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Luc Dupont, Journaliste scientifique

[Publié initialement dans la version imprimée du présent Magazine en mars 2010]

Son écologie est fortement teintée de phytosociologie et de biogéographie; il est sensible aux interactions végétales tout comme à la structure du paysage.

Rapidement dans la carrière de Pierre Dansereau, il y aura eu cette volonté de décloisonner non seulement les disciplines scientifiques dont se nourrit l’écologie, mais jusqu’à l’écologie elle-même en y intégrant les sciences humaines. Puis, une fois l’Homme entré dans l’écologie, Dansereau aura eu encore cette volonté, la même, de décloisonner, cette fois, les dimensions du Paysage; il voudra alors rapprocher le paysage intérieur (inscape) du paysage extérieur (landscape). Pour « l’écologiste aux pieds nus », l’environnement est d’abord en nous; le paysage commence par notre perception.

I. Paysages extérieurs

1er paysage : Percé, la botanique, la littérature

« […] cher Maître […]« Nous avons commencé lundi à faire de la botanique. Le frère Louis-Marie donne un cours intéressant. Nous avons passé l’après-midi dans le bois à herboriser. J’ai recueilli une cinquantaine de plantes. […] Lorsque je vous ai vu, la dernière fois, vous avez dit que vous viendriez peut-être me voir […] Vous ne sauriez croire combien cela me ferait plaisir. […]car de mes entretiens avec vous – qui sont toujours trop brefs – je reviens toujours avec une force nouvelle. » Pierre Dansereau, lettre au Frère Marie-Victorin, 1933

« Mon cher Pierre, « […] Passé mes 50 ans, j’ai de plus en plus horreur d’une science sèche et sans entrailles, et je crois que la sagesse totale, c’est l’alliance de François [Francis] Bacon et de François d’Assise, de la recherche positive du vrai dans les enchaînements, et de l’aspiration puissante vers ce monde supérieur où baigne notre conscience. Est-ce que je radote? Est-ce que je prêche? Non, je dis à un ami une conviction qui me remplit le cœur!   […] Sur ce, je vous laisse en vous demandant d’avoir un souvenir devant Dieu pour votre vieil ami. » Fr. Marie-Victorin (1937)

La rencontre entre le jeune homme et celui qui deviendra bientôt son mentor avait vraisemblablement eu lieu par l’entremise de son père, Lucien Dansereau, ingénieur à la Division des travaux publics de la Ville de Montréal, qui aurait aidé Marie-Victorin dans ses efforts pour convaincre les autorités de la Ville de doter Montréal d’un jardin botanique.

Pour le jeune Pierre, qui a tout juste 20 ans, en 1931, au moment de la première pelletée de terre au Jardin botanique de Montréal, le contact essentiel avec la nature et la flore aura eu lieu bien avant la rencontre de l’auteur de La flore laurentienne, soit une quinzaine d’années plus tôt à Percé, où la famille aisée des Dansereau passe ses étés. C’est, en effet, les pieds nus dans les « mouillures » de l’un des rares fleuves au monde à pouvoir, en quelques endroits, se revendiquer « mer », « dans le Percé de mes éveils successifs », écrira-t-il plus tard, que tout commence. « Pourtant, mes parents et les personnes cultivées qui passaient l’été à Percé ne pouvaient rien nommer, rien identifier, si ce n’est les récoltes et les "mauvaises herbes" (mauvaises, les marguerites?). Il m’a fallu attendre [le frère Louis-Marie], Marie-Victorin et Jacques Rousseau, dans les années 1930, pour libérer ces feuilles et ces fleurs », évoque-t-il dans un écrit autobiographique récent. « […] Ils m’apprirent à me réjouir de mes découvertes, à dépasser l’identification en latin pour observer l’anatomie et la physiologie des lits d’eau, des potentilles, des violettes et des érables qui révélaient déjà quelque chose de leur cheminement génétique et de leurs migrations anciennes et récentes. En les nommant, comme Adam (mais surtout comme Linné ou De Candolle), je me les appropriais, je me constituais un patrimoine. […] Je pouvais désormais animer une colline ou un bord de mer en reconstituant les cycles d’érosion et d’inondation, la compétition entre les herbes et les arbustes, la saturation des ressources du sol, l’effet du vent, du sel, du feu, des animaux et finalement de l’homme. »

