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Cyrille Barrette, Université Laval

Cyrille BarretteLe pourquoi

Avant de rédiger cette chronique, je ne m’étais jamais vraiment demandé pourquoi j’avais écrit ce livre. J’ai le sentiment de l’avoir écrit sans trop y penser, en suivant l’intuition que j’avais quelque chose à dire, que j’avais envie de le dire et que je pensais utile et important de le dire. Pour la petite histoire, quand je me suis converti de la foresterie à l’éthologie (étude de la biologie du comportement), j’ai écrit une lettre d’intention à mon directeur de thèse éventuel à l’Université de Calgary, lui disant en substance que je voulais étudier le comportement animal dans l’espoir de mieux comprendre le comportement humain. C’était une expression sincère d’une grande naïveté qui aurait pu être suffisante pour qu’il refuse de diriger ma thèse. Il a tout de même accepté et j’ai alors consacré six ans à l’étude du comportement et de l’écologie du Muntjac, un petit cerf asiatique qui peut sembler très éloigné de mon intérêt naissant pour la nature humaine. Toujours est-il que par de nombreux détours, sans trop le réaliser sur le coup, j’ai cheminé pendant 52 ans sur la route qui menait à la rédaction de ce livre sur « La Bête ».

Ce livre n’est donc pas le fruit d’un plan de carrière. Il est plutôt l’aboutissement d’innombrables contingences (voir le chapitre 2 sur cette notion fondamentale pour comprendre l’histoire, la vie et son évolution) qui créent, après coup, l’illusion que ce qui est survenu devait survenir. Il n’en est rien, en fait ce livre aurait très bien pu ne jamais exister.

Je l’ai écrit aussi parce que l’humain est peut-être l’espèce qui nous intéresse tous le plus : il y a ici un chauvinisme, inévitable me semble-t-il. S’ils le pouvaient, le dauphin ou le chimpanzé en diraient peut-être autant de leur propre espèce.

J’ai un intérêt marqué pour la biologie inusitée du Muntjac, pour la beauté exceptionnelle du cerf Axis, pour la grâce, l’élégance et la force tranquille du léopard ou pour la biomécanique de la mastication du Grand Panda, une merveille d’adéquation de la forme et de la fonction. Mais, sans rien enlever à ces vedettes de mon palmarès, rien n’égale la fascination esthétique et scientifique que je ressens pour les merveilles et les zones d’ombre des multiples mystères de la bête humaine.

J’ai aussi écrit « La Bête » pour tenter de répondre au « Connais-toi toi-même » de Socrate. Cette injonction est plus exigeante et compliquée qu’il n’y parait. En effet, même s’il est d’une part plus facile de comprendre l’humain que les chauves-souris ou les baleines, puisque nous sommes humains nous-mêmes, d’autre part, cette réalité nous prive de l’objectivité et du recul nécessaires à une compréhension fidèle et scientifique de l’humain. Enfin je l’ai écrit parce que je préfère être affligé de remords plutôt que de regrets : je déteste les « j’aurais donc dû ».

L’idée au centre du livre

Le livre repose sur l’idée centrale que notre espèce entretient une relation unique et ambivalente avec l’évolution par sélection naturelle. Il me semble évident que, d’une part, comme toutes les autres espèces, la nôtre est le fruit de millions d’années d’évolution par sélection naturelle. Mais, d’autre part, l’espèce humaine est la seule qui, dans une large mesure, s’est  émancipée des impératifs de la sélection naturelle. Nous possédons par conséquent une double nature, une nature animale héritée de notre histoire biologique évolutive et une nature humaine inventée par l’humanité elle-même (Tableau 1). Par un curieux retour des choses, la sélection naturelle nous aurait donc, par inadvertance bien sûr, dotés de l’outil qui nous a permis d’échapper à son emprise. Selon moi, l’invention clé qui a permis à notre espèce de passer de la nature animale à la nature humaine, tout en conservant la première, c’est le langage, le grand Rubicon de notre histoire dont découlent toute la culture et la civilisation.

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Tableau 1 : Quelques attributs qui différencient nos deux natures.
La liste n’est pas exhaustive et les oppositions deux à deux ne sont pas toutes parfaitement binaires; il existe des zones grises dans certains cas, par exemple entre « l’altruisme intéressé » et « l’altruisme véritable » ou entre « sexe » et « érotisme ».

Notre parenté animale

Une des questions centrales et têtues sur notre nature est celle de notre place au sein de la nature. Historiquement, on a oscillé entre deux extrêmes, aussi faux l’un que l’autre. D’abord depuis toujours, les traditions philosophique et religieuse millénaires ont insisté sur la discontinuité absolue entre notre espèce et toutes les autres : nous étions considérés en dehors, voire au-dessus de la nature. Puis dans deux ouvrages majeurs, l’un en 1859, L’origine des espèces par sélection naturelle, l’autre en 1871, La filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe, Charles Darwin affirme plutôt que nous ne sommes qu’une espèce parmi les autres, parents avec toutes les autres espèces : affirmation d’une continuité absolue. Puis, comme insulté par cette idée jugée scandaleuse, au cours du siècle suivant (en gros entre 1870 et 1970), on s’est efforcé de souligner « le propre de l’Homme », ce qui nous distinguerait profondément des autres espèces (les outils, le langage, la culture, la morale, etc.) : retour à la discontinuité absolue.

Enfin, depuis une cinquantaine d’années, le balancier est reparti dans l’autre direction; grâce aux études de l’éthologie des primates et autres mammifères en nature et en captivité, on observe à divers degrés chez d’autres espèces tout ce qu’on croyait être unique à l’humain : la continuité absolue revient en force. Cette conception moderne est le fondement de l’anti spécisme actuel et de la revendication de droits pour les autres animaux, voire les mêmes droits que pour nous. Je considère pour ma part que la réalité est au centre de ces deux extrêmes : la continuité entre nous et les autres êtres vivants est absolue (nous sommes tous parents), mais elle est discontinue (Figure 1). Cette conception n’est contradictoire qu’en apparence.

