Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
Jean-Claude Simard, Université du Québec à Montréal

Dans cette nouvelle chronique, j'aimerais montrer que Darwin ne fut pas non plus le raciste ou l'esclavagiste que certains voient en lui, et que les développements dommageables qu'on a pu tirer de sa grande théorie évolutionniste, non seulement lui étaient étrangers, mais le rebutaient. Pour asseoir une telle position, on se penchera ici sur un cas particulièrement éloquent, celui du gouverneur Edward John Eyre (1815-1901).

darwin
Charles Darwin en 1881. Source : Wikimedia commons

Dans Darwin...  moins le darwinisme social et l’eugénisme, la chronique no 22 publiée en sept. 2016, j'ai tenté de montrer que, conformément au titre et contrairement à ce qu'on avance souvent, Darwin n'a jamais été partisan de ces deux doctrines douteuses, pour ne pas dire sulfureuses1. Comme cette question est très controversée, le sujet demandait un examen approfondi et une argumentation solide. Dans cette nouvelle chronique, j'aimerais montrer que Darwin ne fut pas non plus le raciste ou l'esclavagiste que certains voient en lui, et que les développements dommageables qu'on a pu tirer de sa grande théorie évolutionniste, non seulement lui étaient étrangers, mais le rebutaient. Pour asseoir une telle position, on se penchera ici sur un cas particulièrement éloquent, celui du gouverneur Edward John Eyre (1815-1901).

Le climat social et intellectuel

Situons d'abord le décor. Le grand-père paternel de Charles, Erasmus Darwin, était fortement opposé à l'esclavage, comme son grand-père maternel, Josiah Wedgwood, le fondateur de la célèbre usine de porcelaine du même nom. Charles s'inscrira dans cette filiation de tendance whig2.  Ainsi, lors de son voyage de cinq ans autour du monde (1831-1836), le Beagle fait une longue escale au Brésil. Pendant une randonnée terrestre de deux semaines, du 8 au 23 avril 1832, Darwin peut y observer sur le vif les ravages du système esclavagiste alors en vigueur, ce qui fait naître en lui une profonde aversion pour une institution qui consacre la déshumanisation d'une partie de l'humanité. Dans une lettre à son mentor Henslow, il écrit : « Je ne voudrais pas être un tory, ne serait-ce qu'à cause de leur sécheresse de cœur à propos de ce qui est le scandale des nations chrétiennes : l'esclavage3. » Ce genre de remarque fait écho aux débats enflammés qui faisaient rage à l'époque entre les esclavagistes et leurs opposants, les abolitionnistes, qui voulaient faire disparaître cette coutume barbare. En 1833, à l'instigation du secrétaire aux colonies Stanley, les deux chambres du Parlement britannique se prononcèrent en faveur de l'Acte d'émancipation, un projet de loi décrétant sa suppression définitive dans les divers territoires coloniaux de l'empire. Cette loi venait consolider celle de 1807, qui, dans un premier temps, avait aboli la traite esclavagiste. Suivit une période de flottement de quelques décennies pendant lesquelles un commerce illégal persista ici et là, sans compter que de nombreuses pratiques visant à limiter le changement furent souvent mises en place. Aussi la Grande-Bretagne dut-elle édicter régulièrement par la suite de nouvelles dispositions. Ainsi, le Slave Trade Act de 1843 vint renforcer les peines prévues par la loi de 1807 et statua que, dorénavant, ceux qui utilisaient des travailleurs enchaînés seraient considérés comme des esclavagistes. Elle édictait aussi de nouvelles mesures pour pénaliser les entreprises s'adonnant encore à ce genre de pratique. Trente ans plus tard, enfin, on vota un deuxième Slave Trade Act pour consolider les dispositions des différentes lois antérieures (1873). 