D’été en été, la famille oscille entre Percé et Montréal. Le jeune Dansereau étudie d’abord au Collège Sainte-Marie, rue de Bleury, où il rencontrera André Laurendeau, né une année après lui, et où les deux seront amis avec le poète de St-Denys Garneau. Tout ce beau monde ne rêve que d’une chose : écrire… D’ailleurs, ils écrivent tous déjà : « J’ai 16 romans terminés et non publiés qui datent de cette période », raconte Dansereau à sa biographe au début des années 1980. Non seulement écrivent-ils, mais ils rêvent aussi d’engagement et de politique, créant même les « Jeune-Canada », mouvement que quelques grosses pointures de l’élite du temps, Édouard Montpetit et Gérard Fillion, et Le Devoir qui couvre ces soirées-réunions, soutiendront1.

Porté, comme tous les écrivains, par cette possibilité grandiose de pouvoir nommer le monde, Dansereau dira vouloir s’emparer de l’univers. Or, c’est davantage d’une autre écriture, et bien plutôt d’une nomenclature, qu’il se réclamera bientôt, les frères Louis-Marie à Oka et Marie-Victorin l’ayant persuadé qu’en nommant la nature et ses phénomènes, il aura aussi, par la science, une possibilité bien légitime de s’emparer de l’univers.

L’une de ses premières recherches se déroule durant les étés 1934 et 1935, alors qu’il fréquente le laboratoire du frère Marie-Victorin à l’Institut botanique de l’Université de Montréal. Il réalise alors une étude sur les mouvements périodiques des fleurs s’ouvrant au crépuscule et se refermant à l’aurore.Sa première véritable contribution, une fois sa licence d’agronome bien en poche2, sera la découverte en Gaspésie, alors qu’il étudie les érablières, d’une location jusqu’alors inconnue de Erigeron compositus, une vergerette arctique et alpine à distribution circumboréale.

Après son doctorat en taxonomie végétale, obtenu à l’Université de Genève en 1939, il rentre au Québec précipitamment, juste avant que la guerre n’éclate.

2e paysage : les érablières

Il amorce, au début des années 1940, l’étude de l’écologie et de l’évolution de l’érablière laurentienne, notamment en Gaspésie. Ce sera la première recherche d’envergure qui permettra au jeune scientifique, âgé de 29 ans, d’acquérir une notoriété à titre d’écologiste. Cette étude dure plusieurs années et a pour objectif de définir la composition moyenne et typique de l’érablière.

Son écologie est fortement teintée de phytosociologie et de biogéographie; il est sensible aux interactions végétales tout comme à la structure du paysage. « L’écologie de Pierre Dansereau est globalisante, écrit l’historien Yves Hébert dans son Histoire de l’écologie au Québec, ouvrage paru en 2006. Si elle émerge de la phytosociologie, au début des années 1950, [l’écologie telle qu’il la conçoit] est également une discipline connectée aux travaux effectués en géologie, en climatologie et en pédologie. » Dansereau n’est cependant pas seul. Hébert parle aussi des contributions précoces, sur le plan écologique, des Jacques Rousseau (1905-1970 ), Georges Préfontaine (1897-1986), Gustave Prévost (1908-1989) et Michel Jurdant (1933-1983).

