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Je suis tombé dans la soupe wikipédienne, car on m’y a poussé. En 2014, dans un cours d’édition numérique à l’Université de Montréal, le professeur Marcello Vitali-Rosati nous obligeait à ébaucher un nouvel article encyclopédique sur le sujet de notre choix. [...]. Depuis, je n’ai cessé de contribuer à l’encyclopédie, tant et si bien que désormais Wikipédia fait intégralement partie de mon travail de bibliothécaire à l’UQAM.

Wikipédia est le 5e site le plus visité au monde et source d’informations gratuites pour des millions de personnes. Encensé ou diabolisé, Wikipédia fascine de nombreux chercheurs à travers le monde qui en font leur objet de recherche. C’est aussi un outil de vulgarisation scientifique, où l’on peut transférer des connaissances dans sa langue, notamment en français. L’utiliser ou ne pas l’utiliser comme ressource pédagogique au collège ou à l’université? Qu’est-ce que Wikipédia et ses mécanismes d’autorégulations de l’information peuvent nous apprendre? Nous vous proposons d’aborder ces questions sous le regard de Jean-Michel Lapointe, wikipédiste et bibliothécaire à l’Université du Québec à Montréal
Ha-Loan Phan, Acfas

Ha-Loan Phan : Jean-Michel, comment êtes-vous tombé dans la soupe Wikipédia?

Jean-Michel Lapointe : J’y suis tombé, oui, car on m’y a poussé. En 2014, dans un cours d’édition numérique à l’Université de Montréal, le professeur Marcello Vitali-Rosati nous obligeait à ébaucher un nouvel article encyclopédique sur le sujet de notre choix. À l’époque, je traversais l’œuvre de Jean-Pierre Issenhuth, figure passablement obscure des lettres québécoises, bien sûr absente de Wikipédia. J’ai créé son article pour répondre à la commande et j’ai pris goût à ce travail contributif : faire exister la culture (savante) québécoise sur le Web, rassembler la documentation pertinente, synthétiser les écrits, lier les articles entre eux pour créer un réseau de sens, indexer l’information pour faciliter son repérage dans les portails thématiques, etc. Depuis, je n’ai cessé de contribuer à l’encyclopédie, tant et si bien que désormais Wikipédia fait intégralement partie de mon travail de bibliothécaire à l’UQAM.

Aujourd’hui, mon objectif subliminal, si vous me permettez l’expression, c’est de pousser les étudiant-e-s et les profs dans la soupe à leur tour… en espérant qu’ils et elles y prennent goût aussi et décident de participer à cette œuvre collective où cohabitent tous les savoirs.

Jean-Michel Lapointe
Premier article créé par l'auteur.

Ha-Loan Phan : Pouvez-vous nous décrire en quelques mots comment on peut collaborer à Wikipédia?

Jean-Michel Lapointe : Il suffit d’appuyer sur la fonction « modifier » de l’article de votre choix. Mais cette simplicité est trompeuse, car toute contribution suppose une connaissance minimale de la culture éditoriale de la communauté wikipédienne, en particulier de ses cinq principes fondateurs. Le nouvel apport peut être de différentes natures, chacun pouvant ainsi contribuer selon ses sujets de prédilection : ajouter de nouvelles perspectives sur un sujet en s’appuyant sur des sources secondaires, ajouter des images pour illustrer les articles, corriger le style et la grammaire, harmoniser les bibliographies, etc. À mon avis,  il est mieux de ne pas débuter en créant un nouvel article. Il vaut mieux apprendre à contribuer en améliorant les pages existantes.

Ha-Loan Phan : Vous êtes bibliothécaire, autrement dit, un professionnel des sources dites fiables… Diriez-vous que Wikipédia est bien « sourcée »? Comment améliorer la fiabilité de Wikipédia ?

Jean-Michel Lapointe : Dans le jargon wikipédien, « sourcer » signifie lier une affirmation à une source afin que celle-ci soit vérifiable. Cette pratique est au cœur même du modèle éditorial de Wikipédia, qui inculque à ses participant-e-s une culture de la citation tout aussi rigoureuse que celle qui prévaut dans le milieu universitaire.

Les articles n’ont pas tous le même niveau d’achèvement. On trouve dans les marges de l’encyclopédie des articles peu ou mal édités, qui n’ont pas encore fait l’objet d’un travail de fond de la part de la communauté et, à l’autre extrémité, on peut tomber sur des « articles de qualité » qui n’ont rien à envier aux encyclopédies classiques. On en dénombre actuellement 1703 dans la Wikipédia en français, qui a franchi la barre des 2 millions d’articles durant l’été 2018. Ces articles de qualité ont fait l’objet d’un processus d’évaluation similaire à celui qui a cours dans le milieu scientifique. C’est le cas, par exemple, de l’article consacré à Émile Nelligan. Ce texte, rédigé par 275 wikipédistes, compte à ce jour 164 références tirées d’une trentaine de publications savantes différentes. L’article encyclopédique le plus fouillé sur Nelligan, toutes encyclopédies confondues, c’est celui de Wikipédia.

