent chacun de ces points de vue pourraient vous surprendre!

Pour une démarche d'engagement réussie, il est essentiel d'engager activement le public ciblé. Comme suite à mes présentations, j'invitais les étudiants et chercheurs à signer un engagement de réduction de vol (que vous pouvez signer à https://recherche-resp-research.github.io/).

Une question d’équité

La question du voyage en avion des scientifiques va au-delà des émissions de CO2. Les femmes voyagent en moyenne moins que les hommes, et les scientifiques des pays riches voyagent énormément plus que ceux des pays en voie de développement. Ceci soulève la question de l'équité environnementale. Les bénéfices des échanges internationaux sont inéluctables, mais si l'on veut continuer à voyager dans les limites de ce que planète peut supporter, il faudra que les voyageurs du nord revoient leurs habitudes afin de laisser la place aux scientifiques du reste du monde.

Les bénéfices des échanges internationaux sont inéluctables, mais si l'on veut continuer à voyager dans les limites de ce que planète peut supporter, il faudra que les voyageurs du nord revoient leurs habitudes afin de laisser la place aux scientifiques du reste du monde.

  • 1Seth Wynes, Simon D. Donner, SteuartTannason et Noni Nabors. « Academic air travel has a limited influence on professional success », dans Journal of Cleaner Production, Volume 226, 20 juillet 2019, Pages 959-967.

  • Mathilde Jutras
    Université McGill

    Mathilde Jutras est doctorante en océanographie à l'Université McGill. Elle détient un baccalauréat en physique de l'Université de Montréal et une maîtrise en sciences atmosphériques et océaniques de l'Université McGill. Après sa maîtrise, Mathilde a travaillé comme professionnelle de recherche sur la gouvernance urbaine dans un contexte d'adaptation aux changements climatiques à l'École nationale d'administration publique. Elle a lancé en 2019 l'initiative Recherche responsable pour sensibiliser les chercheurs et étudiants-chercheurs à l'impact environnemental de leurs voyages en avion dans un contexte académique.

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