Contrairement à ce qui a été souvent répété, cela n’en fait pas pour autant le « père de l’écologie » au Québec. « À mon sens, c’est à Marie-Victorin qu’on doit donner ce titre, affirme l’écologue André Bouchard, conservateur au Jardin botanique de Montréal pendant plus de 20 ans (de 1975-1996) et ami de Pierre Dansereau depuis la fin des années 1960. La seule lecture de l’introduction de La flore laurentienne permet de constater que Marie-Victorin ne se contentait pas de nommer des plantes; il caractérisait le paysage tout entier. » Selon Hébert toutefois, Dansereau est le premier à avoir autant développé l’écologie au Québec, jusqu’à ce formidable point d’orgue qu’est la publication de Biogeography. 

3e paysage : Biogeography, une somme

La parution de cet ouvrage en 1957 marque une date tellement importante dans l’histoire de l’écologie qu’il vaut la peine de laisser toute la place au commentaire qu’en fait l’historien Yves Hébert : « Cet ouvrage [publié par un éditeur américain et jamais encore traduit en français] rassemble l’essentiel de sa théorie de l’écologie. Dansereau y présente le processus de la constitution d’un biota3. Il s’attarde à montrer l’influence du climat sur les conditions biotiques en se référant à la bioclimatologie. Il présente ensuite les grands principes de l’écologie. D’une part, la synécologie, qui étudie les organismes vivants dans un écosystème donné, tient compte des types de sols, du régime des eaux, de la structure et des dynamiques de la végétation, de la composition des communautés végétales, de la phytosociologie et de l’organisation de ces mêmes communautés. Dans une autre section consacrée à l’autécologie, Dansereau s’intéresse à l’étude possible d’un seul organisme au niveau de son espèce ou comme individu en relation avec son environnement. Il accorde alors une importance aux facteurs chimiques, physiques (lumière, chaleur, humidité) et énergétiques (vigueur, vitalité, fécondité, etc.) dans le processus d’adaptation de cet individu. Enfin, la dernière section de son ouvrage fait le pont entre l’écologie scientifique et les préoccupations environnementales modernes. Il s’intéresse alors à l’impact des activités humaines sur la nature, aux conséquences de l’exploitation forestière, de l’agriculture, des incendies de forêt, de l’industrialisation, de l’urbanisation, de l’occupation des terres. Cette section importante est certainement l’une des premières synthèses au Québec à présenter l’humain comme un agent écologique déterminant.

André Bouchard sera témoin à Cornell – alors La Mecque de l’écologie en Amérique du Nord –  une dizaine d’années plus tard, au moment où il complète son doctorat, d’une discussion entre professeurs autour de Biogeography. « C’est à ce moment-là, raconte-t-il, que j’ai mesuré de manière exacte l’énorme notoriété de Pierre. »

Il y a dans ce livre une volonté de structuration de la nature qui fait penser au travail réalisé par Lévi-Strauss avec les mythes, empruntant lui-même au structuralisme linguistique de Roman Jacobson. « Déjà en 1951, Pierre avait publié un article fort important où il était question de structuralisme et de biogéographie », dit André Bouchard. Ceci dit, dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss se révélait déjà éminemment soucieux d’écologie, bien avant que l’époque ne se saisisse du mot et de la chose…Dansereau dédicacera ce maître ouvrage à ses étudiants de Montréal, du Brésil (où il se rend souvent) et du Michigan. Pourquoi le Michigan? Parce que c’est là, à l’Université Ann Harbor, que se fit l’ultime gestation de ce livre. Dansereau y fut professeur, en effet, entre 1950 et 1955, après avoir quitté le Service de biogéographie qu’il avait créé et dirigé, à Montréal, au début des années 1940.

