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Claude Armand Piché, Historien et chercheur indépendant
Terrasses publiques sur la limite de la voie éponyme, allongement de la partie intérieure du commerce vers l’avant; affichages et décors criards, rehaussements des combles, entretien et maintenance très relatifs du bâti ancien : les commerces de la rue Saint-Denis travestissent et négligent le patrimoine architectural du site tout en se réclamant de sa valeur d’ancienneté pour justifier leurs opérations.

La rue Saint-Denis, le coeur du Quartier latin

La conservation du patrimoine bâti est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des seuls architectes et historiens de l’art; l’histoire patrimoniale de la rue Saint-Denis à Montréal nous le rappelle.

Axe privilégié du Montréal francophone durant près d’un siècle, cette « avenue » et les rues avoisinantes ont longtemps joué un rôle similaire à celui dévolu au quartier anglo-montréalais du Mille carré : celui de havre privilégié de la bourgeoisie, cette fois franco-montréalaise1. On ne compte plus, en effet, les artistes, avocats, banquiers, clercs, commerçants, entrepreneurs, hauts fonctionnaires, hommes d’affaires, hommes de presse, journalistes, maires, médecins, notaires, premiers ministres (Boucher de Boucherville, Chauveau, Gouin, Mercier, Ouimet), politiques (ministres, députés, sénateurs, conseillers législatifs, échevins), professeurs, propriétaires terriens, promoteurs de l’éducation (Meilleur et Perrault) et rentiers ayant marqué l’histoire de cette seule rue2. Et bien que l’homogénéité du quartier ait été moins affirmée que celle du Mille carré – les quartiers Saint-Jacques, Saint-Jean-Baptiste et Saint-Louis ont longtemps accueilli notamment d’importantes minorités issues des communautés anglo-celtique, européenne, juive ou chinoise —, il ne fait aucun doute que l’axe Saint-Denis, sis au cœur de ces trois quartiers, en soit la colonne vertébrale.

L’histoire de cette rue est également celle de son riche patrimoine immobilier. Entre la rue Saint-Antoine et l’avenue Mont-Royal, Saint-Denis a accueilli, en effet, deux cathédrales, quelques couvents, plusieurs édifices cultuels, trois squares prestigieux, un vaste complexe hospitalier, deux universités, l’école polytechnique, la bibliothèque Saint-Sulpice (devenue « nationale » entretemps), plusieurs écoles des cours primaires et secondaires, des cinémas et des théâtres, et de nombreux bureaux, commerces ou sièges sociaux. Par ailleurs, Saint-Denis est également célébrée pour son milieu résidentiel composé de villas, de maisons en terrasse (ou jointives) et d’immeubles multilocatifs de tous genres (immeubles de rapport et « plex »), et qui donne à cette voie urbaine un caractère unique.

Un patrimoine bâti mal aimé

Aujourd’hui, une déambulation sur cette voie publique consterne à plus d’un égard. Plusieurs témoins architecturaux sont bien sûr disparus, altérant ainsi l’intégrité physique et mentale du lieu. Je pense ici notamment au square Viger et à ses maisons, au complexe de l’église Saint-Jacques, à l’ancienne Université de Montréal ou à l’école Aberdeen. Mais pis encore, c’est une mutation anarchique du bagage patrimonial encore en place qui compromet de manière irréversible l’association entre cette artère publique et l’élite bourgeoise franco-montréalaise du dernier siècle et demi.

Dominée par une architecture des plus tarabiscotées, la rue Saint-Denis offre désormais à ses clients, touristes et excursionnistes un jeu de massacre faisant alterner une signalisation hétérogène et agressive, l’érection de nouveaux bâtiments massifs directement sur la ligne de propriété et reléguant dans l’ombre les anciens immeubles – et surtout un laisser-aller qui a permis la mise en place de terrasses intérieures et extérieures de tout acabit.

Et arrive le CHUM...

Et voilà que l’arrivée du Centre hospitalier de l’Université de Montréal vient une fois de plus altérer une intégrité sociospatiale déjà fortement compromise. Cette fois, ce n’est rien de moins que la démolition complète du « bloc » délimité par les rues Saint-Denis, Viger, Sanguinet et de la Gauchetière qui a été programmée. Sont sacrifiés non seulement un ensemble de maisons jointives (en terrasse) du XIXe siècle ayant abrité notamment deux anciens premiers ministres québécois, un presbytère victorien et une église néo-gothique de culte protestant de 1865 – devenue entretemps un temple réservé à la communauté syrienne catholique. Or, outre ces pertes, l’élimination de ce côté rue fait également disparaître un des derniers secteurs de Saint-Denis caractérisé par l’intégrité de son paysage ancien. En effet, presque épargnée par les errances architecturales et d’affichage au nord de Sainte-Catherine, cette section demeurait la dernière de la rue conservant les proportions et l’aspect d’une rue du XIXe siècle. La destruction du côté ouest de Saint-Denis met fin à cet état et fragilise encore plus la belle terrasse du côté est.