Le cas Eyre

C'est dans ce contexte que se situe le cas Eyre, assez représentatif des tensions qui persistaient dans l'Empire. Edward John Eyre était un administrateur colonial comme il en existait tant à l'époque. Dans sa jeunesse, il avait exploré l'Australie ; plusieurs sites du sud-ouest de ce pays-continent portent d'ailleurs son nom. Plus tard, il devient lieutenant-gouverneur en Nouvelle-Zélande, avant de s'établir finalement dans les Caraïbes. C'est alors que sa réputation d'administrateur autoritaire et sans scrupules commence à susciter la réprobation et à faire des vagues jusqu'en Grande-Bretagne. La disparition officielle du statut d'esclave est une chose ; la persistance de conditions sociales dégradantes en est une tout autre. Sur papier, les nouveaux affranchis avaient droit de vote, mais en réalité, il arrivait souvent qu'ils ne puissent utiliser ce droit durement acquis, par exemple à cause de la mise en place d'une capitation élevée, que leur pauvreté rédhibitoire les empêchait de payer. Ainsi, lors de la période de la Reconstruction qui a suivi, aux États-Unis, la guerre de Sécession de 1861-1865, de tels stratagèmes furent souvent utilisés dans les anciens États esclavagistes du Sud pour empêcher les affranchis d'exercer leurs droits civiques; en somme, l'idée était d'établir des formes subtiles de discrimination afin de poursuivre la ségrégation4. Or, on observa des mouvements analogues dans les territoires britanniques où avait été décrétée l'émancipation. Ce fut entre autres le cas en Jamaïque, où Eyre officiait comme gouverneur, une illustration typique des vives tensions qui subsistaient dans les anciennes colonies esclavagistes. 

Simard
Josiah Wedgwood, le grand-père maternel de Charles Darwin, est à l'origine de ce médaillon de céramique sorti de ses ateliers de porcelaine en 1787. Il était abolitionniste, tout comme le sera son petit-fils. La légende du médaillon est désormais célèbre :  Am I not a man and a brother? Sans surprise, ce médaillon est devenu le symbole de la lutte des anti-esclavagistes. Source : benfranklin300.org

C'est en 1854 que Eyre est nommé gouverneur dans les Caraïbes. En Jamaïque, une série de facteurs vient aggraver la condition déjà précaire des affranchis : la sécheresse, une suite de mauvaises récoltes, à quoi il faut ajouter des épidémies de choléra et de variole. La situation devient vite explosive et, en 1865, un incident lors d'un procès met le feu aux poudres, ce qui mène à la révolte dite de Morant Bay. Eyre se montre impitoyable et réprime sauvagement la rébellion du mouvement ouvrier noir en instaurant la loi martiale et en faisant emprisonner ou exécuter des centaines d'insurgés, dont Paul Bogle, le leader du mouvement, un affranchi devenu diacre de l'Église baptiste5. Comme cette attitude de sa part était récurrente, une Commission royale d'enquête est instituée. Eyre est alors rappelé en Grande-Bretagne pour cruauté et le ministère britannique le démet de ses fonctions. L'affaire fait grand bruit et divise le pays, les conservateurs endossant en général les décisions du gouverneur, pendant que les personnalités de tendance libérale les condamnent. Avec un groupe d'écrivains et de célébrités, le philosophe John Stuart Mill met sur pied et préside le Jamaica Committee, dont l'objectif est d'examiner les atrocités commises par Eyre et ses sbires pour mater la rébellion ; on souhaite le traîner en cour. Par patriotisme, mais aussi au nom de son glorieux passé d'explorateur, Carlyle met sur pied un comité rival, dont font partie des personnalités publiques, entre autres le peintre Ruskin et les écrivains Dickens et Tennyson.

La position scientifique de Darwin

Darwin, on l'a vu, avait toujours eu en horreur le système esclavagiste. Étant donné ses convictions personnelles et son histoire familiale, il prit parti dans cette histoire et se rangea du côté des détracteurs d'Eyre. La plupart de ses amis et collègues, tels Huxley et Lyell, firent de même. Accusé de meurtre et d'un assassinat collectif, Eyre se démena comme un diable dans l’eau bénite pour défendre sa réputation et échapper à un procès en bonne et due forme. Le litige connut de multiples rebondissements, et au terme de procédures longues et complexes, il échappa aux poursuites, tant au criminel qu'au civil. Cependant, cette affaire amena de profonds changements en Jamaïque, qui devint ensuite une colonie de la Couronne, gérée directement par la métropole6.  

Tout cela est bien beau, dira-t-on, mais ce démêlé acerbe a-t-il un quelconque lien avec les travaux scientifiques de Darwin? Les positions politiques du grand homme présentent sans doute un intérêt pour ses biographes, voire pour les gens cultivés, mais en quoi concernent-elles le biologiste ou la personne férue de culture scientifique? Dans le cas de Darwin, le lien est direct. Parus respectivement en 1859 et en 1871, L'Origine des espèces et La Filiation de l’Homme s'inscrivent en effet dans le cadre d'un débat anthropologique très vif, la controverse entre polygénisme et monogénisme, et ce débat en apparence purement scientifique poussait de profondes racines dans le terreau social et politique de l'époque. Ici, un mot d’explication s’impose. 

