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Bernadin Larrieux , Université de Sherbrooke

L'essayiste Daniel Innerarity est professeur de philosophie sociale et politique à l’Université de Saragosse, en Espagne. Dans son ouvrage La société invisible, il s'intéresse à de nombreuses thématiques du monde contemporain : la guerre, la démocratie, l’État, l’éthique, l’accueil et l’hospitalité, la politique, la sécurité, l’utopie, etc. Ses traducteurs, professeur·es à l’Université de Moncton, Blanca Navarro Pardinas et Luc Vigneault, soulignent, dans un entretien vidéo, que sa pensée philosophique puise tout autant à la littérature, à la sociologie contemporaine, à la science politique, à l’éthique, à l’esthétique qu'à l’économie.

Daniel Innerarity
Daniel Innerarity (1959 -). Crédits photographiques : Juantxo Egaña. Source Wikimedia Commons

De l’interprétation de la complexité sociale

Cet auteur et ce texte sont pour moi une source d’inspiration parce qu’ils permettent de mieux comprendre la réalité du monde contemporain et qu’ils fournissent des outils conceptuels pour analyser les phénomènes complexes, tout en proposant la philosophie comme une forme d’espionnage. Selon l’auteur, interpréter devrait être la finalité des sciences humaines et sociales et plus spécifiquement celle de la philosophie sociale.

Daniel Innerarity part du constat que nos sociétés sont complexes et très difficile à saisir. Pour réussir à s’y retrouver un peu, il propose un ensemble de variables qui forment un tout assez original, passablement déstabilisant : virtualisation, exclusion, risque, opportunité, simulation, défaut d’alternative, mise en représentation.

Dans sa théorie de la société invisible, il cherche le sens du réel, le sens de ce qui existe objectivement au-delà des apparences. Pour lui, la philosophie sociale doit être à la hauteur de cette complexité, et elle doit utiliser ses outils conceptuels pour observer finement avec toute la tenacité et la prudence de l'espion les pratiques sociales pour en voir ce qu’elles ne montrent pas.

Dans les sociétés complexes dites invisibles, il existe un décalage entre ce qui est et ce que l’on voit. Il y absence d’adéquation entre le réel et sa représentation. Le geste d’interprétation est alors au plus haut point nécessaire pour comprendre la réalité sociale. Ainsi, Innerarity nous invite à la prudence, à la patience et à une nouvelle ouverture.

 Invisibilité et vulnérabilité sociales

Dans notre monde, il existe selon l'auteur un ensemble de stratégies de manipulation, révélatrices de notre condition d’individus en proie aux conflits, à la violence et à la guerre etc. Mais comment saisir ces stratégies? Selon lui, il y a « une possibilité de manipulation avec l’expérience quotidienne du fait qu’il y a des choses qui s’éloignent parce qu’elles sont trop proches et des réalités qui deviennent étranges en raison de leur immédiate familiarité »1.

Comment parler d’invisibilité d’un monde qui se déclare transparent? Ce n’est pas simple, car nous vivons dans une ère du visuel où tous, par exemple, « caméra » à la main, produisons et diffusons des images par milliards. Cela semble faire disparaitre l’invisibilité. La profusion d’images brouille la réalité, comme le bruit nuit à la communication.

La visibilité est associée à la sincérité, à l’authenticité, à l’immédiateté ou à la transparence. Le défi du chercheur dans le champ du social est d'aller au-delà de cette illusion de clarté. À l’échelle individuelle, par exemple, une trop grande visibilité peut aveugler, nous empêcher de voir véritablement la personne hors de sa représentation sociale.

« ... le premier devoir du chercheur du social est de se méfier et de regarder l'ensemble des choses dans tous ses aspects, comme l'avait recommander Marx [...]. Cependant mon hypothèse est que cela fait longtemps que cette visibilité est devenue problématique ou fictive. On a l'impression que tout est à portée de vue mais que, en même temps, tous les pouvoirs qui nous déterminent en réalité sont de plus en plus invisibles, moins identifiables, qu'ils sont, comme la vie que regrettait Kundera, "ailleurs". » La société invisible, p.32.

L’auteur fait aussi ressortir que les pouvoirs qui nous déterminent sont de plus en plus invisibles, donc moins identifiables. Par exemple, selon Innerarity, « les signes sont plus difficiles à interpréter et, derrière les apparences, s’ouvre un fossé indéchiffrable ou sont occultes les véritables significations de ce qui nous arrive »2.

Dans un monde complexe, les évidences sont rares, et le savoir parcellaire prend alors un statut de supposition, de doute. Le savoir demeurant imprécis ressemblerait plutôt à un soupçon sur quelque chose.

Il faudrait davantage s’inquiéter de ce qui est visible que de ce qui est occulte, car on ne peut réduire le monde au visible. Et pour aller au-delà de ce qui est montré, il nous faut des interprétations complexes.

Une société du risque

Cette configuration du monde rend difficile la contestation et la gouvernance. Par exemple, la contestation contre la mondialisation ou les flux migratoires, ou contre l’insécurité ou le manque de représentation, reflète le caractère diffus et abstrait des peurs, des attentes et des incertitudes. La contestation devient paradoxale, car elle ne contribue pas à augmenter la responsabilité de ceux et celles qui contestent. On conteste de façon irresponsable contre l’irresponsabilité.

