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Frédérique Dubois, Université de Montréal

Dans la coopération à l’échelle du groupe, chaque individu a la possibilité de participer, à la hauteur de ce qu’il veut et peut, à la constitution d’un bien commun. Tous en retirent les mêmes bénéfices, à la mesure de l’effort collectif. La coopération humaine se joue essentiellement à cette échelle, c'est ce qui la caractérise...

Diamand
Couple de Diamant mandarin (Taeniopygia guttata), le mâle à gauche et la femelle à droite. Ils forment des couples très liés, et de ce fait, il sont souvent au coeur d'études sur la coopération. Source : animogen.com

Découvrir : Professeure Dubois, avant d’aborder la question de la coopération, pouvez-vous nous présenter votre parcours et vos travaux?

Frédérique Dubois : Au doctorat, j’ai travaillé sur les variations du taux de divorce chez les oiseaux. J’ai essayé de comprendre pourquoi certaines espèces sont très fidèles et d’autres plutôt volages. Pour identifier les facteurs responsables de ces variations, j’ai utilisé des approches théoriques, notamment des analyses comparatives faisant usage de données publiées dans la littérature. Mon étude consistait essentiellement à identifier des mesures du taux de divorce et à estimer l’influence de différentes variables écologiques sur ce taux.

Découvrir : Et qu’est-ce qui influence ces comportements d’infidélité?

Frédérique Dubois : C’est très variable. On observe plusieurs types de pression évolutive. Chez certaines espèces, la vie de couple est une conséquence indirecte d’un autre phénomène : le fait, par exemple, qu’il soit avantageux de conserver le même site de reproduction. On conserve l’appartement, et le partenaire vient en collatéral. Chez d’autres, les soins parentaux gagnent en qualité avec le temps, et cela devient un avantage. Pour les espèces qui ont la vie courte, on ne prend pas le risque de perdre une saison de reproduction, et on choisit le premier venu.

Découvrir : Quelles sont les espèces qui sont les plus fidèles?

Frédérique Dubois : Les albatros, par exemple, où il est courant que deux partenaires passent leur vie ensemble. Ils constituent néanmoins une exception, puisque chez la majorité des espèces le taux de divorce est beaucoup plus élevé, pouvant même atteindre 100 % chez les flamants roses où les couples ne perdurent jamais plus d’une année.

Découvrir : Vous vous êtes aussi intéressée, je pense, aux questions d’agressivité.

Frédérique Dubois : Après cette thèse à l’Université de Bourgogne, j’ai joint l’équipe de l’éthologue Luc-Alain Giraldeau, à l’UQAM, à titre de postdoctorante. J'y ai étudié les comportements agressifs et plus particulièrement les facteurs écologiques qui favorisent ou limitent les interactions agonistiques entre les individus. J’ai alors combiné des études théoriques et expérimentales. D'une part, j’ai utilisé la théorie des jeux, une approche courante pour l’étude des interactions agressives, qui permet de prédire le comportement optimal des individus. Et de l'autre, j’ai vérifié en laboratoire certaines prédictions émergeant de ces modèles en travaillant avec une population de capucins damiers, soit des petits passereaux. Ayant une formation en biomathématique, j’ai toujours aimé développer des modèles pour ensuite les tester expérimentalement.

Découvrir : Qu’avez-vous conclu de ces travaux?

Frédérique Dubois : Dans l’ensemble, on observe que le comportement d’un individu est très affecté par celui des autres individus d’une population. Prenons les ressources. Si elles sont mal distribuées dans un environnement donné, les interactions agonistiques sont très présentes. Une distribution non homogène signifie qu’il y a des zones d’abondance qui favorisent les combatifs, car le bénéfice retiré est supérieur aux coûts de la lutte. Quand les ressources sont bien distribuées, des individus s’engagent dans la recherche active de celles-ci, et d’autres les surveillent, attendant leur heure pour commettre un vol. Il y moins d’interactions agressives, mais on observe tout de même ces comportements de chapardage en parallèle aux comportements de coopération. Le chapardage est une forme de parasitisme.

Découvrir : Ces observations sont généralisables à d’autres groupes sociaux, qu’ils soient revêtus de poils, d’écailles ou d’un chandail?

