Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
Michèle Lefebvre, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)

La théorie de l’évolution de Charles Darwin fait l’effet d’une bombe au milieu du XIXe siècle. Cette hypothèse, qui contredit les affirmations de la Bible et diminue la place de l’humain dans l’univers, suscite des débats acrimonieux dans les décennies qui suivent. Au Québec, on résistera longtemps à cette théorie à l’odeur de soufre…

Couverture de On the Origins of Species
Sixième édition de l'ouvrage fondateur de Charles Darwin.
 
 
L'ouvrage en question

En 1859, Charles Darwin (1809-1882) publie à Londres On the Origin of Species by Means of Natural Selection, un ouvrage qui révolutionnera les sciences naturelles. Il y stipule que les espèces vivantes sont en constante évolution, et non immuables, et que loin d’avoir été créées indépendamment les unes des autres, elles pourraient descendre d’un même proto-organisme. Sa théorie suppose une très grande ancienneté de la Terre, puisque les mécanismes ayant conduit à la complexification et la diversification des vivants, qui caractérisent notre ère, ont demandé des centaines de millions d’années de travail. Certains chercheurs, comme le naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck et le propre grand-père de Charles, Erasmus Darwin, avaient déjà évoqué certaines théories « transformistes », mais sans fournir le faisceau d’observations convaincantes de Darwin.

Les conclusions de Darwin vont à l’encontre de la majorité des convictions des scientifiques d’alors. La théorie dominante à l’époque, en accord avec une lecture littérale de la Bible, est celle de la fixité des espèces : Dieu a créé telles quelles toutes les espèces vivantes au moment de la Genèse, et si quelques-unes ont disparu, comme les dinosaures, le Déluge biblique ou d’autres catastrophes naturelles en sont probablement responsables. Quelques siècles auparavant, des savants chrétiens avaient calculé l’âge de la Terre en se basant sur les Saintes Écritures : Dieu aurait créé notre monde en 4004 avant Jésus-Christ!

La géologie, comme science moderne, émerge au tournant du XIXe siècle. Le développement de la stratigraphie, grâce à laquelle on peut dater les couches sédimentaires, ainsi que l’étude des fossiles qu’on trouve dans ces dernières, amènent certains scientifiques, tels que James Hutton et Charles Lyell, à soupçonner que la Terre serait beaucoup plus vieille qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Une observation attentive des fossiles révèle en outre la diversité des formes vivantes et leur transformation au fil du temps. Plus on fouille, plus l’univers apparaît ancien.

En cette deuxième moitié du XIXe siècle, le monde savant européen et américain se trouve donc dans une position de plus en plus intenable. Les nouvelles preuves convergent sans cesse pour rendre plausibles les théories de Darwin. Malgré les convictions religieuses de la plupart des naturalistes occidentaux, la théorie de l’évolution sera vite considérée par plusieurs d’entre eux comme crédible, bien que chaudement discutée dans ses détails. Et au Québec?

Les conclusions de Darwin vont à l’encontre de la majorité des convictions des scientifiques d’alors. La théorie dominante à l’époque, en accord avec une lecture littérale de la Bible, est celle de la fixité des espèces.

L’homme et la Bible au Québec

Tout d’abord, il convient de dire que la recherche scientifique en est encore alors à ses balbutiements dans la province, surtout du côté des francophones. L’Église catholique québécoise, qui s’appuie sur une idéologie ultramontaine en progression dans le monde occidental et dont la position a été renforcée par l’échec des rébellions des Patriotes, qu’elle avait condamnées, consolide à l’époque son emprise sur tous les aspects de la société francophone. C’est particulièrement vrai de l’éducation, assurée en grande partie par les communautés religieuses. Les programmes d’études ne font guère de place à la science, et encore moins aux savoirs récents issus de la recherche : on vise à transmettre des savoirs canoniques – qui ne perturbent pas trop l’Église, alors un important pouvoir sociopolitique – plutôt que de former des esprits critiques.