Le polygénisme est une théorie née en Europe au XVIIe siècle. Elle prétendait que les « races » humaines actuelles sont si dissemblables qu’elles ne peuvent avoir une origine commune : elles descendraient en fait de plusieurs souches différentes. Cette doctrine s’opposait au monogénisme, qui leur attribuait plutôt une source unique, laquelle se serait diversifiée avec le temps pour mener à l’actuelle pluralité humaine. On voit tout de suite les implications du débat. En effet, si les humains peuvent invoquer des origines différentes, l’inégalité entre les races s’explique aisément, et l’on peut dès lors justifier « scientifiquement » le colonialisme et l’esclavage, puisque la suprématie des « Blancs » sur les « Noirs » trouve une caution dans une hiérarchie naturelle originaire. Par contre, si toute l’humanité provient d’un même tronc, il devient beaucoup plus difficile de justifier une idéologie inégalitaire. 

Le débat fit rage durant tout le XIXe siècle, d’abord entre partisans et adversaires de l’évolutionnisme, mais aussi chez les anthropologues évolutionnistes eux-mêmes. Ainsi, certains d’entre eux allaient même jusqu’à appuyer leur thèse polygéniste sur le fait que les diverses races humaines auraient évolué à partir de différentes espèces de singes... Ce fut par exemple le cas de Louis Agassiz (1807-1873), le grand botaniste, géologue et zoologiste américano-suisse, ou de Carl Vogt (1817-1895) et Hermann Klaatsch (1863-1916), deux évolutionnistes allemands alors très en vue. Aussi, dans La Filiation de l’Homme (1871), son volumineux essai paléoanthropologique, Darwin consacre-t-il un chapitre entier à cette question litigieuse7. L’on connaît maintenant son aversion pour l’esclavage, mais aussi pour le colonialisme sauvage ; on ne sera donc pas étonné de le voir prendre clairement parti pour le monogénisme : « Les naturalistes  [...] qui admettent le principe de l’évolution, et la plupart des jeunes naturalistes partagent cette opinion, n’éprouvent aucune hésitation à reconnaître que toutes les races humaines descendent d’une souche primitive unique [...]8 ». Quant à l’origine de cette souche elle-même, étant donné sa théorie de la sélection naturelle, Darwin rejette évidemment la thèse religieuse postulant une création simultanée des espèces, a fortiori des créations séparées.  

  • « Le genre humain se compose-t-il d’une ou de plusieurs espèces ? C’est là une question que les anthropologues ont vivement discutée pendant ces dernières années, et, faute de pouvoir se mettre d’accord, ils se sont divisés en deux écoles, les monogénistes et les polygénistes. Ceux qui n’admettent pas le principe de l’évolution doivent considérer les espèces, soit comme des créations séparées, soit comme des entités en quelque sorte distinctes ; ils doivent, en conséquence, indiquer quelles sont les formes humaines qu’ils considèrent comme des espèces, en se basant sur les règles qui ont fait ordinairement attribuer le rang d’espèces aux autres êtres organisés. Mais la tentative est inutile tant qu’on n’aura pas accepté généralement quelque définition du terme « espèce », définition qui ne doit point renfermer d’élément indéterminé tel qu’un acte de création9

De nos jours, la thèse polygéniste a sombré corps et biens, comme l’avait anticipé Darwin. Cependant, il existe encore des dissensions autour du monogénisme : est-il monocentriste ou polycentriste? Le modèle actuel dominant est monocentriste. C’est ce qu’on appelle l’OUR, l'« hypothèse d'une origine unique récente », mieux connue du grand public sous son vocable anglais, Out of Africa. Elle attribue l’origine des populations humaines actuelles, autrement dit d’Homo sapiens, à une souche unique qui, issue du nord-est de l’Afrique10, aurait ensuite colonisé tout le globe. Certes, certains chercheurs défendent un paradigme alternatif, un polycentrisme basé sur une hypothèse multirégionale, mais étant donné d’évidentes parentés anatomiques et la faible diversité génétique des populations qui peuplent actuellement la planète, personne ne songerait à remettre en question l’origine commune de tous les humains.