Dans L’écologiste aux pieds nus, la biographie que lui consacre en 1981 Thérèse Dumesnil, il commente ainsi son départ de Montréal : « Je ne me suis pas vraiment bien entendu, ni avec les collègues, ni avec l’administration, dira-t-il. J’avais réussi à convaincre le gouvernement provincial de fonder un petit centre de recherche [...] qui me payait un salaire de famine. […] De toute évidence, je n’avais pas réussi à me trouver une place dans cette grande université. J’en suis peut-être entièrement responsable; c’est un peu difficile à dire. »

Si Biogeography est qualifié de « révolutionnaire » – notamment parce que son auteur est l’un des premiers à intégrer l’humain à l’écologie, sciences naturelles et sciences humaines faisant alors chambre à part –, Dansereau ne cache pas non plus ses velléités contestataires. Dans un texte autobiographique écrit il y a une vingtaine d’années, il va même jusqu’à confesser un tempérament anarchiste : « Dans ma jeunesse, j’ai pu me croire révolutionnaire et ce n’est guère que dans la quarantaine (au contact de l’Espagne) que je me suis découvert anarchiste. Une telle prédisposition congénitale explique mes difficultés en matière d’autorité subie ou exercée. Si je rejette tranquillement les ordres, je ne sais pas, non plus, en donner. »

Pourtant, en 1955, retournement magistral des choses : il est de retour au Québec et se voit confier rien de moins que le poste de doyen de la Faculté des arts. Le séjour aux États-Unis aurait-il assagi Dansereau? Pas si l’on se fie aux mots qu’il adresse, tout doyen qu’il soit, aux étudiants, lors de la rentrée universitaire de 1958 : « Soyez en révolte comme le beatnik, en révolte contre les faiblesses de la société. Ayez une expérience ouverte, ne soyez pas cet animal de laboratoire. Faites des erreurs intelligentes. N’écoutez pas toujours vos professeurs! »

En 1961, Pierre Dansereau est encore une fois dans l’obligation de quitter son poste; il deviendra bientôt conservateur-assistant du Jardin botanique de New York.

II Paysages intérieurs

4e paysage : du vivant au pensant

« Pierre Dansereau est un biologiste qui a traversé le 20e siècle à travers la lunette de l’écologie. Mais il a fait plus. Il a aussi ouvert l’univers de l’écologie à la perspective de l’humanisme », indique Claude Villeneuve, biologiste qui dirige la Chaire en écoconseil de l’Université du Québec à Chicoutimi. Les années 1960 de Pierre Dansereau sont effectivement marquées par des recherches qui consolident son approche. « À partir de 1966, l’écologiste se concentre principalement sur les impacts des interventions humaines sur son milieu et l’importance des facteurs écologiques dans le développement urbain. Ce qu’il nomme "l’écologie humaine et l’écologie urbaine" découle d’une attention particulière accordée aux travaux écologiques parallèlement aux questions sociopolitiques […]4. »

« Il ne faut pas tant se préoccuper d’écologie; ce qu’il faut plutôt soigner, c’est la gestion des appétits humains. » Ce sont des paroles dont se souvient Claude Villeneuve, qui avoue d’ailleurs avoir transporté cette notion à l’intérieur de sa chaire. « La perception qu’ont les gens de l’environnement module les désirs et les impacts qui s’en suivent », dira encore Dansereau. Il préconisera un code de comportement qu’il appellera « austérité joyeuse », soit une posture frugale et l'abandon de la surconsommation, une autre façon de parler de « simplicité volontaire ».

Cette idée que la perception que les individus se font de leur environnement constitue le fondement de leurs actions dans le milieu est au cœur de La Terre des hommes et le paysage intérieur, un livre que Dansereau publiera en 1973, et dans lequel se trouve le concept fort important  de l’« inscape » ou « paysage intérieur5 ».

« L’ouvrage déroule en six chapitres l’opposition connaissance-action en suivant un cheminement qui va de l’impression sensorielle [qu’exerce l’environnement sur l’individu] à l’intervention matérielle [de celui-ci sur le milieu] », écrit dans une critique du livre le sociologue de l’environnement Jean-Guy Vaillancourt, professeur associé à l’Université de Montréal. « Dansereau se propose d’analyser les relations entre ce qu’il appelle le paysage extérieur (le landscape, la terre des hommes) et le paysage intérieur (l’inscape, l’univers intérieur des hommes), en les projetant l’un dans l’autre. »

Un peu comme le font les macrosociologues, Dansereau présente un modèle évolutionniste de la transformation de la société humaine. On y observe aussi « une espèce de discours phénoménologique qui rappelle à certains égards les écrits de Teilhard de Chardin », poursuit le sociologue.