Frédérique Dubois : Nos résultats sont généralisables non seulement à d’autres espèces, mais aussi à d’autres comportements. Mon objectif principal est d’identifier les causes et les conséquences des différences interindividuelles dans divers contextes de compétition, de coopération, de choix de partenaire…

Découvrir : Dans un groupe social, est-ce qu'on peut dire qu'il y a un axe de compétition et de pouvoir, et un axe de coopération et d’affiliation?

Frédérique Dubois : Oui, on pourrait parler de deux axes, toujours en tension. L’affiliation dont vous faites mention renvoie à l’aide dirigée vers des apparentés, soit les frères et sœurs, cousins et cousines. Ces relations ont une incidence directe sur le maintien du bagage génétique. Elles représentent en fait une des premières motivations à la coopération. Dans les autres types de coopération, comme le mutualisme, il faut qu’il y ait des profits immédiats à retirer. Mais il y a toujours un compromis à faire entre compétition et coopération,

Découvrir : Vos travaux actuels concernent la coopération, justement?

Frédérique Dubois : Une partie de mes travaux se rapportent effectivement à la coopération, et je mène mon étude à l’échelle individuelle. J’essaie de comprendre pourquoi certains individus semblent plus enclins à coopérer. Nos résultats indiquent que ces différences seraient dues, du moins en partie, à des variations dans les capacités cognitives, variations qui semblent affecter d’autres aspects de la vie des individus. La plasticité comportementale, par exemple, une des mesures de capacité cognitive que j’examine, joue un rôle important dans le choix d’un partenaire reproducteur. J’effectue présentement des expériences de sélection sexuelle qui semblent en effet démontrer que les femelles préfèrent les mâles plus flexibles, plus adaptatifs, ceux qui ajustent leurs comportements aux conditions changeantes.

J’essaie de comprendre pourquoi certains individus semblent plus enclins à coopérer. Nos résultats indiquent que ces différences seraient dues, du moins en partie, à des variations dans les capacités cognitives [...]. La plasticité comportementale, par exemple, est une des mesures de capacité cognitive que j’examine.

Découvrir : Les femelles ne veulent pas de mâles psychorigides!

Frédérique Dubois : Exactement [rires].

Découvrir : Selon le psychologue évolutionniste David Geary, qui articule neuroscience et recherche en évolution, cette flexibilité, relative à un câblage neuronal modifiable par l’expérience, se traduirait chez l’humain par une forte capacité à prendre des décisions dans des contextes très variés, ce qui caractériserait les relations humaines.

Frédérique Dubois : La coopération demande en effet beaucoup de souplesse neuronale. Pour les études sur la coopération, on privilégie donc les espèces qui ont des dispositions cognitives élevées. Les cerveaux s'adaptent et évoluent en réponse aux demandes de l’environnement, et les réactions sont soit automatiques, soit interprétatives. Par exemple, le cerveau gère la perception des trois dimensions de manière automatique. Pour sa part, la lecture du comportement d’autrui, une dimension très changeante, demande de la plasticité. C’est évidemment ce que requiert la coopération. Donc généralement, on travaille avec des primates, des mammifères comme le rat, ou des oiseaux tels les perroquets ou les paridés.

On étudie pour notre part le diamant mandarin (voir image principale), souvent utilisé pour des observations relatives à la sélection sexuelle et au choix des partenaires parce c’est une espèce facile à maintenir en captivité et que sa reproduction est aisée. Aussi, on distingue aisément mâles et femelles à cause de leur dimorphisme. C’est une espèce monogame avec des liens sociaux très forts entre les partenaires, et je rappelle que l’un des principes favorisant la coopération, c’est l’établissement de relations à long terme.

Découvrir : Pouvez-vous nous amener dans votre laboratoire?

Frédérique Dubois : Pour nos expériences de coopération entre deux individus, on a construit un dispositif expérimental où chacun a le choix entre deux options, soit deux perchoirs. L’un est une option de coopération et l’autre de non-coopération. Quand un individu coopère, son partenaire accède à un gain. On a testé avec des couples déjà formés, et d’autres n’ayant développé aucun lien social préalable. Sur plusieurs semaines consécutives, en mesurant chaque fois la décision des deux joueurs, on observe qu’ils maintiennent la coopération à condition d’interagir avec un partenaire avec lequel il y avait des liens sociaux durables auparavant. On a donc démontré que la coopération était maintenue seulement chez les couples établis, chez ceux qui savaient qu’ils allaient interagir à long terme.