La Filiation de l’Homme

On peut donc dire que Darwin a gagné son pari : La Filiation de l’Homme a imposé une vision monogéniste d’autant plus pertinente que le grand biologiste avait prédit les origines africaines de l’humanité actuelle. À ce propos, il vaut la peine de relire ce que dit Janet Browne. Cette historienne des sciences a en effet consacré à Darwin une monumentale biographie de 1200 pages, en deux tomes, pour ainsi dire définitive : Voyaging (Princeton Univ. Press, 1995) et The Power of Place (2002). Dans Voyaging, elle rappelle les ascendances familiales abolitionnistes de Darwin et l'horreur qu'il ressentit devant la situation des esclaves au Brésil (p. 196-199, 213-214), puis, à l'occasion du passage du Beagle dans la région de la Terre de Feu et de la célèbre tentative d'acculturation de quelques Fuégiens, elle évoque la controverse entre polygénistes et monogénistes ainsi que la position de Darwin sur la question, sans minimiser ses préjugés de classe (p. 244-246). Enfin, dans The Power of Place, elle parle du cas Eyre et de l'adhésion ferme de Darwin au Jamaïca Committee (p. 255-256). Quand on parcourt attentivement cette remarquable biographie, il est impossible de conclure que Darwin a été un sectateur du racisme ou de l'esclavage, des positions que certains commentateurs ont pourtant cru pouvoir tirer de ses écrits théoriques.  Ainsi, dans un ouvrage récent au titre on ne peut plus explicite, De la société pure. De Darwin à Hitler (Flammarion, 2009), l'historien des sciences français André Pichot, contre toute logique, adopte des positions contraires aux faits et aux textes de Darwin, allant jusqu'à dédouaner le raciste français Gobineau, pour mieux charger Darwin de tous les péchés du monde. S'agit-il de simple chauvinisme? Est-ce le marxisme avéré de Pichot qui l'amène à endosser des positions intenables? Quoi qu'il en soit, de tels contresens, dont la lecture est très pénible pour quiconque connaît un tant soit peu la question, en plus de colporter des faussetés, noircissent gratuitement l'image du grand scientifique dans la population. À quelles fins?

On me permettra de relater ici une bouleversante expérience personnelle. Comme je l'ai souvent vérifié, la plupart des gens qui visitent aujourd'hui le Brésil n'ont jamais entendu parler des quilombos. Dans cet ancien État esclavagiste, ces établissements, parfois aussi appelés mocambos, étaient des villages ou de petites villes formées par des esclaves ayant réussi à fuir les plantations, et qui parvenaient à constituer des communautés protégées. En 2007, avec un groupe d'étudiants dynamiques et particulièrement motivés du Collège de Rimouski où j'enseignais, j'avais organisé un voyage humanitaire au Brésil. CIBLES, acronyme du Carrefour international bas-laurentien pour l’engagement social, un organisme de Rimouski fondé par Jean-François Fortin, futur député fédéral, nous avait aidés dans la préparation de cette entreprise de longue haleine. Nous avons alors passé deux semaines à Natal, capitale de l'État du Rio Grande do Norte, au nord-est du Brésil. Comme nous étions dans une ancienne région esclavagiste, nous en avons profité pour aller visiter un quilombo local. Il était particulièrement troublant d'entendre l'historienne du village, gardienne des annales de la communauté et elle-même descendante d'anciens esclaves, relater les faits et gestes de ses ancêtres. Je crois qu'aucun des étudiants alors présents n'oubliera ces quelques heures passées en sa compagnie, non plus que le lien aux théories paléoanthropologiques dont nous avions discuté dans le deuxième cours de la séquence collégiale de philosophie. Précisons que, depuis 1988, les droits territoriaux des quilombolas, les rares habitants des quilombos, sont protégés par la constitution du pays.

