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Christian Nadeau, Université de Montréal
Si la recherche et la vie intellectuelle impliquent une quête incessante de la vérité, qu’advient-il lorsque ce travail se confronte aux difficultés inhérentes au débat public?

[Colloque 320 - Philosophie et transformations du monde : Congrès 2013 de la Société de philosophie du Québec]

Vitam impendere vero : « Consacrer sa vie à la vérité ». Cette devise du poète satirique Juvénal, reprise par Rousseau dans sa lettre à d’Alembert, résume à elle seule une difficulté majeure des débats publics et politiques auxquels prennent part les universitaires et les intellectuels aujourd’hui. Si la recherche et la vie intellectuelle impliquent une quête incessante de la vérité, qu’advient-il lorsque ce travail se confronte aux difficultés inhérentes au débat public? Le débat public est-il une condition de la vérité, ou son plus grand adversaire?

Il s’agit d’abord de définir les termes de la question.

Premièrement, l’adage « Consacrer sa vie à la vérité » indique un engagement constant d’une personne à l’égard de la vérité. On peut donner un sens fort aux mots « consacrer sa vie », et y voir une expression analogue à  « risquer » sa vie.  De manière moins dramatique, cela peut signifier également consacrer toute son existence à la vérité. Dans un cas comme dans l’autre, l’idée générale est que la vérité ne se contente pas d’un effort ponctuel, qui serait nié immédiatement après, sans quoi nous serions condamnés au relativisme.

Deuxièmement, il n’y a rien dans l’adage qui se rapporte spécifiquement à une vie intellectuelle ou consacrée à la connaissance. En revanche, la recherche de la vérité est au cœur de la vie intellectuelle et est indissociable de la recherche scientifique. On peut donc concevoir l’adage sans les intellectuels et les chercheurs, mais on peut difficilement concevoir le rôle de ces derniers sans une devise comme celle du poète Juvénal.

Troisièmement, il n’y a rien non plus dans la maxime  « Consacrer sa vie à la vérité » qui suppose une forme quelconque d’action publique. Il pourrait s’agir tout simplement d’un pacte d’authenticité avec soi-même. Même en associant les mots de Juvénal à l’intellectuel ou à l’universitaire, cela peut très bien signifier encore là une forme d’engagement à l’égard de la vie intellectuelle pour elle-même ou pour la communauté restreinte des chercheurs dans un domaine particulier.

Dévoiler la vérité peut difficilement avoir un sens pour soi seul, car la vérité exige plusieurs points de vue.

Rien n’associe donc nécessairement la maxime, « Consacrer sa vie à la vérité », à la recherche intellectuelle et au débat public. En revanche, elle devient un véritable serment lorsqu’elle se rapporte au métier de chercheur et de professeur, a fortiori si la recherche est associée à une forme d’obligation à l’égard de la société civile. Il s’agit de mettre en lumière quelque chose, de le dévoiler. En outre, et cela est essentiel, dévoiler la vérité peut difficilement avoir un sens pour soi seul, car la vérité exige plusieurs points de vue.

La recherche et la vie intellectuelle demandent d’exposer ses idées ou les éléments de preuve à l’égard d’une découverte ou d’une argumentation, ce qui signifie les soumettre au jugement d’autrui. À supposer même que la recherche de la vérité soit une quête individuelle, nous ne pouvons juger seuls, car le risque serait trop grand d’étouffer la vérité par amour de nos propres certitudes. Dès lors, il faut rechercher le désaccord, pour mieux affermir ce que nous savons ou ouvrir les portes à ce que nous ne savons pas encore. Vitam impedere vito pourrait alors se rapporter à une autre phrase célèbre, de Montaigne cette fois-ci : « Je m’avance vers celui qui me contredit ».

La difficulté tient en ce que ces débats publics, comme ceux orchestrés par les médias, sont trop souvent conçus comme des arènes, et non comme des forums d’échanges.