Les premières protestations québécoises contre le darwinisme viendront des milieux anglo-saxons, et notamment du géologue John William Dawson, directeur du McGill College de Montréal. Dès 1860 avec son livre Archaia, et pour le reste de sa vie, ce fervent presbytérien cherchera à faire coïncider le récit biblique avec les dernières découvertes de la science, au risque de perdre sa crédibilité auprès du monde scientifique. Selon lui, « […] there is absolutely nothing in science which obliges us to renounce our belief in the beautiful story of the “Garden of the Lord”, in the fall, and in the antediluvian history.1 »

Dans On the Origin of Species, Charles Darwin avait évité de se prononcer sur la place de l’humain dans sa théorie. Mais en 1871, il fait paraître The Descent of Man, dans lequel il affirme que le singe est l’ancêtre de l’être humain. Cette prise de position heurte de plein fouet la doctrine chrétienne de la Création, au sein de laquelle notre espèce occupe une place à part, car dotée d’une âme et créée à l’image de Dieu. L’ouvrage provoque de nombreuses autres réactions réprobatrices de la part de protestants et de catholiques, au Québec comme ailleurs dans le monde. On peut penser qu’un sentiment d’orgueil blessé face à un tel abaissement de notre statut au sein de l’univers est à l’origine de plus d’une objection.

Les programmes d’études ne font guère de place à la science, et encore moins aux savoirs récents issus de la recherche : on vise à transmettre des savoirs canoniques – qui ne perturbent pas trop l’Église, alors un important pouvoir sociopolitique – plutôt que de former des esprits critiques.

Faute de compétences scientifiques, les journalistes canadiens-français se contentent d’exprimer une opposition indignée et vont même jusqu’aux attaques personnelles gratuites. Dans le Journal de Québec, on affirme, l’année de la publication de The Descent of Man, que les théories de Darwin « ne trouvent d’admirateurs que parmi cette classe de gens qui finissent leurs jours dans les maisons de santé [lire ici les hôpitaux psychiatriques].2 » Le même quotidien se permettra d’écrire en 1882, alors que le père de l’évolution vient de mourir : « Ajoutons que sous le rapport physique, Darwin n’était perfectionné que tout juste, et quand on regarde son portrait, on conçoit aisément que l’idée de l’origine simiesque de l’homme lui soit venue. Il a dû trouver cela dans un miroir.3»

Dans un genre plus relevé, John William Dawson fait paraître, peu après The Descent of Man, son ouvrage The Story of the Earth and Man, qui se donne pour objectif de réfuter la théorie de Darwin concernant l’origine de l’humain. Le scientifique canadien peut difficilement attaquer les preuves géologiques de plus en plus fortes de l’antiquité de la Terre et de ses habitants. Pour contourner le problème, il prétend que l’humain a été façonné par Dieu après la période glaciaire, dans un jardin d’Éden conçu pour lui au moment d’une seconde Création : « It became as the garden of the Lord, fitted for the reception of His image and likeness, immortal and intelligent Man. We need not, however, with one modern school of philosophy, regard man himself as but a descendant of Miocene apes, scourged into reason and humanity by the struggle for existence in the Glacial period. We may be content to consider him as a son of God4 ».

Portraits : William Dawson et l'abbé Provencher
« John William Dawson », gravure tirée de Charles R. Tuttle, History of the Dominion of Canada, Montréal / Londres, D. Downie & Co, 1877, vol. 1.
Abbé Léon Provancher, vers 1900. Archives nationales à Québec, fonds L’Action catholique (P428,S3,SS1,D44,P286).
La vraie science

Peu nombreux, les scientifiques canadiens-français se trouvent pour la plupart parmi les ecclésiastiques. On peut supposer qu’ils n’apprécient guère le darwinisme. L’abbé Léon Provancher, naturaliste et fondateur de la revue Le Naturaliste canadien, se lance à quelques reprises dans une condamnation virulente de la théorie. Selon lui, toutes les découvertes en histoire naturelle confirment le récit biblique. En effet, « […] il ne peut se faire que l’observation soit en désaccord avec la révélation, parce qu’elles sont toutes deux la voix de Dieu5 ».

