Au quotidien, les tribunaux québécois entendent une multitude de causes ayant chacune leurs propres caractéristiques. Toutefois, que les procès soient civils, criminels, ou administratifs, il y a une constante : lors des témoignages, les tribunaux évaluent la crédibilité des témoins. Particulièrement lorsque les versions sont contradictoires, la crédibilité détermine en partie le poids accordé aux propos et, par conséquent, influence l’établissement de la trame factuelle sur laquelle sera appliqué le droit. Mais comment les tribunaux déterminent-ils que des témoins sont crédibles et d’autres moins?
Pour le meilleur ou pour le pire, un élément déterminant est leur comportement non verbal. Cependant, pour interpréter les expressions faciales et les gestes, les décideurs d’ici et d’ailleurs se tournent parfois vers des croyances populaires quant au comportement humain ainsi que vers des concepts non fondés, démontrés faux ou pseudoscientifiques. Voilà le constat que j’ai fait, tant lorsque je travaillais comme avocat que pendant ma maîtrise en droit, et qui, quelques années plus tard, m’a persuadé d’entreprendre la préparation du présent ouvrage collectif.
Contrer les usages de concepts non fondés, démontrés faux et pseudoscientifiques
En 2017, alors que j’effectuais mon doctorat en communication, le manque, voire l’absence de dialogue entre les praticien-ne-s du droit et les chercheur-se-s, qui travaillaient sur des enjeux pertinents pour l’évaluation de la crédibilité des témoins, m’a sidéré. Selon la Cour suprême du Canada, « la crédibilité est une question omniprésente dans la plupart des procès, qui, dans sa portée la plus étendue, peut équivaloir à une décision sur la culpabilité ou l’innocence »1 . Pourtant, lors de procès, l’usage d’idées « reçues », non validées, sur le comportement humain n’est pas rare. Par exemple, des décideurs d’ici et d’ailleurs associent l’hésitation au mensonge et la spontanéité à la vérité, même si la recherche sur la détection du mensonge montre que les personnes malhonnêtes peuvent être spontanées et les personnes honnêtes peuvent hésiter. Je me disais que si les connaissances scientifiques utiles pour comprendre l’évaluation de la crédibilité étaient négligées, les connaissances scientifiques propices à éclaircir d’autres enjeux juridiques l’étaient sans doute aussi. J’étais pour le moins préoccupé, d’autant plus qu’à défaut de connaitre l’état de la recherche sur un sujet, je savais à quel point des experts autoproclamés pouvaient être extrêmement persuasifs. Moi-même, près de dix ans auparavant, avant ma maîtrise en droit et mon doctorat en communication, j’avais été séduit par des concepts sur le « décodage du non verbal » pour ensuite réaliser qu’ils étaient non fondés, démontrés faux et pseudoscientifiques. Mais comment pouvais-je contribuer à la diffusion de connaissances scientifiques utiles aux enjeux juridiques pour lesquels je n’avais aucune expertise?
Une approche pour articuler efficacement recherche et pratique
J’ai eu l’idée de réunir des professeur-e-s et des doctorant-e-s œuvrant dans des disciplines autres que le droit (p. ex., communication, psychoéducation, psychologie, criminologie, linguistique), mais dont les travaux étaient – et sont toujours – pertinents pour le système de justice. Un des objectifs était de diffuser d’une manière accessible des savoirs pertinents au travail des policiers, des avocats et des juges, mais aussi, et peut-être surtout, de les sensibiliser à la richesse des connaissances scientifiques, un bagage incommensurable de savoirs validés et sans cesse questionnés par une communauté mondiale de chercheur-se-s, et à l’importance des travaux réalisés dans la francophonie. Pour ce motif d’accessibilité, chacun des chapitres de l’ouvrage collectif est divisé en trois sections :
- La première offre un survol de l’état de la recherche sur un sujet qui passionne les auteur-e-s. Le message : le sujet faisant l’objet du chapitre que vous lisez est étudié par une communauté internationale de chercheur-se-s.
- La deuxième section du chapitre présente certains des travaux des auteur-e-s. Le message : des chercheur-se-s d’ailleurs étudient le sujet, certes, mais des chercheur-se-s d’ici l’étudient aussi.
- Finalement, pour la dernière section, l’instruction aux auteur-e-s était la suivante : si vous aviez 15 minutes avec une juge ou un juge, que souhaiteriez-vous lui dire, que souhaiteriez-vous qu’elle ou qu’il se rappelle après avoir lu les deux sections précédentes?
Les sujets abordés par les professeur-e-s et doctorant-e-s, quant à eux, sont très variés. Certains peuvent sembler a priori davantage liés au système de justice que d’autres, mais chacun vise à contribuer à l’amélioration des pratiques professionnelles des policiers, des avocats et des juges. Par exemple, l’ouvrage collectif débute par un chapitre sur les entrevues d’enquêtes écrit par Nadine Deslauriers-Varin, de l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval, et ses collègues. Sa division en trois temps se décline ainsi :
- État de la recherche sur les entrevues d’enquête, laquelle souligne l’importance du respect, de l’écoute et de l’empathie afin de favoriser la collaboration d’un suspect;
- Présentation de travaux effectués au Québec, notamment quant à l’impact de la perception de la qualité de la preuve sur la décision d’un suspect d’avouer qu’il a commis un crime;
- Rappel de l’importance de la science pour développer des techniques d’entrevues qui, d’une part, permettent d’obtenir plus d’information et de l’information de meilleure qualité et qui, d’autre part, sont beaucoup moins susceptibles de conduire à de fausses confessions et, par conséquent, à des erreurs judiciaires.
