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Serge Lacelle, Université de Sherbrooke
J'avais cinq ans quand mon grand-père m'a montré un objet rouge qu’il déplaçait dans un tiroir de son bureau et qui attirait trombones, punaises, épingles.

Il existe plusieurs manifestations du magnétisme, et ce, à diverses échelles d’organisation de la matière. Des aimants moléculaires aux bactéries magnétotactiques contenant des organelles magnétiques leur permettant de se déplacer le long de champs magnétiques, aux aiguilles de boussoles jadis utilisées pour la navigation, en passant par l’immense champ magnétique terrestre qui nous protège des vents solaires.

En explorant cette hiérarchie d’échelles, les chimistes, entre autres, en arrivent à découvrir et à comprendre les fondements du magnétisme tout comme à concevoir des applications utiles pour la société. Les aimants, aujourd’hui, sont littéralement partout : quelques milliards dans le disque dur de votre ordinateur, environ 2000 dans votre carte bancaire, et des centaines d'autres répartis parmi vos dispositifs culinaires, systèmes audio-électroniques, outils, automobiles…

Le magnétisme

Le magnétisme émane de toute charge électrique en mouvement, par rapport à un observateur. En effet, pour la chimie, la charge, soit positive ou négative, est associée aux constituants fondamentaux de la matière que sont les noyaux atomiques et les électrons. Ceux-ci s’adonnent à leurs chorégraphies électromagnétiques à l’échelle des atomes, des molécules et de la matière macroscopique. Mais l’origine du magnétisme se trouve dans la strate microscopique de la matière.

Le réductionnisme

En chimie, l’approche réductionniste consiste à analyser la matière macroscopique en la désassemblant en une succession de molécules, d’atomes, d’électrons et de noyaux atomiques. Cette démarche stipule aussi qu’avec la connaissance des règles quantiques agissant au niveau microscopique, il serait possible de déterminer toutes les propriétés de la matière, dont le magnétisme, aux  échelons supérieurs. Après la découverte de ces règles, Paul Dirac (1902-1984), un des pionniers de la révolution quantique, écrivait en 1929 que « les lois fondamentales sous-jacentes et nécessaires pour comprendre […] toute la chimie étaient complètement connues, mais [que] la difficulté de l’application exacte de ces lois menait à des équations trop compliquées pour être résolues ».

L’émergence

Selon Philip W. Anderson (1923-), le pape de la physique moderne de la matière condensée, « la capacité de réduire tout à des lois fondamentales simples n’implique aucunement la capacité de reconstruire l’univers à partir de ces lois ». En fait, l’équation fondamentale de la mécanique quantique, ou « équation de Schrödinger », permet d’éclairer les comportements de matériaux, mais pas nécessairement d’en déduire leurs propriétés fonctionnelles. Ainsi, avec l’approche quantique, on a compris les comportements des matériaux semi-conducteurs, ce qui a mené au succès du transistor. Par contre, l'approche n’est pas requise pour jouer ou travailler sur le Web avec votre ordinateur!

Si la genèse du magnétisme s’explique au niveau de l’échelle microscopique, dévoiler la structure mésoscopique de domaines magnétiques et l’aimantation macroscopique uniquement à partir de l’équation de Schrödinger s’est révélé, jusqu’à présent, un problème insurmontable. Autrement dit, les propriétés du magnétisme à l’échelle macroscopique qui résultent des interactions entre les constituants de base de la matière semblent impossibles à calculer avec les connaissances qu’on a du comportement de ces constituants.

Impossible, vraiment? La présente révolution informatique, celle du « big data », permettant de traiter massivement des données, laisse entrevoir que l’on pourrait construire à partir du micro. Le design de nouveaux matériaux et médicaments s’effectuerait, par exemple, en codant toute l’information microscopique requise dans l’équation de Schrödinger, et des algorithmes computationnels fourniraient les structures et fonctions désirées. L’application d’une telle procédure aux calculs du magnétisme nucléaire d’une chaîne de 200 atomes d’hydrogène exigerait une mémoire d’ordinateur avec 1038 (soit un 1 suivi de 38 zéros) fois plus de bits qu’il y a d’atomes dans l’univers visible! Cette divergence exponentielle de ressources informatiques, nécessaires à la description de systèmes chimiques, demeure donc une limitation fondamentale pour le futur immédiat.