Provencher avance les arguments classiques des antiévolutionnistes. Le fait qu’on n’ait jamais pu observer une espèce se transformer en une autre constitue en soi une preuve de la fixité des espèces. Cette théorie se voit corroborée par le fait qu’il n’existe aucune mention de mutations dans les écrits de l’Antiquité, ni de constatation de variations anatomiques dans les momies de l’Égypte antique par rapport aux vivants d’aujourd’hui. Il est en effet encore difficile à l’époque d’accepter l’idée d’un monde vivant évoluant sur une durée aussi vertigineuse que des centaines de millions d’années. 

Autre preuve de la fixité des espèces : les hybrides animaux et végétaux observés dans la nature ou produits par l’humain n’ont jamais donné naissance à une nouvelle espèce capable de se reproduire sur plusieurs générations. D’ailleurs, la redécouverte6 des lois de l’hérédité de Mendel, au tournant du XXe siècle, semblera d’abord invalider la théorie de l’évolution7. Même Marie-Victorin s’y laissera prendre au début de sa carrière. Dans un article sur des hybrides végétaux, il soutient que la « Loi des hybrides de Mendel […] a porté un coup […] fatal à l’évolutionnisme8 » et que « l’évolution par la sélection naturelle fut une grave erreur9 ».

En utilisant des arguments similaires, Mgr Thomas-Étienne Hamel, recteur de l’Université Laval, condamne le darwinisme dans ses discours de présidence de la Société royale du Canada de 1887 et de 1891. Il dit combattre cette « thèse radicalement anti-religieuse10 » au nom de la science et non de ses convictions personnelles. Pour lui, « dans l'état actuel de la science, la seule opinion vraiment scientifique, en tant qu'appuyée sur les faits et sur l'expérience, est celle de la fixité des espèces. Le darwinisme ne saurait donc être classé que parmi les théories anti-scientifiques11. »

Peu nombreux, les scientifiques canadiens-français se trouvent pour la plupart parmi les ecclésiastiques. On peut supposer qu’ils n’apprécient guère le darwinisme.

Il est intéressant de noter qu’un des seuls défenseurs francophones de la théorie de l’évolution au Québec au XIXe siècle n’est pas un Canadien d’origine, mais un Européen, un professeur alsacien installé à Québec. À l’occasion du décès de Darwin, en effet, Frédéric de Kastner publie un long article12 dans lequel il tente de vulgariser la théorie de l’évolution tout en rendant hommage à celui qui l’a structurée. Le journal ultramontain La Vérité réplique : « […] que faut-il penser d’un écrivain qui vient poser le nom de Darwin comme un objet digne de tous les respects?13 »

Deux ans plus tard, Jules-Paul Tardivel, le propriétaire et rédacteur du même journal, s’insurge contre la tenue prochaine à Montréal du congrès de la British Association for the Advancement of Science, un repaire de « francs-maçons, de libres penseurs et d’indifférents [à la religion]14 ». Dans un article ultérieur, il appelle à la création d’associations scientifiques exclusivement catholiques, seules capables selon lui de repousser la science moderne, coupable de tant d’erreurs. Tardivel ajoute que « la vraie science, celle qui se constitue la servante de la religion, est un grand bien15. »

L’ingénieur et architecte québécois Charles Baillargé s’applique lui aussi à faire concorder science et religion dans ses conférences « La vie, l’évolution, le matérialisme » et « L’Antiquité de la terre et de l’homme » prononcées en 1899 devant la Société royale du Canada. Il dit croire à une évolution des espèces produite à partir d’un « germe » créé par Dieu. Pour accorder Écriture sainte et longévité de la Terre, il affirme, comme bien d’autres à l’époque, que les sept jours de la Création correspondent en fait à des périodes d’une durée indéfinie.

La poussière dont le Créateur aurait tiré Adam voilà 6 000 ans, selon la Bible, serait en fait une « poussière protoplasme » ou « poussière cellulaire16 ». Lorsque la Genèse nous apprend que Dieu a créé l’humain à son image, Baillargé croit qu’elle ne fait pas référence au corps de l’humain, mais plutôt à son âme. Donc, si des créatures ayant une forme semblable ont vécu auparavant, comme le laisse croire la découverte de certains restes préhistoriques, il ne peut s’agir que de gorilles ou d’orangs-outans, ou encore, d’êtres humanoïdes – des « brutes », comme il les appelle – auxquels on ne peut donner le nom d’hommes, car ils sont dénués d’âme et d’intelligence.