La société invisibleComme le dit le sociologue allemand, Ulrich Beck (1986), la société contemporaine est une société du risque. C’est une société où le futur agit comme facteur déterminant pour plusieurs actions ou expériences du présent3.C’est -à-dire, selon le philosophe, qu'une bonne part des nouveaux risques échappent à notre perception immédiate. Jurgen Habermas, parle de nouvelle obscurité, car il est devenu impossible d’embrasser la réalité d’un seul coup d’œil, soit l’ensemble de la complexité sociale.

Pour Michel Foucault, le pouvoir est plus diffus qu’on ne l’imagine. Dans un même ordre d’idée, Innerarity énonce qu’il n’existe pas d’un côté celui qui a la totalité du pouvoir et de l’autre, ceux qui n’en ont aucun. L’invisibilité des actions concerne celles des gouvernants comme celles des gouvernés.

Chaque époque possède ses propres peurs. Les nôtres sont plutôt diffuses, virtuelles. Elles sont la source de l’insécurité. Les sociétés se distinguent par la manière dont elles perçoivent leurs insécurités, par les stratégies visant à sécuriser. La sécurité et l’insécurité sont des constructions sociales changeantes. La sécurité menace les revendications d’égalité dans les sociétés contemporaines. Car, la sécurité est une conséquence des inégalités sociales et économiques. Repenser la justice dans les sociétés contemporaines implique aussi de penser la question de l’égalité.

En fait, la société du risque est une société catastrophique ou l’état d’exceptionnel devient l’état normal. Sans surprise, ces sociétés s’intéressent à la sécurité, alors que les sociétés de classe s’attardait à l’idée d’égalité. Notre disposition à accepter le risque augmente peu à peu. Nos sociétés se caractérisent par une forte vulnérabilité. Elles sont vulnérables entre autres, paradoxalement, parce qu’elles sont démocratiquement transformables. Le pouvoir dans ces sociétés est à la disposition de beaucoup de gens.

En essayant de comprendre la vulnérabilité de nos sociétés, Daniel Innerarity conclut que cette vulnérabilité est aussi la force des sociétés contemporaines. Cette force réside dans leur complexité et dans leur indétermination, dans la renonciation à la souveraineté et dans la conviction que le pouvoir absolu est l’échec de la politique.

En essayant de comprendre la vulnérabilité de nos sociétés, Daniel Innerarity conclut que cette vulnérabilité est aussi la force des sociétés contemporaines. Cette force réside dans leur complexité et dans leur indétermination, dans la renonciation à la souveraineté et dans la conviction que le pouvoir absolu est l’échec de la politique.

Références
  • Innerarity, D. Éthique de l’hospitalité. Presses de l’Université Laval, 2009.
  • Innerarity, D. La société invisible. Presses de l’Université Laval, 2012.
  • Labarrière, J.-L. Que fait la nature en politique selon Aristote ? Retour sur la définition de l’homme comme « animal politique par nature ». Revue de philosophie ancienne, 2, 141‑160, 2016. https://www.cairn.info/revue-de-philosophie-ancienne-2016-2-page-141.htm
  • Perrin, J-F(2011). « Une théorie pour moins d’injustices ». Droit et société 78(2):487‑96. doi: 10.3917/drs.078.0487.
  • Picard, F., Annie P., MICHEL T., Gaële G., et Noémie O. « Opérationnaliser la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen au champ de l’orientation scolaire : les apports d’une étude multicas qualitative et comparative ». Mesure et évaluation en éducation 37(3):5‑37, 2015.. doi: 10.7202/1036326ar.
  • Van Parijs, P.« Fondements d’une théorie de la justice. À propos d’un séminaire interdisciplinaire consacré à la philosophie politique de John Rawls ». Revue interdisciplinaire d’études juridiques 9(2):63‑94, 2015. doi: 10.3917/riej.009.0063.
  • Vigneault, L., Desroches, D., Cloutier, S., Navarro Pardias, B., Innerarity, D., & Bibliothèque numérique canadienne (Firme), 2015. Le temps de l’hospitalité: Réception de l’éthique de l’hospitalité De Daniel Innerarity. http://www.deslibris.ca/ID/449779
  • Rawls, J. Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Editions Points, Essais, 2009.

  • 1Innerarity, 2012, p.33
  • 2Innerarity, 2012, p.32
  • 3Innerarity, 2012

  • Bernadin Larrieux
    Université de Sherbrooke

    Bernadin Larrieux est doctorant en sciences humaines et humanités nouvelles au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam) en cotutelle à l'Université de Sherbrooke en philosophie pratique et éthique appliquée. Il détient un master en critiques et philosophie contemporaine de la culture à l'Université de Paris VIII et un master en Anthropologie et écologie à l'Université de Madagascar. Il est diplômé en génie agronome, spécialité génie rural FAMV/UEH), licencié en travail social (FASCH/UEH) et certifié en philosophie ( ENS/UEH). Il travaille sur les thématiques variées telles : justice sociale, vulnérabilité sociale, marginalité sociale, invisibilité sociale, politiques sociales, éthique du care et environnementale, changements climatiques et représentations sociales, innovations technologiques et gestion des ressources naturelles, organisations et développement communautaire. 

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