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Figure 1 : Notre place dans la nature.
Diagramme de parenté entre quatre espèces d’homininés. Un tel cladogramme n’est pas un arbre généalogique (il ne dit pas qui descend de qui), mais phylogénétique (il dit qui est plus ou moins parent avec qui). Ici on voit par exemple que le chimpanzé est plus proche parent de nous que le gorille et, malgré les apparences, le chimpanzé est plus proche parent de nous que du gorille. (MA= millions d’années. DAC= dernier ancêtre commun)

La question de l’intelligence

L’idée d’évolution biologique est ensuite appliquée à la compréhension de plusieurs sujets divers : la notion d’origine, l’intolérance au lactose, la surpopulation humaine, la vie-l’amour-la mort, le doute et la crédulité. Ce dernier sujet est l’occasion de présenter trois sortes de doute tel qu’illustré par l’expression « climatosceptique », d’abord le doute de la connaissance, essentiel particulièrement en science, et deux autres formes perverses et nuisibles à la recherche de vérité, le doute de l’ignorance et celui des marchands de doute (Chapitre 18). Il y est aussi question de la nature néoténique de notre espèce (Figure 2) qui consiste, entre autres, à retenir durant toute notre vie la crédulité inévitable et indispensable de notre enfance, si bien illustrée par la popularité des fausses nouvelles, des théories du complot, des fictions et des nombreuses formes de négationnisme (nier la réalité de l’évolution, de l’holocauste, de l’utilité des vaccins, etc.), autant de croyances aussi ridicules que nuisibles à la vie en société et à la compréhension du monde.

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Figure 2 : Modèle illustrant la néoténie de notre espèce.
Le jeune chimpanzé ressemble beaucoup plus à un humain adulte qu’à un chimpanzé adulte. Il deviendra adulte en perdant ses attributs de jeunesse (crâne globuleux, cerveau volumineux par rapport au reste du corps, museau court, front vertical, arcades sourcilières absentes, tête dressée, etc.). On trouve tous ces caractères chez le nouveau-né humain mais, contrairement au chimpanzé, nous conservons toute notre vie ces attributs anatomiques juvéniles (nous sommes néoténiques). Pour la même raison, nous conservons également, pour le meilleur et pour le pire, notre crédulité enfantine.

Enfin je propose de considérer trois sortes d’intelligence exprimées par notre espèce. D’abord l’intelligence des gènes, commune à toutes les espèces, y compris les bactéries et les plantes, qu’on avait coutume d’appeler les instincts dans le cas des comportements animaux. Puis l’intelligence psychosociale-culturelle-technologique inventée et développée par l’humanité. Enfin, l’intelligence supérieure dont nous sommes capables, mais qui n’en est qu’à ses balbutiements (Chapitre 20).

À titre d’exemples, l’obésité, la surpopulation, les violences à caractère sexuel et la bombe atomique illustrent les effets funestes de la combinaison des deux premières intelligences. Ainsi les « instincts » d’agression, de domination, de territorialité, de défense, etc., couplés à nos capacités scientifiques et technologiques ont permis l’invention de la bombe atomique capable de nous anéantir. Fondamentalement on retrouve les deux mêmes intelligences chez les castors, bâtisseurs de barrage ou chez les termites, architectes de gigantesques structures à température et humidité contrôlées. L’intelligence supérieure que j’appelle de tous mes vœux (et qui n’a rien à voir avec ce que certains appellent l’intelligence artificielle) consiste par exemple à ne pas utiliser les armes atomiques. Hiroshima et Nagasaki en 1945 semblent nous l’avoir fait comprendre, bien que depuis 75 ans on a néanmoins fabriqué des milliers de ces bombes, mais on ne les a heureusement jamais utilisées de nouveau, même en temps de guerre. On est donc capable d’exercer cette intelligence nouvelle et vitale, mais elle n’est ni facile ni naturelle parce qu’elle lutte à contrecourant de notre nature animale. Ainsi on est très loin de l’idéal intelligent qui consisterait à détruire toutes ces bombes. Aurons-nous l’intelligence de survivre aux effets funestes de la combinaison de nos deux vieilles intelligences?

 

Rassurez-vous, le livre aborde d’autres sujets plus « légers » comme la diversité LGBTQ, les causes de l’homosexualité ou les différences sexuelles entre nous et les autres bêtes. J’aurai donc finalement cheminé, un peu à mon insu, du Muntjac à l’humain, comme je le souhaitais confusément et naïvement il y a 52 ans.


  • Cyrille Barrette
    Université Laval

    Titulaire d'un baccalauréat en foresterie et d'une maîtrise en pédologie forestière de l'Université Laval, Cyrille Barrette a fait ses études doctorales à l'Université de Calgary, où il a terminé un doctorat (éthologie) en 1975. La même année, il entre au Département de biologie de l'Université Laval à titre de stagiaire postdoctoral, puis est nommé professeur adjoint en 1976. Pendant les trois décennies qui suivront, Cyrille Barrette mènera une carrière fructueuse en recherche et en enseignement universitaire, passant avec succès l'étape d'agrégation en 1981, et de titularisation en 1987. Au début des années 2000, le professeur Barrette choisit de s'investir également dans la vulgarisation scientifique, choix qu'il renouvellera après son départ à la retraite de l'Université Laval, le 30 septembre 2007. Depuis, il a élargi sa salle de classe à la grandeur du Québec.

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