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Claude-Armand Piché, Chercheur indépendant
Dissimulée avec peine sous le vocable du "pour toute la famille", la pratique muséohistorienne ne serait-elle devenue que le miroir d’une abdication de l’esprit sérieux?

Alfred Hitchcock, à qui l’on demandait un jour d’identifier le public cible de ses films, surprit par cette réponse brutale : les épouses, locomotives du couple en matière de loisir, et les responsables de la commercialisation1. Le grand cinéaste, passé maître dans l’art de faire peur, avait également développé un talent pour la commercialisation, qui devait lui assurer le succès que l’on sait. D’une certaine manière, le musée d’histoire du tournant du 21e siècle est également « l’otage » d’une clientèle, celle de l’enfance. Le musée d’histoire n’en aurait donc plus que pour l’enfant roi?  Dissimulée avec peine sous le vocable du « pour toute la famille », la pratique muséohistorienne ne serait-elle devenue que le miroir d’une abdication de l’esprit sérieux? Le musée d’histoire aurait-il délaissé sa mission de véhicule du savoir au profit d’une vocation moins contraignante de diffuseur des savoir-faire et des savoir-être? Dit plus crûment, n’assiste-t-on pas à une infantilisation généralisée du projet muséohistorien, comme semblent en témoigner de si nombreuses mises en exposition?

Au temps de l’enfant unique

L’infantilisation de l’expérience muséohistorienne est d’abord affaire de public. L’air du temps – celui baignant notre « république des satisfaits2» – est à l’enfant unique (ou presque). C’est pour ce dernier, à qui on offre tout et à qui on ne refuse rien, que sont développées des expériences muséales « grand public » misant trop souvent sur un savoir alimenté par le plus bas dénominateur commun. Ces programmes sont habituellement caractérisés par une muséographie simpliste à caractère ludique, composée d’activités interprétatives à vocation ludoéducative et laissant plus souvent place au divertissement qu’à l’apprentissage d’un savoir utile au décodage du passé

De la fabrication d’une momie...

Cette muséographie est capable du meilleur comme du pire. Dans le meilleur des cas, une facette du passé est mise en scène avec doigté de manière à séduire le jeune public. L’activité de fabrication d’une momie, pratiquée par le Field Museum de Chicago, illustre bien ce premier genre. Rassemblés autour de la reproduction grandeur nature d’une momie, l’animateur et son groupe préparent un embaumement à l’égyptienne. Invités à glisser leur main dans une fente pratiquée sur le flanc du « cadavre », les jeunes apprennent à retirer les organes du « mort » avant leur dépôt dans les canopes logés près du corps. Ici, le travail de l’enfant, supervisé par un interprète responsable de la rigueur de l’exercice et de la diffusion du savoir, est accompli avec respect pour le « mort ». Manipulant celui-ci avec soin, le participant explore également un certain nombre de concepts liés à la mort et à l’au-delà. Ici, les quelques rires étouffés par les plus jeunes n’entament en rien le sérieux de l’exercice.