 

Sans protestation

Comment a-t-on pu en arriver à rayer de la carte un ensemble aussi exceptionnel sans soulever une légitime protestation ? Pire, ce ne sont pas la conservation du seul clocher de Saint-Sauveur et de quelques autres éléments de façade qui viendront compenser la destruction d’un des derniers secteurs de la rue encore représentatifs du milieu bourgeois d’origine.

Au banc des « accusés », outre les acteurs habituellement associés à ces formes de dégradation – promoteurs urbains dynamiques, pouvoirs publics poussifs, fonctionnaires impuissants, grand public « inculte » ou désintéressé par les questions patrimoniales –, on retrouve le milieu même de la conservation patrimoniale.

Forts d’une expérience souvent gagnée à la dure, invoquant libéralement des chartes internationales de la conservation à qui on fait dire un peu n’importe quoi3, ces professionnels de la conservation – architectes ou historiens de l’art – se font aussi les promoteurs d’agendas personnels souvent esthétisants.

En effet, de tout temps, les pratiques de l’architecture et de l’histoire de l’art ont privilégié la valeur du beau aux dépens de valeurs historiques, mémorielles ou commémoratives plus clairement ancrées dans l’univers social d’un milieu. De ces choix, il résulte, comme ici, le développement d’une interprétation du patrimoine bâti privilégiant un regard élitiste mettant surtout en valeur le caractère d’exception d’un monument, ce qui explique pourquoi vous rechercherez longtemps parmi les monuments québécois, canadiens ou internationaux un seul exemple de logement populaire classé pour sa valeur de multiplicité plutôt que pour son caractère d’unicité4.

La question des critères de conservation

La disparition du pâté de maisons de la rue Saint-Denis pose ainsi également la question plus générale du patrimoine bâti justifiant une conservation. En privilégiant une approche trop étroitement esthétisante, l’histoire de l’art et l’architecture, le milieu de la conservation a donc souvent négligé un patrimoine bâti associé à une histoire moins élitaire, privant ainsi les chercheurs, mais également l’ensemble de la communauté, de témoignages irremplaçables pour l’édification d’une culture plurielle. Dits autrement, les partis pris conservationnistes des leaders québécois dans ce domaine sont responsables de la disparition de plusieurs « monuments » ou d’ensembles monumentaux encore plus nombreux. Enfin, ici, l’évocation sociale et architecturale du milieu de vie de la bourgeoisie franco-montréalaise, tout comme l’intégrité physique de celui-ci, ne semble pas avoir fait le poids face à la production architecturale et artistique d’exception contemporaine.

Malheureusement, l’acte de « vandalisme » perpétré rue Saint-Denis semble devenu un exercice courant depuis quelques décennies. Les destructions déjà anciennes – et toujours injustifiées — du complexe de l’église Saint-Jacques de Montréal, de plusieurs villas de la rue Sherbrooke ou du village de Longue-Pointe témoignaient d’un amateurisme des pratiques et d’un parti-pris moderniste à peine pardonnables; les démolitions annoncées ou accomplies au cours des derniers mois de la maison Dessaulles de Saint-Hyacinthe, de la chapelle des Franciscaines de Québec, du monastère des Dominicains et des églises Saint-Vincent-de-Paul et Saint-Cœur de Marie de la même ville sont proprement aberrantes.

Et Céline...

Qui sait un jour, les déboires rencontrés par la ville de Charlemagne dans son projet muséal consacré à la chanteuse Céline Dion (restauration et muséification de la maison natale) entraîneront-ils peut-être la démolition de celle-ci. Privé de ce repère tangible, le souvenir déjà fragilisé de la chanteuse au « succès planétaire », depuis passée de mode, amènera peut-être ceux qui nous suivront à répondre à l’évocation du nom de la chanteuse : « Céline Dion, connais pas! »

Notes :

 

  • Les artères avoisinantes alors associées à la vocation bourgeoise de la rue Saint-Denis sont les sections limitrophes des rues Berri, Cherrier, Drolet, Henri-Julien, montée Saint-Denis, Ontario, Saint-André, Saint-Hubert, Sherbrooke et les squares Saint-Louis et Viger. 
  • Louis Deligny [Olivier Maurault], « La rue Saint-Denis », Le Devoir, 10 mars 1928; Édouard Fabre-Surveyer, « La rue Saint-Denis » (5 parutions), L’œil, 15 octobre et 15 décembre 1948; 15 janvier, 15 mars et 15 mai 1949.
  • Charte de Venise, de Florence, de Washington, etc. (ICOMOS, Chartes internationales sur la conservation et la restauration), Consultation : 2012-02-19
  • Voir à ce propos l’étude de qualité produite par l’architecte Mario Brodeur (1032 à 1048 rue Saint-Denis et 356 rue de la Gauchetière, Montréal. Étude patrimoniale, Montréal, l’Auteur, octobre 2004, 54 p.)

  • Claude Armand Piché
    Historien et chercheur indépendant

    Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. M. Piché publiera prochainement un panorama de la muséohistoire québécoise intitulé La matière du passé. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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