Pierre Dansereau est cependant jugé trop tiède par certains. Il est pris à partie, par exemple, par l’écologiste Michel Jurdant. En effet, dans Le défi écologiste, ce dernier, bouillant militant, publie une lettre ouverte à son intention où il l’accuse d’être plus réformiste que révolutionnaire : « Il est très rassurant pour le pouvoir de voir un écologiste aussi célèbre que vous  écrire que "dans l’hypothèse où on ne freine pas la production, il faut exercer l’imagination technologique de telle façon que la pollution, loin d’augmenter, va diminuer et même disparaître". C’est par de telles affirmations au-dessus de tout soupçon qu’une écologie technocratique a vu le jour pour servir de caution aux projets les plus destructeurs pour notre vie sociale et culturelle : Baie-James, centrales électro-nucléaires […] MIUF, Mirabel, etc. » 

N’empêche : la poussière retombée, ce concept de paysage intérieur, loin d’être oublié, a fait long feu, puisqu’un jeune sociologue de l’environnement, René Audet, professeur à l’UQAM, à peine né au moment de la publication du livre, en fait aujourd’hui son miel. « L’urgence actuellement, c’est d’essayer de comprendre la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons, dit Audet. Et ce point de vue de Dansereau qui lie les perceptions qu’on a de l’environnement aux impacts de cette perception sur nos agirs environnementaux est une voie qui, à mon sens, n’a pas été assez développée. » Il poursuit : « Il ne faut pas craindre de chercher des solutions également du côté de nos pionniers, c’est-à-dire dans l’histoire des sciences qu’ils ont développées, car on peut y trouver des voies encore utiles aujourd’hui. Cette notion de paysage intérieur, par exemple, est riche de possibilités éducatives. »

À partir de 1972, Pierre Dansereau sera engagé comme professeur-chercheur à l’UQAM. Il y passera plus de trente années pendant lesquelles il développera d’autres concepts, d’autres modèles écologiques. « Si on s’arrête à certaines de ses créations d’après Biogeography, comme sa "boule-de-flèches" – un modèle de l’écosystème qui réalise la synthèse des dimensions naturelles et des dimensions humaines de celui-ci, et dont le niveau supérieur comprend deux paliers spécifiquement sociaux, l’investissement et le contrôle; ou si l’on se tourne vers un autre modèle d’analyse, cette fois appliqué au partage des biens d’un écosystème, modèle qu’il nomme "gâteau de l’environnement" », et qui prend en compte les besoins physiologiques, psychologiques et sociaux de l’homme, lesquels sont distingués en catégories de satisfaction allant de la privation jusqu’au surplus (voir encadrés) –, force est d’admettre que, contrairement à Biogeography, ses productions n’ont pas eu, du point de vue de la science officielle, un accueil aussi important », dit Claude Villeneuve.

 

Qu’est-ce à dire? « Qu’après les grandes réalisations des années 50 et 60, il y a un décrochage qui s’opère chez Pierre, un décrochage d’avec l’air du temps où l’on préconise désormais les sciences dures », continue Villeneuve. Dansereau n’est pas chaud à une approche de la science qui converge vers les statistiques, le micro, l’analyse des processus, et ce, pour une raison importante : « Pierre a toujours eu des difficultés en mathématiques… alors les statistiques et tout le reste, ce n’est pas pour lui! ».

André Bouchard parle d’une carrière en deux grandes parties : « Avant 1960, c’est celle du scientifique plus classique, plus "recevable" par la science officielle; après, c’est davantage Dansereau le penseur qui prendra graduellement la place ». « Après les années 60, le travail de Pierre sera plus philosophique qu’expérimental », corrobore Villeneuve.