L’Origine des espèces, derechef

Mais revenons à nos moutons. L'aversion de Darwin pour le racisme et l'esclavagisme étant clairement établie, il faut mentionner un superbe ouvrage récent, qui propose de faire un pas supplémentaire. En effet, dans Darwin’s Sacred Cause : Race, Slavery, and the Quest for Human Origins (Houghton Mifflin Harcourt, 2009), Adrian Desmond et James Moore11 défendent habilement une thèse décoiffante. La chose est bien connue, L’Origine des espèces paraît en 1859, mais c'est sous la pression des événements, et cet essai constitue seulement une partie d'un énorme ouvrage planifié par Darwin plus de vingt ans auparavant. Selon Desmond et Moore, la rédaction du magnum opus de Darwin ne fut pas d'abord motivée par des faits scientifiques ou par des découvertes biologiques, mais elle fut plutôt déterminée par un mobile sociopolitique, une passion morale, pour reprendre leur expression (p. xviii). Autrement dit, si Darwin se lança au début dans cette entreprise de longue haleine, c’est qu’il voulait précisément lutter contre le racisme et l'esclavage, la cause sacrée qui donne à l'ouvrage son titre. Pour asseoir leur démonstration, les auteurs font référence à sa pénible expérience brésilienne, à ses désaccords avec Agassiz12, initiés bien avant 1859, à sa prise de position en faveur du Jamaïca Committee, analysée en détail (p. 348-357), au fait que ce fut John Edmonstone, un Noir affranchi avec il était devenu ami, qui lui enseigna la taxidermie lors de ses études à Édimbourg13, à son monogénisme, sur lequel il n'a jamais transigé, au fait que, durant ses années londoniennes, donc longtemps avant la parution de L'Origine..., ses carnets de notes fourmillent déjà d'annotations personnelles sur la question raciale, au fait que Darwin, avant la publication de La Filiation, mais après qu'ait été fondée l'Anthropological Society of London (1863-1871)14, adhéra à l'Ethnological Society of London (1843-1871), une association monogéniste issue de l'Aborigenes' Protection Society antérieure, ainsi de suite. Bref, ils énumèrent tous les éléments qui militent en faveur de leur position, et la matière ne manque pas, tant s'en faut. Mais le point fort de l'ouvrage est sans doute la lumière jetée sur les ascendances familiales de Darwin. Pour les éclairer d'un jour neuf, les auteurs ont en effet dépouillé une partie inédite de la correspondance familiale, entre autres du côté maternel, des journaux intimes, des carnets de notes, des journaux de bord, bref, une somme impressionnante de manuscrits auparavant négligés. Il ressort de tout cela que, selon eux, l'abolitionnisme et l'unité de la race humaine furent les mobiles directs des deux sommes darwiniennes, L'Origine et La Filiation.   

Pour ne pas conclure

Que penser de cette thèse, défendue avec brio?

L'Origine ne dit pas un mot de l'homme, et, durant les douze longues années séparant cet ouvrage de La Filiation, les applications de la théorie évolutionniste à l'être humain pullulèrent, souvent en contradiction directe avec les positions, actuelles ou futures, de Darwin15. Il est évident que l'extension de la théorie de la sélection naturelle à l'homme et aux sociétés humaines pouvait difficilement être neutre; la naturalisation de l'espèce humaine n'allait pas se faire sans heurts. Comme l'exprime parfaitement Patrick Tort en parlant de La Filiation : « L'enjeu scientifique d'un tel livre apparaissait [...] comme indissociable d'enjeux philosophiques et politiques déterminants au cœur d'une époque d'expansion et de consolidation des entreprises coloniales, et dans une société en restructuration traversée par des luttes sociales [...] »16. Faut-il conclure pour autant à une détermination extrascientifique de l'ouvrage? Un impératif éthique fut-il vraiment le premier mobile de la théorie révolutionnaire de Darwin? Desmond et Moore changent certes du tout au tout la perception du contexte dans lequel ont été écrits et L'Origine et La Filiation. Et leur remarquable essai a en outre l'insigne mérite de nous rappeler que le scientifique, comme tout homme, évolue dans un contexte social, politique et économique. En plus d'être conditionné par son écosystème, il est marqué par divers facteurs, tels les antécédents familiaux, les préjugés de classe, l'optique particulière et les limites de sa discipline, ainsi de suite. Dans le cas de Darwin, un portrait émerge de la pléthore d'études impartiales qu'on lui a consacrées : celui d'un homme de science hors pair, méticuleux et d'une scrupuleuse probité, conscient d'avoir sous la main une théorie susceptible de bouleverser les bases mêmes de la condition humaine, mais aussi celui d'un humaniste, profondément attaché à l'unité de l'espèce et soucieux de transcender les limites de son époque. On peut difficilement exiger plus d'un seul homme. 