Cet échange devient encore plus nécessaire lorsqu’il s’agit de sortir de la communauté de ses semblables et d’oser affronter d’autres réalités. À mon sens, la recherche de la vérité demande de quitter les zones relativement confortables des échanges privés ou des revues universitaires. Mais qu’est-ce que le débat public? S’agit-il de rechercher par la discussion une voie conduisant à la vérité, ou à tout le moins, à ce qui serait, par exemple, le scénario le plus vraisemblable, le plus juste, le plus adéquat, etc., pour telle ou telle question sociale? Ou s’agit-il d’un pugilat d’opinions pour le divertissement des foules? La difficulté tient en ce que ces débats publics, comme ceux orchestrés par les médias, sont trop souvent conçus comme des arènes, et non comme des forums d’échanges. Les espaces de temps prévus sont souvent très courts, ce qui favorise la formule rapide et incisive, au détriment d’un dialogue constructif. Il en va de même des exercices de discussions publiques qui se réduisent au final à des confrontations de groupes d’intérêt.

Il s’agit alors de se demander si une véritable réflexion peut véritablement émerger de tels types d’échanges. Que peut signifier la mission des intellectuels et des universitaires dans un tel contexte?

À supposer qu’on accepte la thèse selon laquelle le débat public est le prolongement de la vie intellectuelle et de la recherche, ce qui compte alors est de ne pas favoriser leur disparition ou de ne pas niveler par le bas sous prétexte d’accessibilité. Le débat public est nécessaire, mais les intellectuels et les chercheurs doivent y contribuer à leurs propres conditions. Or, un des pièges possibles du débat public est la volonté de gagner à tout prix. Dans ce cas, la recherche de la vérité ne compte plus ou passe au second rang, ce qui est inacceptable. Rechercher la vérité implique nécessairement de reconnaître ses erreurs s’il y a lieu.  Lorsqu’il défend le capitaine Dreyfus, l’écrivain Émile Zola ne veut pas gagner pour gagner. Il veut faire connaître et connaître la vérité; il veut que cessent les mensonges qui avilissent l’État et ses institutions.

La recherche de la vérité ne peut signifier d'avoir raison par dessus tout.

Pour espérer toutefois un véritable débat public, un travail d’éducation est nécessaire. Cela suppose de créer ou de favoriser les conditions nécessaires à la discussion, sur le plan formel – en travaillant de manière que le respect de chacun soit assuré – et sur le plan plus substantiel, en faisant en sorte que le contenu du débat, le savoir qui est soumis au jugement de tous soit compréhensible et accessible à tous, dans la mesure du possible. Le travail d’un physicien, par exemple sur les propriétés structurales et dynamiques des matériaux complexes, sera compréhensible par très peu de gens. En revanche, il lui est toujours possible d’expliquer les notions et les étapes fondamentales de son travail. Et son travail de recherche n’est pas indépendant du monde dans lequel il vit. Il en va de même au sujet de la philosophie ou des sciences sociale

Si réduire le débat à l’opposition d’adversaires est une erreur, cela n’abolit pas l’importance du désaccord, voire de la dissension. La recherche de la vérité ne peut signifier d'avoir raison par dessus tout. Elle ne peut signifier non plus de se ranger ou de disparaître lorsque le plus grand nombre exprime son opposition à nos vues.


  • Christian Nadeau
    Université de Montréal

    Né en 1969, Christian Nadeau enseigne l’histoire des idées politiques et la philosophie morale et politique contemporaine au Département de philosophie de l’Université de Montréal depuis 2002. M. Nadeau est directeur de la revue Philosophiques depuis 2010 et codirecteur de la collection PolitiqueS aux éditions Classiques Garnier. Il travaille, dans une perspective historique, sur Machiavel, Jean Bodin et Hobbes, ainsi que sur la tradition républicaine depuis la Renaissance. Il mène également des recherches en philosophie contemporaine sur la justice d’après-guerre, sur la question de la responsabilité collective et sur les théories de la démocratie. En plus de travaux sur l’immigration et sur des problèmes en justice environnementale, il prépare un livre sur la justice transitionnelle en contexte d’après-guerre ainsi que deux autres essais, l’un portant sur les dérives sécuritaires au Canada et l’autre sur le rôle des institutions dans les questions de justice sociale.

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