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Christian Bergeron, Université d'Ottawa

Les francophones hors-Québec vivent comme des équilibristes entre leurs communautés d’appartenances. D’une part, ils sont confrontés aux rapports de force avec la culture anglophone dominante (« de faire voir et de faire croire ») et d’autre part, ils sont confrontés aux rapports de force avec le Québec sur les variétés d’une même langue francophone (« de faire connaître et de faire reconnaître »).

Glotto
Dans cet ouvrage, Philippe Blanchet soutient que la glottophobie s’exprime comme « le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondée sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques […] » d’une langue.

Quoique l’idée de départ était intéressante et s’inscrivait dans une dynamique de faire connaissance avec les Canadiens-français, le documentaire Denise au pays des Francos1 est venu jeter une douche froide sur les communautés francophones hors-Québec. Il faut par contre dire que les propos de la journaliste n’ont pas vraiment surpris, car la mort annoncée de ces communautés n’est pas nouvelle. Depuis des décennies que certains affirment qu’elles finiront un jour par être assimilées à la culture anglaise. Un discours réchauffé qui a fait « rouler les yeux » de certains2. Il en ressort que la polémique autour de ce documentaire témoigne davantage de l’absence de sensibilité à la réalité de ces francophones et surtout, du manque de connaissances sociolinguistiques et sociohistoriques des milieux minoritaires francophones.

Outre les connaissances scientifiques, il faut vivre aussi avec ces francophones, partager leur quotidien, fréquenter les écoles francophones des enfants, se battre au quotidien pour des services en français3, valoriser la culture francophone, comprendre la pluralité linguistique et pluriethnique dans laquelle les francophones hors-Québec vivent au quotidien pour réaliser à quel point la langue française au Canada n’a rien à voir avec le contexte sociolinguistique québécois. Il faut également être honnête et dire que vivre en français dans une province anglophone n’est pas du tout un « long fleuve tranquille ». Il y a matière, entre autres, à améliorer la connaissance de la langue française, rendre plus sexy cette langue chez les jeunes et leur faire découvrir la richesse de la diversité de la Francophonie mondiale.

Cette situation nous rappelle une problématique sociologique bien connue, à savoir l’étude des rapports de force entre les communautés. Les rapports de force sont ici compris dans le sens de Bourdieu, c’est-à-dire des « luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social »4. Les francophones hors-Québec vivent comme des équilibristes entre leurs communautés d’appartenances. D’une part, ils sont confrontés aux rapports de force avec la culture anglophone dominante (« de faire voir et de faire croire ») et d’autre part, ils sont confrontés aux rapports de force avec le Québec sur les variétés d’une même langue francophone (« de faire connaître et de faire reconnaître »). Le second rapport de force concerne une certaine croyance à une hégémonie d’un français normé qui amènerait certains francophones à hiérarchiser les variétés de la langue parlée entre ceux qui maîtrisent (ou non) la langue française selon des normes subjectives établies (bon français, bon accent, absence d’anglicismes, etc.)5. Ces précisions nous situent au cœur des critiques de la journaliste à l’égard de l’état de la langue française au Canada. Serait-ce une tentative « d’imposer [une] définition légitime des divisions du monde [francophone]6 » au Canada? Ou est-ce maladroitement un cri du cœur concernant l’avenir de la langue française? Les deux questions se posent.

Le contexte de l’insécurité linguistique (IL) est « la conscience qu’il existe une norme exogène, que l’on associe à une région extérieure, qui serait supérieure par rapport à la variété linguistique en usage dans sa propre région »

De ces critiques sur la langue, s’engendre une autre problématique bien connue dans les milieux minoritaires, à savoir l’insécurité linguistique7. Le contexte de l’insécurité linguistique (IL) est « la conscience qu’il existe une norme exogène, que l’on associe à une région extérieure, qui serait supérieure par rapport à la variété linguistique en usage dans sa propre région »8. Les remarques sur l’accent, la non-reconnaissance des registres de la langue française et de la non-acceptation des autres comme francophones peuvent amener des locuteurs de la langue française à vivre de l’IL. Ce ne sont pas tous les francophones hors-Québec qui vivent de l’IL, mais cela peut agir sur les pratiques linguistiques de certains en influençant « le choix de parler telle langue plutôt que telle autre ou telle variété plutôt que telle autre, la décision de prendre la parole ou de se taire, la mise en scène de traits stigmatisés comme emblème identitaire ou, encore, l’occultation de ces mêmes traits par peur du ridicule »9. Dans le cadre d’un projet de recherche, un jeune canadien-français qui vit maintenant au Québec, nous a partagé ce témoignage. Charles (nom fictif), raconte les premières semaines vécues dans sa nouvelle terre d’adoption :

  • Très vite, j'ai entendu tous les commentaires possibles : non, tu es anglophone, il faut reformuler ce que tu viens juste de dire en bon français, on ne dit pas « nette ». Mais c'est correct de dire des mots comme checker et choker, ta francophonie est ... bennn... « quand même de la francophonie, tu parles un français « pas tant brisé » comparé aux autres »... J'ai une liste de micro agressions dont je garde en tête. Ce fut une expérience extrêmement frustrante mais aussi malaisante, angoissante et surtout déprimante. Très vite, mon insécurité linguistique s'est tellement intensifiée que j'ai arrêté de parler. Souvent, je ne prononce que quelques mots par réticence que, si je parle trop longtemps, on va me « dévoiler » en tant qu'anglophone. Quand cela se produit, ça ruine ma journée.10