  • 1https://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2016/09/darwin-moins-darwin….
  • 2Rappelons que les whigs occupaient en général la gauche de l'échiquier politique de l'époque, alors que leurs opposants conservateurs, les tories, campaient plutôt à droite.
  • 3Lettre du 18 mai/16 juin 1832, citée par Patrick Tort, Darwin et la science de l’évolution, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 2000, p. 140. Il existe d'autres lettres de Darwin allant dans le même sens. De même, on trouve, dans son récit de voyage, de nombreux passages qui condamnent cette pratique barbare : voir Darwin, Journal de bord (Diary) du Beagle, trad. Marie-Thérèse Blanchon et Christiane Bernard, Paris, Champion Classiques, 2012.
  • 4Dans des lettres à son ami, le scientifique américain Asia Gray, Darwin évoque la guerre de Sécession et sa cause principale : la question de l’esclavage, qu’il condamne fermement.
  • 5Bogle fut par la suite promu héros national du pays (1969) et on peut aujourd'hui voir une statue de lui à Morant Bay Square. Je signale que de nombreux artistes reggae, tel Bob Marley, lui ont consacré des chansons et ont célébré sa mémoire.
  • 6Pour approfondir cette question, on peut consulter Bernard Semmel, The Governor Eyre Controversy, Londres, Macgibbon et Kee, 1962.
  • 7Voir le chap. VII (« Sur les races humaines ») de La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, l'excellente édition traduite sous la direction de Patrick Tort, Paris, Champion Classiques, 2013. Ceux et celles qui ne souhaitent pas acquérir le texte anglais ou sa traduction en version papier pourront se rabattre sur une édition numérique correcte de cet ouvrage, la trad. Barbier publiée par C. Reinwald en 1881, sous le titre La descendance de l’homme et la sélection sexuelle. Elle est disponible sur Wikisource à l’adresse URL suivante : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Descendance_ de_l’homme_et_la_sélection_ sexuelle/07. Plutôt que de donner des traductions personnelles du texte de mon édition anglaise, c'est celle que, par commodité, je citerai ici.
  • 8Trad. Barbier, p. 193.
  • 9Ibid., p. 192.
  • 10Une découverte récente, qui a surpris les chercheurs, tend à élargir à tout le nord de l’Afrique l’origine d’Homo sapiens. En effet, le site de Djebel Irhoud, situé en Afrique de l'Ouest (Maroc), a révélé des fossiles que plusieurs spécialistes associent à cet ancêtre immédiat. La chose est d'autant plus surprenante que Djebel Irhoud est localisé à des milliers de kilomètres de l'Afrique du Nord-Est, considérée jusqu'ici comme le berceau de l'humanité, et que les dernières datations font remonter ces fossiles à 300 000 ans, ce qui reculerait de quelque 100 000 ans les débuts de notre lignée directe.
  • 11Les Presses de l’Université de Chicago en ont publié une version paperback en 2011. Nos deux spécialistes avaient écrit auparavant une biographie du grand scientifique. intitulée Darwin. The Life of a Tormented Evolutionnist (Londres, Michael Joseph, 1991), qui situait déjà habilement la trajectoire de Darwin dans le contexte sociopolitique de l’époque.
  • 12Le polygénisme d'Agassiz et ses thèses sur les origines séparées des humains, dont il prétendait distinguer huit races, cautionnaient la position des tenants de l'esclavagisme dans les États confédérés alors en guerre contre l'Union, ce qui révulsait Darwin. À ce propos, voir aussi Browne, The Power of Place, op. cit., p. 214-217.
  • 13Darwin parle de ses grandes qualités humaines dans le chap. VII de La Filiation. À propos de cet homme, voir Browne, Voyaging, op. cit., p. 66 et 78.
  • 14Polygéniste, l'Anthropological Society défendait sans vergogne un colonialisme oppressif et aussi l'esclavage, pourtant officiellement aboli depuis belle lurette. Pour des détails sur cette question, voir aussi Browne, The Power of Place, op. cit., p. 252, et Patrick Tort, Darwin n'est pas celui qu'on croit, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 111.
  • 15C'est ce que rappelait « Darwin... moins le darwinisme social et l’eugénisme », ma chronique no 22.
  • 16Tort, Darwin et le darwinisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je?, 2005, p. 52 ; les italiques sont de Tort.

  • Jean-Claude Simard
    Université du Québec à Montréal

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, puis l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski, d'où il est présentement professeur retraité. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

Vous aimez cet article?

Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.

Devenir membre Logo de l'Acfas stylisé

Commentaires