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Sara Mathieu-C., Université de Montréal

Leçons tirées des activités de l’organisme Thèsez-vous pour repenser le parcours au sein du milieu universitaire.

Sarah
Portrait de l'auteure, capté par @AudreyRivet pour Thèsez-vous. Source: Sara Mathieu-C.

Une quantité importante d’écrits a été publiée au cours des dernières années à propos de l’accélération sociale, notamment en milieu universitaire. Hartmut Rosa1 s’est penché sur ce thème de recherche après s’être questionné à l’égard des motivations à l’action. Selon ce sociologue, la majorité des actions sont guidées par notre calendrier d’emploi du temps plutôt que par nos valeurs : les dossiers priorisés sont les plus pressants, et non les plus pertinents scientifiquement ou socialement. Le manque de temps caractérise le monde universitaire, un phénomène curieux considérant les progrès technologiques qui devraient permettre d’en libérer, du temps! Ainsi, Rosa soulève cette étrange corrélation entre le temps que l’on économise et la sensation d’en manquer, un paradoxe qu’il associe à l’impératif de croissance dans la société capitaliste.

Ce rapport au temps fait partie des motivations derrière l’organisme Thèsez-vous2, initiative qui m’a mené à la rencontre d’un nombre important d’étudiant-e-s. Les échanges m’ont permis de dégager certaines logiques qui guident le parcours aux cycles supérieurs et font de ces derniers et des chercheur-se-s de la relève des cibles idéales pour les solutions individuelles, et parfois très coûteuses, telles que les livres de « self help universitaire » et les « coachs de rédaction ».

Compétition, accumulation, utilitarisme et invisibilité

À l’image de l’ensemble du parcours scolaire, la compétition se trouve au cœur des modalités de fonctionnement et d’interaction entre acteurs ou actrices du milieu universitaire. Qu’il soit question des bourses, des publications ou des rares postes offerts, une intense compétition se fait sentir. Malgré une valorisation du travail en partenariat, les étudiant-e-s saisissent rapidement la nécessité de se positionner et de positionner leurs travaux par rapport aux autres, ce qui contribue au sentiment d’isolement. Cette logique compétitive nuit à la qualité de la recherche, car elle sert d’abord l’avancement des carrières plutôt qu’une émulation centrée sur l’avancement des connaissances dans une perspective critique, contributive et collective. Dans ce cadre, la simple accumulation des expériences académiques est particulièrement valorisée. L’accélération des modes de transport et de communication ainsi que du développement des technologies (ex. : logiciel d’analyses), tout comme la multiplication des plateformes de diffusion, nourrit cette pression à produire, à publier et à communiquer. Tel que souligné par Hartmut Rosa (2012), si l’amélioration des moyens techniques libère du temps, celui-ci se voit rarement alloué au repos, au loisir, à la réflexion, voire, on peut le supposer, à la poursuite de son mémoire ou de sa thèse dans le cas des étudiant-e-s. Au contraire, ce temps disponible devient une occasion d’en faire « toujours plus ».

Une logique utilitariste guide cette tendance à l’accumulation. Considérant les risques réels de surmenage, privilégier les expériences « les plus payantes » devient une stratégie de survie pour les étudiant-e-s et les chercheur-se-s en début de carrière. Par exemple, on devrait privilégier la rédaction d’un article scientifique dans un journal prestigieux (en anglais) à la rédaction d’un article de vulgarisation destiné à une population de professionnel-le-s. Sans surprise, ceux et celles qui se démarquent dans le système universitaire actuel choisissent et recommandent cette sélection stratégique d’opportunités. De plus, l’intérêt croissant des universités et des organismes subventionnaires pour une démonstration de l’impact de travaux de recherche (chiffré et à court terme) amplifie cet utilitarisme. S’initier au métier de chercheur-se se traduit donc par l’appropriation d’une game qui favorise les projets de recherche appliquée, concrets, mono-disciplinaires, qui n’incluent que des partenariats simples, symboliques ou lucratifs.

Enfin, la logique de l’invisibilité semble plus pernicieuse. La culture universitaire est davantage propice aux échanges centrés sur les résultats, qu’ils soient formels ou informels. De ce fait, la lourdeur des tâches réalisées individuellement, souvent au-delà des heures « de bureau », et les difficultés liées au processus (ex. : lecture, analyse, synthèse, rédaction) demeurent invisibles. Plutôt que de partager les obstacles rencontrés, les étudiant-e-s saisissent que pour apparaître comme performant-e, il serait préférable de témoigner de sa passion et de nourrir le mythe de l’inévitable semaine de 80 heures, avec humour si possible. 

Des pistes de solution individuelles…

S’initier au monde de la recherche implique aussi d’apprivoiser un quotidien fait de pressions liées à la compétition, à l’accumulation, et une réalité fortement teintée d’utilitarisme et d’invisibilité. Étant donné les effets néfastes de ces pressions sur la santé mentale des étudiant-e-s et des chercheur-se-s, les dernières années ont été caractérisées par une prolifération d’ouvrages de type « guide de survie », de techniques, de coaching de vie académique et de formations ciblées. La majorité des universités offre maintenant des ateliers de gestion de temps, voire du yoga et de la méditation pleine conscience. Bien que motivés par de nobles intentions, ces ateliers sont rarement des espaces pour remettre en question les causes de ces problèmes de surtension. Comme le souligne Filip Vostal (2015)3 lorsqu’il aborde l’accélération du système académique, ces ressources portent le message implicite de « persévérer malgré tout », de faire preuve de résilience et d’agilité, et nourrissent l’ambition d’être encore plus productif-ve par l’adoption de « meilleures stratégies ».

