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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Très peu de chercheurs se sont penchés sur la vénérable généalogie de la technique qui contrairement aux sciences remonte aux origines mêmes de notre humanité.

Les analyses fines de l’histoire des sciences ont souvent mené à une modélisation, c’est-à-dire à une représentation de leur évolution. C’est ainsi que Karl Popper (1902-1994) a vu dans la science une aventure intellectuelle basée sur des procédures de falsification, tandis que les adeptes du Cercle de Vienne la concevaient plutôt comme une démarche collective axée sur des vérifications répétées. Renversant ces perspectives théoriques, Thomas Kuhn (1922-1996) a pour sa part parlé d’un processus qui, loin d’être parfaitement rationnel, prend appui sur les paradigmes divergents des communautés de recherche successives. C’était avant que Feyerabend, jetant par-dessus bord toute dialectique, ne propose d'y voir seulement une suite d’épisodes autorisant toutes les approches, qu’elles tablent sur la logique ou empruntent des voies parfaitement irrationnelles.

Plus ancienne et pourtant moins considérée

L’histoire des techniques n’a pas suscité le même intérêt, tant s’en faut. D’une part, très peu de chercheurs se sont penchés sur sa vénérable généalogie — contrairement aux sciences, elle remonte en effet aux origines mêmes de notre humanité, dont elle marque les débuts1. D’autre part, les quelques modèles de développement proposés n’ont guère retenu l’attention publique. Sans doute est-ce dû à de nombreux facteurs, parmi lesquels il faut, à mon avis, retenir l’élitisme larvé qui départage et hiérarchise encore aujourd’hui travail intellectuel et travail manuel2. Aussi les rares exemples dont on dispose à ce sujet doivent-ils être examinés avec attention. C’est le cas du modèle proposé par le regretté historien français Bertrand Gille (1920-1980).

L’histoire des techniques selon Gille

Dans une série d’ouvrages qui ont fait date, Gille a peu à peu édifié une vision de l’histoire des techniques aussi intéressante que pertinente. L’un de ses premiers textes, Les ingénieurs de la Renaissance (Paris, Hermann, 1964, réédité en 1978), analyse le travail de ces praticiens de la fin du Moyen-âge au XVIe siècle.

L'auteur examine d’abord le fameux carnet de Villard de Honnecourt (XIIIe s.), dans lequel il voit l’aboutissement d’une époque et la préparation de la révolution à venir. Il suit ensuite patiemment l’évolution de divers domaines techniques, qu’il s’agisse de l’horlogerie, du domaine militaire, de l’architecture ou de l’ingénierie hydraulique.

On cite souvent, pour marquer l’originalité des XIVe et XVe siècles européens, l’apparition de la poudre à canon, du moulin à vent ou de l’horloge mécanique. De telles innovations ne sont évidemment pas négligeables. Mais, fait remarquer Gille, la création du système bielle-manivelle ou celle du haut fourneau ont sans doute été plus déterminantes dans la révolution qui se préparait. C’est d’ailleurs pourquoi il consacre une longue section aux débuts de ce qu’il appelle l’école allemande (Konrad Kyeser, ca 1366-1405), avant de se pencher sur une tradition mieux connue et davantage étudiée, l’école italienne, qui reprend et développe les apports de l’Europe du Nord. En effet, sans Léonard de Vinci (1452-1519) et ses contemporains, tel Giorgio Martini (1439-1502), le vaste mouvement de découverte qui a ouvert la modernité n’aurait pu avoir lieu : ces figures exemplaires ont pavé la voie à toute la science ultérieure. C’est ce qu’avait parfaitement compris Galilée, un des acteurs centraux de la Révolution scientifique des XVIe–XVIIe siècles, qui ne se lassait pas de visiter, ainsi que le confirment ses écrits, les superbes ateliers de la République de Venise.