L’architecte espère que ses explications effaceront les désaccords apparents entre science et Bible : « Tout conflit ainsi disparaîtrait entre les enseignements de la géologie écrite par Dieu lui-même, sur les strates du grand livre de la terre; auxquelles il a superposé d'autres strates encore gravées de sa divine main, puis d'autres et d'autres encore durant les siècles et jusqu'à la venue d'Adam17. »

Portraits de Hamel et Tardivel
Thomas-Étienne Hamel, vers 1880. Archives nationales à Québec, fonds J. E. Livernois Ltée (P560,S2,D1,P504).
Jules-Paul Tardivel, vers 1880. Archives nationales à Québec, fonds J. E. Livernois Ltée (P560,S2,D1,P1775).
Science et religion : ni avec toi ni sans toi

Comme on l’a vu, durant la dernière moitié du XIXe siècle et les premières décennies du siècle suivant, la question de la conciliation entre la science et la foi constitue une préoccupation majeure dans le monde occidental : les deux peuvent-elles vivre en harmonie sans qu’aucune n’ait à renier ses principes et ses valeurs, et, lorsqu’elles semblent se contredire, laquelle doit céder devant l’autre? Ou au contraire, comme le voudra plus tard Marie-Victorin, la science et la religion doivent-elles « s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres18 »?

Parce que les scientifiques occidentaux avancent souvent des positions incompatibles les unes avec les autres, la confusion règne. Certains concluent à une absence totale d’intervention divine dans la création et l’évolution du vivant; on les appelle les matérialistes, une insulte et un synonyme d’athée au Québec. D’autres affirment que les lois de l’évolution ont été créées par Dieu lui-même, bien qu’il n’intervienne plus par la suite dans le développement du vivant. Enfin, pour d’autres encore, la théorie de l’évolution ne contredit pas la Bible si on en fait une lecture allégorique. Le Déluge, notamment, aurait donné lieu à une seconde Création, la première ayant recélé les espèces aujourd’hui disparues récemment découvertes sous forme de fossiles ou de restes osseux.

Parce que les scientifiques occidentaux avancent souvent des positions incompatibles les unes avec les autres, la confusion règne.

L’évêque de Joliette, Mgr Joseph-Alfred Archambault, ancien vice-recteur de l’Université Laval, résume bien la position catholique sur la science lors d’un discours au second congrès de l’Association des médecins de langue française de l’Amérique du Nord de 1904 : « La religion, suivant le mot célèbre de Bacon, est l’arôme qui empêche la science de se corrompre, de dégénérer en abus, de devenir un instrument pour le mal, au lieu de rester, ce qu’elle doit être, une force pour le bien19. »

En 1907, l’Église catholique se prononce solennellement sur cette délicate question dans le décret Lamentabili sane exitu et la lettre encyclique Pascendi dominici gregis, qui condamnent les « erreurs du modernisme ». Ce dernier courant de pensée prend en effet ses distances avec l’enseignement religieux traditionnel, sans renier la foi, mais en s’affranchissant des doctrines de l’Église en ce qui concerne les sciences, l’histoire et l’interprétation de la Bible, notamment. Parmi les « erreurs » professées par les « modernistes », le Lamentabili mentionne à la proposition 64 : « Le progrès des sciences exige que l’on réforme les concepts de la doctrine chrétienne sur Dieu, sur la Création, sur la Révélation, sur la Personne du Verbe Incarné, sur la Rédemption »20.