Chose certaine, à tort ou à raison, on l’a vu, Pierre Dansereau n’aura jamais été une personne qui se laisse « brider ». Il faut peut-être imaginer que le Dansereau « deuxième manière » aura été, quant à sa démarche d’écologiste, assez proche de ce que l’écrivain Julien Gracq, évoquant le processus littéraire, qualifait d’« exubérante et anarchique liberté d’invention et de solution [pareille à celle] manifestée [tout au long de l’évolution] par le monde végétal et le monde animal ».

5e paysage : la lumière va changer

Ainsi passent les années 1980-1990 où Pierre Dansereau, devenu véritable symbole vivant, continue à fouiller le monde, depuis son bureau de l’UQAM.

 C’est beauté de voir et de constater, dans les nombreux extraits vidéo qui se trouvent dans ce bijou d’exposition virtuelle mise en ligne depuis octobre 2009 par le Service des archives de l’UQAM, la sensualité, la présence au monde du vieillard, sa faconde légendaire quasiment inaltérée. Sa sensibilité à l’entièreté d’un paysage, acquise dès sa formation avec les maîtres que l’on sait, est toujours là, intacte, quelque soixante-quinze ans plus tard6. « L’appropriation des objets, des êtres vivants, des paysages entiers est le moyen d’un renouveau sans fin, écrit-il dans un extrait de son journal intime publié en 1991. L’encadrement des éléments perçus dans des dimensions sensorielles et latraduction de ces expériences concrètes dans desmodèles systématiques auront donc toujours été et demeurent encore essentiels à ma démarche.

« J’ai souvent observé au cours de ma carrière, écrit-il encore, que beaucoup de scientifiques [serait-ce même la majorité?] ne sont pas conscients de produire une "œuvre". Autrement dit, leurs travaux se succèdent, dans une certaine continuité écologique, sans qu’ils y voient la genèse d’une pensée qui porte leur empreinte personnelle. Je pense avoir toujours voulu poser cette marque, avoir toujours été soucieux de la continuité et surtout de la cohérence de mon entreprise. »

Enfant, sur le mont Royal, rue Maplewood, Pierre Dansereau entrait dans son premier paysage. « J’y apprendrais, écrivait-il, la lecture des pierres avec leurs coquillages et leurs poissons figés depuis des millions d’années. Je remonterais dans le temps des fougères et des trilobites minéralisés, parcourant ces paysages qu’aucun homme [n’avait] jamais vus. »

Aujourd’hui, vieillard presque centenaire, il doit vraisemblablement poser sur le monde les mêmes yeux, le même regard fait de jeux dans l’espace : « En ce moment, je regarde la mer scintillante. "Quand on ne la regarde pas, la mer n’est pas la mer", écrivait Supervielle. Or je la regarde et je me l’approprie : ses rythmes et son dynamisme me sont visibles […] Ce déploiement d’énergie va durer des heures, et la lumière va changer, les eaux vertes deviendront bleues, le rocher Percé se teintera de jaune, puis d’orangé, l’horizon sera presque noir. Mais les paillettes de soleil sur l’eau continueront de tendre la toile de fond. »

La pierre, la danse et l’eau – socle, culture et environnement –, voilà Pierre Dansereau.

Parmi les pionniers

Lorsque naît Pierre Dansereau en 1911, Marie-Victorin est âgé de 26 ans, Georges Préfontaine, de 15, et Jacques Rousseau, de 6.

Marie-Victorin (1885-1944), à ce moment-là, a déjà commencé ses herborisations dans la région de Longueuil, autour de la résidence des Frères des écoles chrétiennes, communauté à laquelle il appartient.