Diamant
Dispositif d'expérience avec les diamants mandarin. Un mâle et une femelle, placés chacun d’un côté du dispositif, peuvent décider simultanément de coopérer (en se perchant devant la mangeoire du haut), ou de trahir  (en se perchant devant la mangeoire du bas). Ils reçoivent alors une quantité qui dépend de leur choix respectif. Source Frédérique Dubois

Découvrir : Intéressant ce lien entre la relation à long terme et la coopération. On peut penser au partage de traits culturels, tels que l’identité nationale, la langue ou les coutumes qui se déploient dans le temps.

Frédérique Dubois : En effet, les comportements ne sont pas exclusivement transmissibles par les gènes, mais passent également d’une génération à l’autre par la transmission culturelle. Ce mécanisme requiert des capacités cognitives avancées, mais aussi de fréquentes interactions entre les individus pour qu’ils puissent apprendre un comportement de leurs congénères, entre autres par imitation.

La fréquence des interactions est aussi cruciale pour expliquer la coopération puisque, très souvent, les avantages ne sont pas immédiats. Dans la relation de « réciprocité », celui qui aide ne retire aucun bénéfice au moment où il pose son geste d’entraide, mais la pareille lui sera éventuellement rendue. Il accepte un bénéfice à retardement. L’évolution de la coopération dans ce contexte requiert donc des interactions fréquentes entre les mêmes individus, mais aussi une certaine conscience de soi, qui permettent aux individus de voir les bénéfices à long terme plutôt que de privilégier leur gain immédiat. Or, chez la majorité des espèces, y compris l’humain, les individus sont très impulsifs et ont de ce fait de la difficulté à se projeter sur le long terme.

Du côté des oiseaux, il y a beaucoup d’études en ce moment autour des soins coopératifs, soit la reproduction dite coopérative. Des individus s’investissent dans l’élevage de jeunes dont ils ne sont pas le parent. Souvent c’est une aide dirigée vers leurs frères et sœurs, et dont ils retirent des bénéfices indirects. On parle alors de népotisme. Ces comportements peuvent également s’expliquer dans certains cas par un mutualisme dit indirect, auquel cas ils retirent des bénéfices en restant sur le territoire de leurs parents. La famille devient une sorte de « bien commun », et en s’investissant dans les soins, les frères et sœurs « paient un loyer » qui les autorise à rester. Enfin, la reproduction coopérative peut amener des bénéfices directs, mais retardés, si les aidants acquièrent de l’expérience qui leur sera utile quand ils seront en âge de se reproduire. Ils repoussent même le moment de l’accouplement pour être assurés d’un bon succès reproducteur. Ce sont là des résultats d’études de cas en reproduction coopérative chez les oiseaux.  

Du côté des oiseaux, il y a beaucoup d’études en ce moment autour des soins coopératifs, soit la reproduction dite coopérative. Des individus s’investissent dans l’élevage de jeunes dont ils ne sont pas le parent.

Dans la coopération à l’échelle du groupe, chaque individu a la possibilité de participer, à la hauteur de ce qu’il veut et peut, à la constitution d’un bien commun. Tout le monde en retire les mêmes bénéfices à la mesure de l’effort collectif. La coopération humaine se joue essentiellement à cette échelle, c'est ce qui la caractérise, plus que les interactions dyadiques (entre deux individus), lesquelles sont communes chez les animaux et en particulier chez les primates. 

Découvrir : On peut donc parler de coopération au sein de notre groupe de travail ou de notre culture, quartier, ville ou pays. L’humain agirait à plusieurs échelles de coopération.

Frédérique Dubois : Oui! Et l’une des formes, c’est évidemment de mettre une partie de notre revenu dans un impôt collectif pour faire en sorte que chacun profite, peu importe son rang et sa génétique, des biens communs tels que le système de santé ou d’éducation.

Découvrir : Comment s’articulent la compétition et la coopération, ces deux grandes dynamiques évolutives?