La notion de système technique

Ce premier ouvrage pose déjà un jalon dans l’élaboration d’un concept majeur, celui grâce auquel Gille va modéliser l’histoire entière des techniques : la notion de système technique. Il la met en œuvre, entre autres, dans la grande Histoire des techniques qu’il a dirigée pour la célèbre collection de La Pléiade, chez Gallimard (1978). En fait, parler de simple direction pour cette synthèse collective, c’est être bien loin de la vérité, puisqu’il en avait rédigé à lui seul la plus grande partie, soit 1300 des quelque 1500 pages de textes que compte ce généreux volume!

Qu’est-ce donc qu’un système technique? C’est un ensemble intégré qui lie les divers aspects techniques d’une époque donnée et en circonscrit le cadre général, tout en marquant ses limites. Notons que pour déployer sa pleine signification, un système technique doit être associé au régime socioéconomique qui gouverne la période où il s’inscrit. On peut en quelque sorte l’apparenter à la notion kuhnienne de paradigme. Comprendre l’histoire d’une technique particulière, c’est donc la situer à l’intérieur de la constellation qui l’enclot et lui donne sens. C’est ce que fait Gille dans un autre ouvrage brillant, Les mécaniciens grecs (Paris, Seuil, 1980), où il montre que le fameux miracle grec, qu’on associe toujours à la seule naissance conjointe de la science et de la philosophie, présentait en fait un second visage, trop rarement exploré. En effet, la période hellénistique a produit, pour la toute première fois, une technologie au sens moderne du terme (le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs La naissance de la technologie)3. De sorte que la remarquable floraison scientifique de la période alexandrine — songeons seulement à Euclide, Archimède, Ératosthène et Ptolémée — trouve son pendant exact dans une approche tout aussi rigoureuse de l’univers technique, un système si avancé qu’il faudra attendre plus de mille ans avant qu’on puisse le remplacer par un autre.

Ce millénaire de piétinement, voire de recul, constitue un cas exemplaire de blocage; il permet de mieux appréhender l’existence de stagnations similaires dans d’autres civilisations que la nôtre. En effet, quand on a exploré toutes les avenues offertes par un système, seule une « révolution technique » peut affranchir les esprits et relancer la dynamique de l’innovation, celle-là même qui permet le passage à un nouveau régime historique. C’est ainsi que le système technique des Grecs avait remplacé celui des premières civilisations, basé sur l’usage des machines simples, avant d’être lui-même supplanté par la libération qui a marqué l’époque de la Renaissance, tout à l’heure évoquée. 

À l’aube d’une nouvelle révolution

On le constate, la suite des grands systèmes techniques peut s’inscrire dans une longue durée, rythmée par leur seule succession syncopée. Il va sans dire, on eût beaucoup aimé que Gille se penche ensuite sur l’époque contemporaine et lui tende pareil miroir. Par malheur, la mort qui est venue trop tôt le faucher, âgé de 60 ans à peine, a brutalement interrompu le cours de ses travaux. Espérons-le, d’autres historiens se lèveront pour proposer de nouvelles analyses, aussi riches et fructueuses. La chose serait d’autant plus bienvenue que nous sommes sans doute au seuil d’une nouvelle révolution. On en aperçoit clairement les prémices dans trois remarquables bouleversements techniques, dont on moissonne déjà quelques gerbes : le génie génétique, l’intelligence artificielle et le génie moléculaire.

Notes :

  • 1. Lorsqu’une couche sédimentaire révèle des artefacts, par exemple des outils ou des armes, les paléontologues savent qu’ils travaillent sur une lignée humaine.
  • 2. À ce propos, voir notre chronique de février 2012, Un laboratoire pas comme les autres.
  • 3. On ne saurait trop insister sur la puissante originalité de cette thèse, alors qu’on tend spontanément à situer les débuts de la technologie au XVIe, au XIXe, voire au XXe siècle. Cet élargissement historique et la vaste perspective qu’il ouvre sous nos yeux ne constituent pas les moindres mérites de cet essai décapant.    

  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
    Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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