Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
André Lemelin, INRS - Urbanistion Culture Société
Il est un type de traitement secondaire des données qui échappe trop souvent aux regards critiques : la modélisation. Or les "chiffres qui nous gouvernent"sont souvent de ceux qui sont calculés par des modèles de simulation.

Consultez le DOSSIER CHIFFRES

C’est avec grand intérêt que j’ai parcouru le dossier « Chiffres » du magazine Découvrir de l’Acfas, février 2016. En guise de préambule à mes commentaires, j’aimerais citer l’économiste Alfred Sauvy (1898-1998) : « Le chiffre est un être délicat, sensible, qui, soumis à la torture, se livre à des aveux conformes au désir de son bourreau ». (Conjoncture et prévision économiques, Coll. Que sais-je?, No 112, PUF, Paris, 1977, p.27).

Ce dossier m’a interpellé comme (ex-) professeur de méthodes quantitatives et comme économiste modélisateur. Je suis depuis longtemps préoccupé du « bon usage » du chiffre, et mon intérêt a été ravivé l’automne dernier, au moment des audiences de la Commission des finances publiques de l’Assemblée nationale à propos du rapport de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise (Commission Godbout). Mon collègue Bernard Decaluwé de l’Université Laval et moi avons été, durant la période 2000-2005, les co-concepteurs du modèle d’équilibre général calculable du ministère des Finances du Québec.

Mon partenaire Bernard Decaluwé a été appelé en Commission parlementaire pour répondre aux questions des députés sur le modèle, puisque la commission Godbout cite, à l’appui de sa recommandation principale (réduire l’impôt sur le revenu et augmenter la TVQ), des résultats produits par ce modèle. Toutefois, mon collègue, à qui on a demandé s’il pouvait valider les résultats des calculs présentés par la commission, a dû admettre ne pas pouvoir le faire, puisqu’il n’avait pas eu accès à l’ensemble des hypothèses qui ont conduit à ces résultats pour les vérifier. Dans la foulée de cette comparution, Bernard Decaluwé et moi avons conjointement écrit une lettre pour réclamer que soient rendus publics les éléments qui permettraient d’examiner la manière dont ont été obtenus les résultats mentionnés par la Commission Godbout. Notre demande a été ignorée. Nous affirmons que la transparence méthodologique est une exigence de la qualité du débat démocratique sur une réforme de la fiscalité de l’ampleur de celle que proposait le rapport Godbout. Le texte intégral de notre lettre peut être consulté à l’adresse suivante : https://leon000walras.wordpress.com/2015/10/05/des-doutes-a-propos-du-rapport-godbout/

Nous affirmons que la transparence méthodologique est une exigence de la qualité du débat démocratique sur une réforme de la fiscalité de l’ampleur de celle que proposait le rapport Godbout.

Je voudrais partir de cet exemple particulier pour aborder sous un autre angle la question de savoir Quels chiffres nous gouvernent? Car dans l’ensemble du dossier, seul Jean-Guy Prévost mentionne le rôle des modèles, quand il parle des conflits, parmi les économistes « entre une quantification de type mathématique, fondée sur des modèles théoriques et peu confrontée aux données, et une quantification plutôt fondée sur des statistiques, des données empiriques ».

En effet, bien qu’il revête les habits de l’objectivité, le chiffre n’est pas un « fait », une « donnée ». Déjà l’observation, la collecte de données crée, surtout en sciences sociales, un brouillage entre la réalité et sa représentation quantifiée. Mais là n’est pas mon propos; je veux plutôt me pencher sur les transformations qui suivent. Car les données brutes ne sont guère utilisables telles quelles aux fins de gouvernement (au sens large du terme). La synthèse des données et la détection des régularités font l’objet de la statistique, dont les fondements et méthodes sont bien développés et stabilisés. Certes, la statistique continue d’évoluer par la réflexion épistémologique, l’approfondissement mathématique et le développement d’algorithmes exploitant des capacités de calcul toujours plus grandes. Mais les méthodes statistiques ne prêtent plus guère à controverse en dehors de la sphère des spécialistes, pas plus que les techniques de construction d’un pont en dehors du cercle des ingénieurs.

Il est cependant un autre type de traitement secondaire des données qui échappe trop souvent aux regards critiques : la modélisation. Je n’ose pas m’aventurer trop loin ici dans une réflexion approfondie sur ce qu’est un modèle. Disons pour les fins de la discussion qu’un modèle est une représentation mathématique, forcément simplifiée, d’un phénomène qu’on cherche à étudier. La modélisation peut avoir plusieurs objectifs : test d’une théorie ou d’une hypothèse, prévision, simulation, optimisation... S’agissant de tester une théorie ou une hypothèse, le modèle est d’emblée conçu pour que ses résultats soient confrontés à des données, selon le paradigme popperien; appelons ce type de modèles « des modèles d’orientation empirique ».

Mais dans tous les autres cas, le modèle est un énoncé théorique quantifié, qui est rarement confronté de façon systématique aux données, comme le souligne avec perspicacité Jean-Guy Prévost. Or les « chiffres qui nous gouvernent » sont souvent de ceux qui sont calculés par des modèles de simulation. Tels sont les chiffres proclamés dans le rapport Godbout, qui promettent 20 000 emplois de 2 milliards de dollars supplémentaires de PIB comme effets de la réforme proposée de la fiscalité.

D’où l’importance, dans le débat démocratique, de la plus grande transparence quant aux modèles utilisés. Car ces modèles ne sont, au fond, que des arguments complexes, énoncés dans le langage symbolique des mathématiques, quantifiés à l’aide de données et traités numériquement par ordinateur. Les résultats obtenus sont la conclusion d’un argument, ils ne sont pas la réalité, comme l’oublient trop de praticiens (lire Axel Leijonhufvud, « Life among the Econ », Western Economic Journal, 11, 1973, 327-337).

Par conséquent, si l’on veut prendre une décision collective en s’appuyant sur des modèles de simulation, ce sont les modèles que l’on doit discuter, pas leurs résultats. Présenter les seuls résultats d’un modèle, c’est donner la conclusion sans l’argument. C’est commander un acte de foi. Voilà pourquoi je crois utile de compléter l’excellent dossier de Découvrir avec un appel à la transparence dans l’utilisation des modèles, économiques et autres. Sans transparence, pas de démocratie.

Je crois utile de compléter l’excellent dossier de Découvrir avec un appel à la transparence dans l’utilisation des modèles, économiques et autres. Sans transparence, pas de démocratie.


  • André Lemelin
    Professeur·e d’université
    INRS - Urbanistion Culture Société

Vous aimez cet article?

Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.

Devenir membre Logo de l'Acfas stylisé

Commentaires