Frédérique Dubois : Il y a toujours un conflit entre les intérêts individuels et les intérêts du groupe. Pour le groupe, c’est avantageux que tout le monde participe de manière équitable. Mais c’est un système propice à la tricherie, puisque tous les individus reçoivent le même avantage indépendamment de leur contribution. Heureusement, l’humain possède des mécanismes cognitifs et émotionnels qui permettent non seulement de reconnaître les tricheurs, mais aussi de « manipuler » leurs comportements pour les inciter à la coopération.  

La stratégie optimale pour un individu est d’être égoïste quand tous les autres sont altruistes. Là, les gains sont très importants, car on retire ceux du groupe tout en conservant ses propres ressources. Bien sûr, si tout le monde pense et agit de la sorte, il n’y a plus de bien commun, et notre individu égoïste finira par être bien mal pris. Entre deux individus, l’égoïste a le dessus sur l’altruiste, mais à l’échelle du groupe, c’est la collectivité altruiste qui s’en sort le mieux.

Entre deux individus, l’égoïste a le dessus sur l’altruiste, mais à l’échelle du groupe, c’est la collectivité altruiste qui s’en sort le mieux.

Chez l’humain, la coopération est extrêmement importante, entre autres, parce que la réputation joue un rôle primordial. On réagit très mal au jugement négatif de nos pairs, et le développement du langage favorise la circulation de l’information sur l’action des autres. Cependant, plus il y a des individus, plus l’information se dégrade et plus il est difficile d’agir directement sur le comportement des tricheurs.

Souvent, on peut savoir rapidement quand une mauvaise action est réalisée. On aura donc tendance à favoriser les gens ayant une bonne réputation. Aussi, les gens enclins à aider seront ceux qui seront aidés en retour. C’est vraiment le système émotionnel ou moral qui fait en sorte que la coopération est si commune chez l’humain, et ce, par rapport aux autres sociétés.

Découvrir : Comment distinguez-vous la coopération altruiste de la coopération mutualiste?

Frédérique Dubois : Le mutualisme est vraiment associé à ce qu’on en retire, est-ce que les deux parties retirent des bénéfices immédiats ou non? L’altruisme, pour sa part, était considéré jusqu’ici comme un acte de gentillesse gratuit, puisque l’individu n’en retire aucun bénéfice et qu'il peut même y avoir des coûts. Maintenant, on sait que pour que la coopération évolue, il faut nécessairement qu’il y ait des bénéfices. On parle alors d’altruisme réciproque quand l’acte doit être restitué avec un certain délai, soit par le même individu, soit dans nos grandes sociétés par un autre qui n’a pas été directement impliqué dans l’interaction. On peut penser à des retours sous forme de prestige social.

Découvrir : Il y a toujours un gain.

Frédérique Dubois : La gentillesse totalement gratuite n’existe pas. Il n’y a pas d’altruisme inconditionnel. Aussi, l’humain est le seul groupe où il peut y avoir de la punition altruiste. Lorsqu’un tricheur a été identifié, les individus sont prêts à payer un coût pour le punir, des tests de laboratoire l'ont démontré. Ce sentiment d’injustice qui nous traverse et qui fait que l'on est choqué par les tricheurs, et prêt à payer pour les punir, n'est pas valable dans les autres sociétés animales.

Découvrir : Avez-vous l’impression que le secteur de la recherche est un milieu très coopératif?

Frédérique Dubois : Globalement, oui. Il y a certes de la compétition, mais c’est un milieu qui favorise les interactions. Les chercheurs sont conscients des gains de la coopération. Et dans ce cas, je parlerais même de mutualisme, car le bénéfice est passablement direct.


  • Frédérique Dubois
    Université de Montréal

    Frédérique Dubois est professeure au Département de sciences biologiques de l’Université de Montréal et écologiste du comportement. Son programme de recherche vise principalement à explorer les causes et conséquences des différences interindividuelles de plasticité comportementale, à étudier l’importance des capacités cognitives sur le choix de partenaire, et à examiner les mécanismes responsables de l’évolution et du maintien de la coopération entre individus non-apparentés. Ses travaux combinent des modèles de théorie des jeux et des études expérimentales en laboratoire utilisant des diamants mandarins.

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