La lettre Pascendi, quant à elle, proclame clairement la supériorité de l’Église sur les sciences : « Nul n'ignore que, parmi cette grande multitude de sciences, et si diverses, qui s'offrent à l'esprit avide de vérité, la première place revient de droit à la théologie, tellement que c'était une maxime de l'antique sagesse que le devoir des autres sciences, comme des arts, est de lui être assujetties et soumises à la manière des servantes. »

Portraits Archambault et Marie-Victorin
Sa grandeur Mgr Joseph-Alfred Archambault, premier évêque du nouveau diocèse de Joliette », gravure tirée de L’Album universel, 27 août 1904, p. 326.
Marie-Victorin, vers 1920. Archives nationales à Québec, Collection Centre d’archives de Québec (P1000,S4,D83,PM39)
L’affaire Laurendeau

Dès lors, le Québec catholique ne peut plus permettre à ses ouailles de soutenir la théorie de l’évolution. Pourtant, cette même année 1907, un médecin de Saint-Gabriel-de-Brandon, Albert Laurendeau, ose donner des conférences sur cette théorie devant les membres de l’Association médico-chirurgicale du district de Joliette. Le médecin plaide pour une indépendance des sciences vis-à-vis de la religion : « En ce qui concerne les sciences naturelles, l’Église n’a pas de doctrines à défendre, à conserver, pour la bonne raison que les sciences ne sont pas du domaine de la religion21. »

Comme d’autres avant lui, il pense que seule « la raison appuyée de l’observation et de l’expérimentation22 » doit guider nos conceptions de l’origine de la vie. Il est d’avis qu’on doit traiter séparément l’origine de l’âme et celle du corps humain. Allant à l’encontre des enseignements de l’Église, il place la conscience et l’intelligence dans le cerveau et non dans l’âme, en se basant sur son expérience de médecin et sur les dernières études scientifiques23.

[Le médecin Albert Laurendeau] est d’avis qu’on doit traiter séparément l’origine de l’âme et celle du corps humain. Allant à l’encontre des enseignements de l’Église, il place la conscience et l’intelligence dans le cerveau et non dans l’âme, en se basant sur son expérience de médecin et sur les dernières études scientifiques.

Laurendeau déplore à plusieurs reprises le retard du Québec quant à l’inclusion des sciences dans les programmes d’enseignement et proclame le droit de tous à une éducation moderne et éclairée : « Ce n’est pas en fermant les yeux à notre jeunesse canadienne-française que l’on parviendra à prouver que le Soleil est éteint24. »

L’évêque de Joliette, celui-là même qui s’était prononcé au sujet de l’effet bénéfique de la religion sur la science au congrès des médecins de 1904, l’enjoint de se rétracter. Laurendeau tentera bien de rendre sa doctrine plus acceptable aux yeux de l’Église en concoctant une théorie de l’unicisme, qui fait de Dieu le créateur de la matière et de l’énergie, moteurs de l’évolution25, mais c’est peine perdue; il doit faire amende honorable et renier son terrible matérialisme. Croyant la crise passée, il publie en 1911 le livre La vie – Considérations biologiques, qui reprend les mêmes idées. Cette fois, Mgr Archambault interdit la vente, l’achat et la lecture de l’ouvrage dans son diocèse26 et menace le médecin d’excommunication si celui-ci ne désavoue pas ses écrits. Laurendeau finira par se soumettre, non par conviction, mais par lassitude et pour protéger sa famille.

Couvertures des Considérations biologiques et du Naturaliste canadien
Couverture de Albert Laurendeau, La Vie – Considérations biologiques, Québec (province), s. é., 1911.
« Notes sur deux cas d’hybridisme naturel », Le Naturaliste canadien, vol. 39, no 12, juin 1913, p. 177.
Le Québec s’ouvre aux sciences

Cet épisode montre la puissante emprise qu’exerce encore l’Église catholique au Québec à l’époque. L’absence de réaction des contemporains de Laurendeau face à cette condamnation d’une théorie pourtant généralement acceptée par le milieu scientifique dans le reste du monde manifeste également le retard de la formation scientifique dans les établissements d’enseignement canadiens-français27. Laurendeau, qui avait milité pour que le Québec offre une plus grande place aux sciences dans l’éducation, aurait très certainement applaudi à la fondation de l’Acfas en 1923 s’il n’était pas décédé trois ans plus tôt. La nouvelle association vise à promouvoir la recherche et à diffuser le savoir scientifique francophone. Le Québec montre enfin de timides signes d’ouverture aux sciences.