Tout au long de l’ouvrage collectif, plus de 30 professeur-e-s et doctorant-e-s témoignent à l’unisson de l’importance des connaissances scientifiques pour le système de justice.
L’ouvrage collectif se termine par un chapitre sur le vieillissement écrit par Stéphanie Luna de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Pourquoi la connaissance de l’état de la recherche sur le vieillissement était-elle – et est-elle toujours – pertinente pour les professionnels de la justice? Une meilleure compréhension du fonctionnement sensoriel, comportemental et cognitif des personnes âgées, par exemple, offre aux policiers, aux avocats et aux juges la possibilité d’adapter leurs pratiques professionnelles en conséquence. Cela peut sembler une évidence, mais la qualité de la justice et les effets positifs émanant des interventions reposent largement sur une capacité d’évaluer, de nuancer, et de saisir la complexité des situations, et ce en s’appuyant sur des savoirs les plus à jour possible.
Entre les entrevues d’enquêtes et le vieillissement, on y retrouvera 17 autres chapitres. L’ensemble des contenus sont regroupés quant à leur pertinence pour l’avant-procès (p. ex., l’identification d’individus par leur voix, la détection du mensonge), pour le procès (p. ex., l’évaluation de la douleur, les mythes du viol) et pour l’après-procès (p. ex., l’évaluation du risque, les faux plaidoyers de culpabilité). La dernière partie de l’ouvrage collectif met l’emphase sur les justiciables, à la fois les enfants et les aînés, afin de comprendre comment la science peut les aider à obtenir protection, justice et réparation devant les tribunaux.
Tout au long de l’ouvrage collectif, plus de 30 professeur-e-s et doctorant-e-s témoignent à l’unisson de l’importance des connaissances scientifiques pour le système de justice. Les auteur-e-s apportent parfois un regard singulier, sans doute nouveau pour plusieurs professionnels de la justice, voire critique, qui déboulonne des croyances populaires quant au comportement humain ainsi que des concepts non fondés, démontrés faux ou pseudoscientifiques pouvant nuire à la bonne administration de la justice.
L’importance de l’exercice doit être soulignée. En effet, chez les policiers, les avocats et les juges, les idées « reçues » non validées ne se limitent pas à l’interprétation des expressions faciales et des gestes. Pensons, entre autres, aux croyances populaires quant aux témoignages oculaires et aux sciences forensiques qui, dans des séries télévisées, sont présentées comme infaillibles. De plus, à défaut de connaitre l’état de la recherche sur un sujet, les policiers, les avocats et les juges peuvent, en toute bonne foi, se tourner vers leur expérience, leur logique et leur intuition qui, malheureusement, peuvent les induire en erreur et, par conséquent, miner la confiance du public à l’endroit du système de justice. Voilà pourquoi la diffusion de connaissances scientifiques provenant de disciplines autres que le droit est essentielle au système de justice.
Lorsque j’ai entrepris ce projet d’ouvrage collectif, j’ignorais quelle serait la réponse des chercheur-se-s œuvrant dans des disciplines autres que le droit. Toutefois, j’ai rapidement constaté à quel point ils ou elles avaient à cœur la saine administration de la justice, et à quel point, pour certains, le manque d’occasion pour vulgariser leurs travaux jouait sans doute sur le manque, voire l’absence de dialogue avec les policiers, les avocats et les juges. Pourtant, plusieurs praticien-ne-s s’intéressent à la science et plusieurs chercheur-se-s s’intéressent à la pratique, mais les opportunités pour échanger sont parfois rares. En somme, au-delà de la diffusion de connaissances scientifiques, si Enquêtes, procès et justice : la science au service de la pratique contribue à briser, un tant soit peu, le stéréotype quant aux « scientifiques » isolés dans leur tour d’ivoire et insensibles à la réalité « du terrain », et permet d’éviter que des policiers, des avocats et des juges se tournent vers des idées non fondées, démontrées fausses ou pseudoscientifiques, comme je l’ai fait moi-même près de dix ans auparavant, je dirai : mission accomplie.
En somme, au-delà de la diffusion de connaissances scientifiques, si Enquêtes, procès et justice : la science au service de la pratique contribue à briser, un tant soit peu, le stéréotype quant aux « scientifiques » isolés dans leur tour d’ivoire et insensibles à la réalité « du terrain », et permet d’éviter que des policiers, des avocats et des juges se tournent vers des idées non fondées, démontrées fausses ou pseudoscientifiques, comme je l’ai fait moi-même près de dix ans auparavant, je dirai : mission accomplie.
- 1R. v. Handy, 2002, p. 951
- Vincent Denault
Université de Montréal
Vincent Denault est chercheur postdoctoral au Centre international de criminologie comparé et au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. Il est titulaire d'un doctorat en communication (Université de Montréal, 2020) et d'une maîtrise en droit (Université du Québec à Montréal, 2015). Ses recherches portent principalement sur des enjeux liés à l'évaluation de la crédibilité, à la détection du mensonge et à la communication non verbale lors de procès. Vincent Denault est le cofondateur et le codirecteur du Centre d'études en sciences de la communication non verbale du Centre de recherche de l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Il est le premier récipiendaire du prix du chercheur émergent (2016) de la division non verbale de la National Communication Association. Il est également avocat et coroner.
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