...au parc d’attraction

À l’inverse, les objectifs élevés de fréquentation imposent souvent la prestation d’activités moins respectueuses du passé et de ses acteurs. L’exemple bien connu des lieux historiques à vocation militaire abonde en exemples délicats. Cela dit, il ne s’agit pas ici de remettre en question le professionnalisme et la passion de leurs animateurs, mais simplement de questionner certaines approches de communication. Postulant que l’histoire militaire est au mieux ennuyante et au pire perturbante, voire contestée, les muséohistoriens du fait militaire – prenons l’exemple du lieu historique national du Fort-Lennox – mettent souvent sur pied un florilège d’activités interprétatives permettant « d’apprendre tout en s’amusant » en enrégimentant, par exemple, une troupe d’enfants « habillés de la tête aux pieds avec de petits uniformes de soldat », en offrant des séances d’entraînement « humoristiques » sous la supervision d’un officier sévère – « ce qui provoquera le fou rire de tout le groupe » –, en bricolant un calot, en participant à un rallye ou à un jeu de rôle, ou encore, en assistant à la prestation de guides-interprètes costumés privilégiant une interaction verbale à la première personne (« je suis en 1608 ») à un dialogue moins envahissant3. Si l’on ajoute à cette programmation le caractère champêtre, bucolique et anachronique du site, l’incapacité pour des guides francophones de reproduire, même avec une exactitude approximative, l’accent et la culture idéelle des soldats angloceltiques d’origine, l’occupation par des guides féminines de certains postes de soldat (le contraire étant impossible sous peine de transformer le programme de personnification en vaudeville), l’absence des bruits et odeurs autrefois associés à un tel site et, finalement, la visite d’un site à l’été éternel (le lieu est fermé de la mi-mai à la mi-octobre), on se retrouve devant une médiation du passé faisant presque de l’expérience vécue au Fort-Lennox une visite dans un parc d’attractions. Qui plus est, cette infantilisation de la médiation se révèle souvent irrespectueuse du passé et de ses acteurs. Au Fort-Lennox, la vie de soldat est souvent difficile; celle de sa famille de soldat n’est guère mieux; la mortalité est importante; les combats des environs ont vu la mort; et la vie de plusieurs est irrémédiablement brisée. Pis, la vocation de camp d’internement du site, lors de la Seconde Guerre mondiale, fera même cohabiter des soldats allemands et des Juifs internés… pour présomption d’espionnage4!  De toute cette souffrance et de tous les devoirs d’histoire et de mémoire qui lui sont associés, presque rien ne sera divulgué aux visiteurs. Il flotte au contraire sur Fort-Lennox une atmosphère de fête bien peu perturbante. Doit-on finalement accueillir les plus jeunes au Fort-Lennox? La démocratisation de la culture doit-elle se faire à un tel prix? Le débat reste ouvert.

Une institution qui ne se prend pas au sérieux

L’infantilisation de la muséohistoire est également affaire de professionnalisation du travail muséal. Pour des raisons trop longues à commenter ici, les institutions muséohistoriques du Québec (comme du Canada) font le recrutement de leurs guides-interprètes hors des bassins qui devraient normalement leur fournir un tel personnel. Au mieux, les interprètes dotés d’une formation collégiale ou universitaire à peu près adéquate (où sont les historiens?) pourront animer, avec un bagage de connaissances souvent minimal, les visites de spectateurs trop souvent illettrés en histoire. Sinon, ailleurs, c’est le sauve-qui-peut. L’amateurisme de nombreuses institutions muséales, un financement inadéquat, des programmes de recrutement et de bénévolat inadaptés et un népotisme localsoftamènent au musée d’histoire un personnel estival des plus jeunes, inexpérimenté, mal scolarisé pour accomplir une telle tâche et souvent peu intéressé par cette dernière. Ce personnel, également peu formé en début de saison, fait alors vivre à la médiation du passé un fort mauvais quart d’heure. Souvent dépourvu d’une assise solide, le savoir véhiculé par ces « enfants » de l’interprétation dérive dans tous les sens, heurtant à chaque phrase les devoirs d’histoire et de mémoire associés au patrimoine concerné.

Le grand perdant ici est notre rapport au passé, notre habileté à entrer en communication avec ce dernier et avec les messages structurants que nous pourrions retirer de cette fréquentation. Rien de moins!

Notes :

  • 1. François TRUFFAUT, Hitchcock/Truffaut (avec la participation de Helen Scott), Paris, Gallimard, 2000 (1967, version originale),  311 p.
  • 2. John Kenneth GALBRAITH, La République des satisfaits : la culture du contentement aux États-Unis, Paris, Seuil, vers 1993, 185 p.
  • 3. www.pc.gc.ca/fra/lhn-nhs/qc/lennox/edu (consulté le 2011-10-12).
  • 4. Yves BERNARD et Caroline BERGERON, Trop loin de Berlin : des prisonniers allemands au Canada, 1939-1946, Sillery, Septentrion, 1995, p. 204-205, 236-237, 357.

  • Claude-Armand Piché
    Chercheur indépendant

    Claude Armand Piché est détenteur d’un baccalauréat en urbanisme, d’une maîtrise en muséologie et d’un doctorat en histoire de l’Université du Québec à Montréal. Basé à Montréal, ce dernier travaille présentement à deux ouvrages consacrés à l’histoire montréalaise.

     

    Note de la rédaction :
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