D’une manière répétée et continue, cette forme d’insécurité s’enracine souvent dans des contextes de discriminations linguistiques, à savoir la glottophobie. D’une manière précise, la glottophobie s’exprime comme : « le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondée sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques […]11 » d’une langue. En somme, l’insécurité linguistique est l’arbre qui cache la forêt que représente la glottophobie. Est-ce que ce documentaire est une forme de discrimination linguistique? Nous n’irons pas jusque-là, mais il est fort probable qu’un jeune hors-Québec ne se sente pas accepté pour ce qu’il est, c’est-à-dire un francophone à part entière. Revenons en terminant à Charles :

  • Les premiers mois ont été les plus difficiles [au Québec]. J'ai tombé dans une dépression. Mes premières pensées furent : suis-je un échec culturel? Est-ce qu'il faut que je m'assimile à la communauté anglophone pour donner un sens à mon existence? Comment expliquer aux gens cette nouvelle identité tout en devant expliquer que mes deux parents sont francophones et je ne parle pas un mot d'anglais avec ma famille? Comment parler de mon enfance et de qui je suis sans complexifier la situation? Comment faire comprendre à des gens […] que mon appartenance à ma francophonie n'est pas définie par mon mépris ou mon rejet de l'anglais?

Ce sont d’excellentes questions auxquelles la recherche devrait répondre. Est-ce que l’ensemble des Francos vit des expériences similaires au Québec? Nous ne croyons pas, mais il serait intéressant d’y faire un autre documentaire : Denise au pays des Francos du Québec.

Cette situation nous rappelle une problématique sociologique bien connue, à savoir l’étude des rapports de force entre les communautés. Les rapports de force sont ici compris dans le sens de Bourdieu, c’est-à-dire des "luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social".

  • 1Radio-Canada (2019, 6 octobre), Denise Bombardier : une enragée de la langue française. Consulté le 10 octobre 2019 au https://ici.radio-canada.ca/tele/tout-le-monde-enparle/site/segments/en…
  • 2Pierroz, Sébastien (2019, 9 octobre), Tollé autour de Denise Bombardier : « il ne faut pas écouter ce qu’elle dit », ONFR+. Consulté le 26 octobre 2019 au https://onfr.tfo.org/tolle-autour-de-denisebombardier-il-ne-faut-pas-ec…
  • 3Vachet, Benjamin (2019, 24 octobre), Quatre fois plus de plaintes sur les services en français aux élections, ONFR+. Consulté le 25 octobre 2019 au https://onfr.tfo.org/quatre-fois-plus-de-plaintes-sur-lesservices-en-fr…
  • 4Bourdieu, Pierre, 1982, Ce que parler veut dire, Paris : Fayard. p. 137.
  • 5Bergeron, Christian, 2019, L’importance de préserver la diversité des accents pour contrer l’insécurité linguistique en Ontario français, Alternative Francophone, 2, 4, 92-107. https://doi.org/10.29173/af29376
  • 6Bourdieu, Pierre, 1982, Ibid., p. 137.
  • 7Bretegnier, Aude et Ledegen, Gudrun, 2002, Sécurité, insécurité linguistique. Terrains et approches diversifiées, propositions théoriques et méthodologiques, Paris : Éditions L’Harmattan ; Leblanc, Matthieu, 2010, Le français, langue minoritaire, en milieu de travail : des représentations linguistiques à l’insécurité linguistique, Nouvelles perspectives en sciences sociales, vol. 6, n° 1, p. 17–63.
  • 8Gérin-Lajoie, Diane et Labrie, Normand, 1999, Les résultats aux tests de lecture et d’écriture en 1993-1994 : une interprétation sociolinguistique. Dans Normand Labrie et Gilles Forlot (dir.). L’enjeu de la langue en Ontario français. Sudbury : Éditions Prise de parole, p. 87.
  • 9Dubois, Boudreau et d’Entremont, 2007 cités dans Desabrais, Tina, 2013, Les mots pour le dire… L’influence de l’(in)sécurité linguistique sur l’expérience d’étudiantes de milieux francophones minoritaires canadiens inscrites aux études supérieures à l’Université d’Ottawa. Thèse en éducation, Ottawa : Université d’Ottawa.
  • 10Nous avons obtenu l’autorisation de l’individu à publier ses propos d’une manière anonyme.
  • 11Blanchet, Philippe, 2016, Discriminations : combattre la glottophobie. Paris : Éditions Textuel, p. 45.

  • Christian Bergeron
    Université d'Ottawa

    Christian Bergeron, Ph. D., est sociologue de l’éducation et de la santé. Il est professeur auxiliaire à l’École interdisciplinaire des sciences de la santé ainsi que professeur à temps partiel – nomination long terme à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Ses récents travaux de recherche portent sur la sociolinguistique et le contexte minoritaire et plurilinguistique des communautés francophones hors-Québec. Il est cochercheur responsable d’une étude internationale sur la francophonie et les discriminations vécues et vues par des étudiant.e.s universitaires de la France (Philippe Blanchet : Bretagne; Mylène Lebon-Eyquem : La Réunion; Médéric Gasquet-Cyrus : Provence) et du Canada (Christian Bergeron : Ontario).

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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