Georges Préfontaine (1897-1986), médecin et spécialiste en biologie marine, se fera connaître dès les années 1920 par son implication en écologie. Il mettra sur pied en 1941, à l’Île-Perrot, la première station de biologie de Montréal et sera l’auteur des premières études portant sur l’écologie des eaux de l’archipel montréalais. « C’est même lui qui accueille, en 1942, la création d’un Service de biogéographie proposé par Pierre Dansereau (voir p.?) », écrit l’historien Yves Hébert.

Quant à Jacques Rousseau (1905-1970), il n’est pas bien loin, en 1911, de créer ces amalgames liant botanique, histoire, ethnologie et anthropologie, qui seront sa marque distinctive en écologie. Par exemple, à l’Institut botanique de l’Université de Montréal où il est professeur agrégé en 1935, il met sur pied des cours de paléobotanique et de botanique économique. À la fin des années 1950, il va même donner à la Sorbonne un cours en ethnobotanique, issu de ses travaux sur les Montagnais et les Inuits de l’Ungava.

Ce sont de telles influences que s’apprête à engranger le jeune Dansereau; et même davantage, puisqu’au début des années 1930, des circonstances l’amèneront à développer non seulement des contacts, mais des amitiés durables avec ces deux « passeurs » de science que sont Marie-Victorin et Jacques Rousseau.

« Quand j’ai fait la connaissance de Jacques Rousseau et de Marie-Victorin, ils semblaient me mettre entre les mains les instruments […] pour m’aider à comprendre le paysage dans son entier, son dynamisme dans les siècles passés. Le jeu de la mer et de la côte, de la plage et du ciel. Tout ceci me devenait plus accessible; alors je me suis lancé dans l’étude de la botanique, conscient déjà, sans trop bien le savoir, qu’on ne pourra jamais être un bon généraliste si on n’est pas d’abord un bon spécialiste. »

Ses deux maîtres étant loin du cloisonnement disciplinaire –- Marie-Victorin n’étouffant ni sa personnalité littéraire ni son attirance naturelle pour le paysage tout entier7 et Rousseau réalisant des recherches en histoire et en environnement8 ne s’interdisant non plus aucun « métissage » –-, le jeune disciple pourra développer à son aise un appétit certain pour des passerelles entre les savoirs9. Dans les années 1970, par exemple, devenu directeur de l’étude écologique de la zone de l’aéroport international de Montréal (EZAIM), qui visait à analyser l’ensemble des agents intervenant dans l’écosystème, Dansereau s’en donnera à cœur joie en réunissant, sur le même plateau, psychologues, sociologues, géographes, ingénieurs et bien d’autres, dont des écologues et des écologistes bien sûr.

Il n’est donc pas étonnant de le voir proposer, dès 1957, avec la publication de Biogeography, cette petite révolution permettant désormais d’inclure l’Homme dans l’ensemble des paramètres biophysiques susceptibles d’avoir un impact sur le milieu naturel. « Biogeographya été lecompendiumde mes acquisitions et de mes petites inventions, écrit-il. C’était le seul traité de biogéographie qui faisait une place à l’homme; ‘naturel’ en ce temps signifiant "absence de l’homme". Moi, évidemment, je n’acceptais pas cette limitation. Je me demandais : Est-ce que tout ce que l’on a découvert sur le dynamisme des écosystèmes dits ‘naturels’ s’applique à des espaces de pâturages, à des espaces agricoles, industriels, urbains, interspatiaux? Pour moi, c’était : Oui. »