Il y a divers moyens d’améliorer la fiabilité et, plus généralement, la qualité de Wikipédia. L’un d’entre eux, c’est de former les étudiant-e-s et les professeur-e-s à ce mode de publication collaboratif. À mon avis, le milieu universitaire doit investir massivement Wikipédia. Et j’irais même jusqu’à dire, à la suite de Christian Vandendorpe, qu’il en a la responsabilité1, notamment en s’assurant que les articles touchant aux disciplines universitaires soient exempts de biais et à jour quant aux dernières données de la recherche. Il faut se soucier de la qualité de Wikipédia, car c’est la ressource documentaire la plus utilisée au monde. D’ailleurs, les personnes qui consultent le plus Wikipédia, et de loin, sont les étudiant-e-s2. Au lieu d’interdire l’utilisation – ce qui, d’un point de vue pédagogique, ne mène nulle part puisqu’ils et elles y vont de toute façon –, on devrait plutôt ouvrir le capot et leur montrer comment ça marche, comment l’exploiter judicieusement, et comment participer à la création des connaissances sur cette plate-forme collaborative.

L’idée commence à faire son chemin dans les cégeps et les universités. Simon Villeneuve, enseignant au Cégep de Chicoutimi, est un précurseur en la matière : il intègre la contribution dans le cadre de ses cours depuis 2008. Il a d’ailleurs publié l’an dernier Wikipédia en éducation3, un manuel fort éclairant librement disponible sur le Web. Je poursuis à ma façon ce travail pédagogique en aidant les profs de l’UQAM à intégrer Wikipédia dans leurs cours. Et ça marche. Les étudiants adorent.  

Ha-Loan Phan : Y a-t-il beaucoup de professeurs de l’UQAM qui ont entrepris la démarche ? Concrètement, comment cela se passe-t-il et quelles sont les retombées possibles?

Jean-Michel Lapointe : En ce moment, il y a une poignée de profs enthousiastes. Certain-e-s sont très autonomes, ils et elles étaient actifs avant même que je les connaisse. Pour les autres, je les ai guidé-e-s suite aux formations ou activités de contribution que j’ai organisées avec mes collègues de la bibliothèque centrale de l’UQAM. Depuis le printemps dernier, je documente peu à peu l’ensemble des initiatives wikipédistes uqamiennes.

Plusieurs formules sont possibles. Une des plus porteuses consiste à dresser une liste d’articles Wikipédia en lien avec le contenu d’enseignement d’un cours et de proposer une évaluation  aux étudiant-e-s, où ils et elles sont noté-e-s à la fois sur leur maîtrise du contenu du cours et sur leurs capacités à appliquer correctement les règles éditoriales de Wikipédia. Si une telle pratique gagnait de l’ampleur dans le milieu de l’éducation postsecondaire, Wikipédia ferait un saut qualitatif majeur. Cela serait également la source d’un apprentissage utile pour les étudiant-e-s, qui trouvent plus valorisant d’améliorer Wikipédia que de rédiger un travail qui finira au recyclage après évaluation. C’est une grande fierté que de voir publier le fruit de son travail.

L’obsession pour les sources dans la culture éditoriale de Wikipédia est un enrichissement méthodologique extrêmement fécond, qui peut être mis au service de la culture scolaire. En cette époque de « fausses nouvelles », ce n’est pas un luxe de développer ce que le sociologue Nicolas Auray nomme des « compétences herméneutiques », soit la capacité de prendre une distance critique pour déchiffrer l’information, en identifier la provenance et tirer au clair son processus de création et de validation.

Le principal défi documentaire des étudiant-e-s, ce n’est pas de trouver de l’information, c’est plutôt d’apprendre à faire preuve de discernement pour naviguer dans l’abondance, au-delà de ce que proposent les résultats de recherche de Google. Il est problématique que nous soyons tous captifs de ce moteur de recherche, car il nous expose d’abord et avant tout aux documents les plus « populaires », un critère de pertinence qu’il faut remettre sérieusement en question en contexte universitaire. Participer à Wikipédia, de ce point de vue, permet de développer un sain scepticisme non seulement vis-à-vis de l’encyclopédie et des sources qui la constituent, mais aussi de l’ensemble des documents disponibles sur le Web.

Une autre approche qu’il m’intéresse de communiquer aux étudiant-e-s, surtout aux cycles supérieurs, consiste à partager les connaissances apprises dans le cadre de leurs études. Au terme de leurs parcours, ils et elles auront lu une quantité inouïe de textes, mais n’en retiendront en fin de compte qu’une portion congrue aux fins de la rédaction de leur mémoire ou de leur thèse. Intégrer la contribution à Wikipédia dans cette démarche permet d’apprendre à vulgariser les acquis de la recherche dans son domaine de spécialisation et à s’adresser à un vaste auditoire. On mobilise ainsi des connaissances qui, autrement, seraient perdues.