« Le chimiste travaille avec des boîtes à outils relativement différentes selon qu’il s’intéresse aux échelles du microscopique, du mésoscopique ou du macroscopique. »

Toutefois, malgré cette restriction, et même sans en déduire les propriétés à partir de l’échelle atomique, les recherches en chimie aboutissent à du « fonctionnel ». On arrive à créer des aimants durs ou mous selon que les matériaux fabriqués demeurent magnétisés ou non. La production de ces aimants se fait en tenant compte des propriétés collectives et macroscopiques, relativement insensibles aux détails microscopiques. Le tout aboutit au développement de matériaux magnétiques fonctionnels, à la base de toute notre technoscience.

Ainsi, du jeu de mouvement désorganisé des molécules et de leurs interactions émerge un ordre macroscopique, et ce, en l’absence de tout contrôle centralisé. Cette situation décrit la notion d'émergence : « Le tout est non seulement plus, mais également très différent de la somme de ses parties. » Les propriétés émergentes répondent à des principes d’organisation différents à chaque niveau. Le chimiste peut donc travailler avec des boîtes à outils relativement différentes selon qu’il s’intéresse aux échelles du microscopique, du mésoscopique ou du macroscopique.

Partir du bas avec le réductionnisme et du haut avec l’émergence

Selon le réductionnisme, un flocon de neige est composé de mille millions de milliards de molécules d’eau, chacune étant constituée de 10 électrons, 2 noyaux atomiques d’hydrogène et 1 d’oxygène. Selon l’émergence, croire qu’un flocon de neige est une solution de l’équation de Schrödinger est simplement un acte de foi, car nous n’avons aucune preuve à l’appui. L’astuce pour les chimistes consiste à utiliser ces deux approches afin de peindre une toile continue des attributs et des comportements d’un flocon de neige et de la matière en général.

Les principes d’organisation des niveaux supérieurs se révèlent des phénomènes complexes auxquels ne peuvent échapper les chimistes. À titre d’exemple, l’équation d’écoulement de la matière sur les grandes échelles aide à résoudre une gamme considérable de problèmes importants pour la société comme l’écoulement du sang, le transport de pollution et la prédiction de la météo. Pourtant, elle fut découverte près de 100 ans avant l’équation de Schrödinger et, à ce jour, personne n’a réussi à la déduire de cette dernière. L’émergence est ainsi fortement bénéfique au travail créatif des chimistes, qui doivent quotidiennement manier la complexité de structures et de processus de métamorphoses de la matière selon une hiérarchie d’échelles.

« Pour les chimistes, l’émergence et le réductionnisme contribuent à structurer les observations, à intégrer les concepts et à découvrir les secrets de la matière »

La chimie est concernée par l’ensemble des formes d’organisation et de transformation de la matière composant tant l’Univers que notre quotidien. Une centaine d’éléments du tableau périodique s’agencent en différentes proportions pour façonner toute cette matière. Aujourd’hui, on compte plus de 69 millions de substances organiques et inorganiques, ainsi que 60 millions de réactions et de préparations synthétiques, toutes répertoriées dans les registres de l’American Chemical Society. Dans ce contexte des défis associés aux travaux des chimistes, l’émergence et le réductionnisme contribuent à structurer les observations, intégrer les concepts et découvrir les secrets de la matière.

Épilogue

J'avais cinq ans quand mon grand-père m'a montré un objet rouge qu’il déplaçait dans un tiroir de son bureau et qui attirait trombones, punaises, épingles… Coup de foudre instantané!  Je venais de découvrir le pouvoir magnétique et mystérieux de ces matériaux. Après 25 années d'études et plus de 25 autres comme professeur et chercheur en sciences à l’université, j’ai apprivoisé d’innombrables facettes du magnétisme. Aujourd’hui, l’aimant de mon grand-père tient la liste d’épicerie sur le réfrigérateur, mais sa beauté, ses merveilles et sa magie demeurent toujours aussi fascinantes.


  • Serge Lacelle
    Université de Sherbrooke

    Serge Lacelle détient un B.Sc. en biologie cellulaire et moléculaire de l’Université d’Ottawa et un Ph.D. en chimie physique d’Iowa State University. Depuis 1985, il est professeur de chimie à l’Université de Sherbrooke, et a dirigé ou codirigé des étudiants aux 2e et 3e cycles en biologie, en chimie, en génie chimique, en mathématiques et en physique. La thématique de ses travaux de recherche est l’émergence dans l’organisation et les transformations de la matière qu’il explore spécialement avec la résonance magnétique nucléaire. 

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