Durant une bonne partie de la décennie 1960, Pierre Dansereau occupe les fonctions de sous-directeur et conservateur du réputé Jardin botanique de New York. Pendant cette période,  à l’occasion d’un colloque américain, il aborde l’écologie humaine en posant sur les populations urbaines une grille issue de l’écologie végétale : « Il y avait longtemps que je faisais cela avec mes étudiants, dit-il dans un article publié en 2004. La succession, par exemple – un quartier riche qui devient un quartier pauvre, un quartier pauvre qui s’embourgeoise – est un processus qui existe aussi dans la nature, et pour des causes identiques, ou tout au moins analogues. » Toujours dans cette veine, il participera en 1968, au milieu d’économistes et d’experts en immobilier, à la commission « Hellyer » sur le logement et le développement urbain au Canada, dont l’objectif est de proposer au gouvernement des façons de résoudre le problème de logement des Canadiens : accès à l’hypothèque, à la propriété et au logement salubre. Il est à noter que Pierre Dansereau sera invité à cette commission à titre… d’écologue. C’est dire le chemin parcouru pour donner à cette profession, à ce regard scientifique vraiment unique sur le monde, toute sa légitimité.  

1. Le groupe avait alors rédigé le Manifeste de la jeune génération et tenu sa première assemblée dans la salle du Gésu. Dansereau aura même été villipendé par Louis-Alexandre Taschereau, premier ministre du Québec : « Ce jeune homme porte les encycliques dans une main et du vitriol dans l’autre!2. Il obtint en 1936 sa licence – l’équivalent du baccalauréat d’aujourd’hui –  en agronomie de l’Institut agricole d’Oka, lequel était lié à l’UdeM.3. Biota : la vie végétale et animale d’une région.4. Tiré du site Web que consacrent les Archives de l’UQAM à Pierre Dansereau : www.archives-expopd.uqam.ca5. La terre des hommes et le paysage intérieur, Leméac, 1973.6. Les extraits vidéo sont tirés pour la plupart de films datant des années 2000.?7. Dans un article paru dans la revueQuatre-Temps à l’automne 2008, André Bouchard rend compte de ce regard de Marie-Victorin, alors que celui-ci herborise à Cuba à la fin des années 1930 et au début des années 1940. « [Marie-Victorin écrit :] ‘Ce pays de Maisí [à l’extrême-est du pays] est un formidable escalier de géants, l’une des plus belles régions à terrasses du monde. […] Les quatre premières terrasses appartiennent au Pléistocène récent, les autres sont plus anciennes. […] On s’attend encore à ce que des conditions écologiques ainsi sériées engendrent sur les terrasses des flores spécialisées.’ »8. Selon Yves Hébert, « sensible aux conséquences de la déforestation et de la pollution, […] [Jacques Rousseau] aurait prôné au sein de l’Université Laval la création d’un centre de recherche sur la pollution ». Dans les années 1960 incidemment, Rousseau y dirige le Centre d’études nordiques.9. Pierre Dansereau, « Écologie de la zone de l’aéroport international de Montréal : une aventure interdisciplinaire » dans La revue de géographie de Montréal, vol. XXV, no 3, 1971, p. 301-305.






  • Luc Dupont
    Journaliste scientifique
    Présentation de l’auteurCo-lauréat de la Bourse Fernand-Seguin, récipiendaire du prix Molson de journalisme, Luc Dupont poursuit depuis 1985 une florissante carrière en journalisme scientifique. Après avoir longtemps collaboré aux revues jeunesse Les Débrouillards et Vidéo-Presse, de même qu’au journal La Presse, par l’intermédiaire de l’Agence Science-Presse, il concentre depuis le début des années 2000 une bonne partie de ses activités au Fonds de recherche en santé du Québec. Il agit également comme conseiller à la communication scientifique, un service offert par l’Acfas aux jeunes doctorants. Il est l’auteur d’un essai biographique paru en 2005, Guy Mauffette, le Laboureur d’ondes (MultiMondes).

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Commentaires

Emilie El Khoury

Bonjour, monsieur Dupont, je m’appelle Emilie El Khoury. J’ai participé au congrès de l’Acfas cette année dans le panel 303 — Cultures, religions et civilisations. Je voulais vous remercier pour vos beaux conseils et commentaires ! Je vais en Europe la semaine prochaine présenter une communication. Je vais essayer de bien les appliquées ! Merci encore et au plaisir. Emilie