Une autre approche qu’il m’intéresse de communiquer aux étudiant-e-s, surtout aux cycles supérieurs, consiste à partager les connaissances apprises dans le cadre de leurs études. Au terme de leurs parcours, ils et elles auront lu une quantité inouïe de textes, mais n’en retiendront en fin de compte qu’une portion congrue aux fins de la rédaction de leur mémoire ou de leur thèse.

Ha-Loan Phan : Vous vous intéressez aussi à Wikipédia comme objet de recherche. Quels sont les sujets et résultats qui ont particulièrement retenu votre attention?

Jean-Michel Lapointe : Depuis quelques années, il y a tout un pan des recherches sur Wikipédia qui s’intéresse non pas tant à ce qui est dans l’encyclopédie qu’à ce qui n’y figure pas, c’est-à-dire aux savoirs qui y sont sous-représentés, marginalisés ou littéralement absents. Puisque l’encyclopédie est un projet collaboratif, le contenu est dans une large mesure fonction des champs d'intérêt des personnes qui y contribuent. Et ceux qui y participent le plus, ce sont très majoritairement des hommes – environ 90 % de la communauté4 – blancs des pays du Nord, scolarisés, doués avec les nouvelles technologies et qui ont du temps libre. Je corresponds à tous ces critères, ce qui fait de moi un archétype du wikipédiste.

Cet entre-soi a des effets malheureux. Voici deux éléments en vrac que la recherche fait ressortir : les articles consacrés aux femmes ne comptent que pour 17 % du total des articles biographiques5 et le contenu portant sur les cultures du continent africain est très largement le fait de wikipédistes d’Europe et d’Amérique du Nord6. Dans un cas comme dans l’autre, Wikipédia propose à ce jour une vision tronquée du savoir, où les personnes directement concernées n’ont à peu près pas voix au chapitre. Ceci dit, les autres encyclopédies ne font probablement guère mieux, mais la différence, qui est de taille, c’est qu’avec Wikipédia on peut sans cesse améliorer l’imparfait. L’enjeu, ici, est de créer une histoire véritablement globale et multilingue (Wikipédia se déclinant en ce moment en 300 langues différentes) où « chaque être humain peut partager librement la somme de toutes les connaissances » – pour reprendre la formule de Jimmy Wales, le cofondateur du projet.  

La communauté Wikipédia est bien au fait de ces problèmes systémiques, qu’a permis de mettre en lumière la recherche scientifique. Quantité d’initiatives sont d’ailleurs mises en place un peu partout pour diversifier le profil des wikipédistes et, ce faisant, enrichir les perspectives sur le monde auquel nous expose l’encyclopédie. À titre d’exemple, la bibliothèque centrale de l’UQAM a organisé, en partenariat avec le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), deux marathons d’édition afin de former des contributrices et créer des articles consacrés à des femmes québécoises de renom dans le domaine des arts7 et des sciences humaines. À elles seules, ces deux activités ont permis de créer une vingtaine d’articles… ce qui est, soit dit en passant, à peu près le nombre d’articles que l’on peut trouver sur le Québec dans l’ensemble de l’encyclopédie française Universalis, où la culture québécoise brille par son absence.  

On peut et on doit critiquer Wikipédia. Mais puisqu’il s’agit d’un projet tout en évolution qui ne demande qu’à être amélioré, il me paraît infiniment plus productif de s’y investir pour créer du savoir commun auquel nous voulons avoir accès dans les années à venir. Prendre part à Wikipédia, la recherche le démontre8, c’est développer une pensée critique, réflexive et soucieuse de la qualité de l’information. Et cela, je crois qu’il faut en faire l’éloge sans réserve.

Prendre part à Wikipédia, la recherche le démontre, c’est développer une pensée critique, réflexive et soucieuse de la qualité de l’information. Et cela, je crois qu’il faut en faire l’éloge sans réserve.


  • Jean-Michel Lapointe, en entretien avec Ha-Loan Phan (Acfas)
    Université du Québec à Montréal

    Bibliothécaire à l’Université du Québec à Montréal depuis 2015, Jean-Michel Lapointe est également étudiant au doctorat en communication dans cette même université. Très impliqué dans le milieu associatif des bibliothécaires du Québec et dans le mouvement Wikimédia, il cherche à jouer un rôle d’interface entre ces deux communautés. Il a également donné plusieurs conférences et activités de formation continue dans le milieu de l’éducation pour faire connaître les usages pédagogiques de Wikipédia.

    Twitter : @lapointejm

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