Dans le même ordre d’idées, il est intéressant d’observer un changement de perspective dans les blogues universitaires comme Chronicle of Higher Education ou Affaires académiques. Les billets abordant les stratégies d’adaptation y sont plus présents, au détriment des analyses critiques des structures du système académique. On y retrouve un registre plus personnel, centré sur le récit et le « comment ai-je survécu malgré tout » ponctué de trucs et astuces. Selon Rosa (2012), ces tentatives de réponses à l’accélération sociale ont surtout tendance à entretenir l’image selon laquelle il est normal de ne jamais compléter sa liste de tâches ou de ne jamais arriver à vider sa boîte de courriels. Elles normalisent les problèmes et la détresse ressentis, voire l’idée que ces pressions feraient partie intégrante de l’apprentissage du métier. Ces pistes de solution centrées sur les individus, et non sur les enjeux systémiques, sont limitées en termes d’impact, en plus de maintenir certaines inégalités sociales. Les étudiant-e-s et les chercheur-se-s les plus susceptibles de s’adapter et de performer dans ces conditions sont les plus privilégié-e-s par le système universitaire. Les logiques évoquées renforcent les inégalités, notamment celles liées au genre, à l’appartenance ethnoculturelle ou au statut socioéconomique. Une formation sur la gestion du temps ou une séance de méditation pleine conscience ne seront pas de grand secours pour les étudiant-e-s qui doivent travailler en dehors de l’université, qui assument des responsabilités parentales ou qui ont un réseau de contacts restreint parce qu’ils ou elles sont issu-e-s de l’immigration.

Une formation sur la gestion du temps ou une séance de méditation pleine conscience ne seront pas de grand secours pour les étudiant-e-s qui doivent travailler en dehors de l’université, qui assument des responsabilités parentales ou qui ont un réseau de contacts restreint parce qu’ils ou elles sont issu-e-s de l’immigration.

…aux changements d’environnements

Thèsez-vous, dès ses débuts, se voulait une réponse à ces constats. Le postulat de base est que le Québec se retrouve avec de trop nombreux, nombreuses étudiant-e-s de type « All but Thesis », soit des personnes brillantes, aptes à contribuer au développement scientifique, social et économique de la société, mais qui abandonnent parce que la structure universitaire n’est pas favorable à leur réussite et à leur bien-être, particulièrement au moment de la rédaction de leur mémoire ou de leur thèse.

La proposition est de centrer l’action sur les environnements sociaux et physiques, plutôt que sur les habiletés individuelles. Ainsi, Thèsez-vous propose des cadres en vue de créer et de soutenir des « communs de rédaction ». Ces derniers offrent une forme d’organisation où une vision individualiste et compétitive du passage aux cycles supérieurs se voit remplacée par une approche de copratique et de réciprocité. En réaction aux logiques aliénantes évoquées, un « commun de rédaction » vise à (1) diminuer le compétition en optant pour un cadre non hiérarchique, bienveillant, interdisciplinaire et interuniversitaire; (2) favoriser des échanges qui remettent en question les forces et les limites de la culture universitaire; (3) organiser l’espace et le temps afin que les étudiant-e-s se sentent légitimes de consacrer du temps de qualité à leur projet de recherche et à leur bien-être; (4) rendre visibles le processus de recherche, les défis de la rédaction universitaire et les inégalités sociales associées.

Cette création d’espaces-temps alternatifs permet de s’initier au métier de chercheur-se, selon des logiques différentes de celles qui dominent le milieu académique. Une telle approche est toutefois limitée et fragile. D’une part, elle n’est pas à l’abri d’une récupération par les institutions, qui tendent à utiliser les ressources de Thèsez-vous dans l’intention d’augmenter la productivité des étudiant-e-s. D’autre part, bien qu’elles puissent inspirer des changements, de telles innovations, situées en marge, sont limitées dans leur capacité à susciter des transformations structurelles.

Je suis curieuse de voir ce que nous réservent les prochaines années. Les étudiant-e-s qui passent par Thèsez-vous sont nombreux, nombreuses à se trouver des postes universitaires. Il sera intéressant d’observer à quel point cette initiation à des logiques alternatives aura une influence sur leur façon d’exercer le métier de chercheur-se par la suite, ainsi que leur façon de soutenir leurs étudiant-e-s et d’interagir avec leurs pairs.

Les étudiant-e-s qui passent par Thèsez-vous sont nombreux, nombreuses à se trouver des postes universitaires. Il sera intéressant d’observer à quel point cette initiation à des logiques alternatives aura une influence sur leur façon d’exercer le métier de chercheur-se par la suite, ainsi que leur façon de soutenir leurs étudiant-e-s et d’interagir avec leurs pairs.

  • 1Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2012, 154 p., ISBN : 978-2-7071-7138-2.
  • 2Thèsez-vous est un organisme à but non lucratif dont la mission est la mise en place d’environnements physiques et humains réfléchis pour faciliter la rédaction scientifique. Nous proposons aux étudiant-e-s des cycles supérieurs et aux chercheur-se-s des conditions idéales pour rédiger un mémoire, une thèse, un article scientifique ou une demande de financement selon les meilleures pratiques documentées par la recherche. Pour en savoir plus sur les services, notamment les retraites de rédaction et le premier espace de rédaction en ville: www.thesez-vous.org.
  • 3Vostal, Filip (2015). Academic life in the fast lane: The experience of time and speed, dans British Academia. Time & Society, 24(1), 71-95.

  • Sara Mathieu-C.
    Université de Montréal

    Sara Mathieu-C. est candidate au doctorat en psychopédagogie à l’Université de Montréal, présidente et cofondatrice des retraites de rédaction Thèsez-vous?

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