L’absence de réaction des contemporains de Laurendeau face à cette condamnation d’une théorie pourtant généralement acceptée par le milieu scientifique dans le reste du monde manifeste également le retard de la formation scientifique dans les établissements d’enseignement canadiens-français

Le plaidoyer pro-évolutionniste que Marie-Victorin publie dans Le Devoir du 13 et du 15 novembre 1926 prouve que l’adhésion à la théorie de Darwin n’est pas encore gagnée au Québec dans les années 1920. Le Frère des Écoles chrétiennes assure que « cette théorie a pour elle une très grande probabilité et la quasi-unanimité des savants de la partie28 ». Il souligne avec humour que dans le monde, au moment où il écrit son texte, « nombre de transformistes convaincus égrènent leur chapelet et nombre d’excellents prêtres, ayant dit la messe, font des cours sur l’évolution dans les universités catholiques29». Tout comme Laurendeau avant lui, Marie-Victorin déplore que le Québec en soit « encore un peu à l’attitude qui sévissait il y a quarante ans en Europe. Même pour des gens instruits, les mots de transformisme, d’évolution, sont encore des épouvantails29. »

Marie-Victorin et ses confrères de l’Acfas œuvreront sans relâche dans les décennies suivantes à rattraper ce retard historique du Québec dans le domaine des sciences. Mission accomplie, car aujourd’hui, la plupart des Québécois et Québécoises se fient à la science et appuient la théorie de l’évolution. En Amérique du Nord, c’est d’ailleurs ici qu’on y croit dans la plus forte proportion30. Chez nos voisins américains, la fracture est encore béante; le créationnisme fait toujours beaucoup d’adeptes, surtout du côté des Évangélistes. En 2018, 18 % des Américains et Américaines pensaient que l’humain avait été créé par Dieu sous sa forme actuelle et un autre 48 % que l’évolution du vivant était guidée par un Créateur31. Seuls 33 % se disaient d’accord avec la théorie de l’évolution sous sa forme acceptée par la communauté scientifique. Darwin n’a pas fini de soulever les passions…

 


Bibliographie
  • Buican, Denis, Darwin et l’épopée de l’évolutionnisme, Paris, Perrin, 2012.
  • Cohen, Henri et Joseph J. Levy (dir.), Darwin après Darwin, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1984.
  • Cook, Ramsay, « Un médecin et son évêque – Un incident dans l’histoire de la science et de la religion au Québec », Mens, vol. 1, no 2, printemps 2001, p. 97-113.
  • Gingras, Yves, L’impossible dialogue – Sciences et religions, Montréal, Boréal, 2016.
  • Gingras, Yves (entretiens avec Yanick Villedieu), Parlons sciences – Les transformations de l’esprit scientifique, Montréal, Boréal, 2008.
  • Jarrell, Richard A., « L’ultramontanisme et la science au Canada français », dans Sciences et médecine au Québec – Perspectives sociohistoriques, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1987, p. 41-68.
  • Petit, Jacques-Guy, « Darwinisme et catholicisme au Québec au début du XXe siècle – Autour du Dr Albert Laurendeau », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 61, no 2, automne 2007, p. 201-233.
  • Roy, Jean-René, Sur la science qui surprend, éclaire et dérange, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018.
  • Sheets-Pyenson, Susan, John William Dawson – Faith, Hope and Science, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1996.
  • Susanne, Charles, Science et religion – Guerre ou paix?, Bruxelles, Memogrames, 2010.
  • Sylvestre, Marcel, La peur du mal – Le conflit science et religion au Québec – L’affaire Laurendeau, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008.

  • Michèle Lefebvre
    Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)

    Michèle Lefebvre est historienne et bibliothécaire à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Elle s’intéresse notamment à l’histoire du livre et des bibliothèques, à l’histoire du tourisme et à l’histoire des idées au Québec. Depuis plus de 30 ans, elle publie des articles et collabore à des ouvrages sur ses sujets de prédilection. Mentionnons La Grande Bibliothèque (2006), Destination Québec – Une histoire illustrée du tourisme (2013) et Dictionnaire historique des gens du livre au Québec (2022).

Vous aimez cet article?

Soutenez l’importance de la recherche en devenant membre de l’Acfas.

Devenir membre Logo de l'Acfas stylisé

Commentaires