Martin Aubé, Johanne Roby, Pierre Chastenay et Marie-Élise Parent
Le Prix Acfas Collaboration interordre – collégial et universitaire 2025 est remis conjointement à Martin Aubé et Johanne Roby, professeur·es au Cégep de Sherbrooke, à Pierre Chastenay, professeur au Département de didactique de l'Université du Québec à Montréal et à Marie-Élise Parent, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique, au Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie.
Mener une étude alliant pollution lumineuse nocturne et santé, avec une approche éducative puisant à la didactique : voilà le défi relevé par l’équipe lauréate. Le lien soupçonné entre la pollution lumineuse environnementale et le risque de développer certains cancers suscite un intérêt grandissant en raison du fort potentiel d’impact sur la santé publique. Dans le contexte d’une étude interordre unique en son genre, l’équipe du collégial, responsable de l’analyse de la pollution lumineuse, implique des personnes étudiantes, appelées à vivre une situation réelle de recherche portant sur la mesure de la lumière nocturne. L’équipe universitaire en didactique s’intéresse à l’analyse des effets de cette participation « authentique » sur l’identité scientifique des personnes étudiantes. L’équipe universitaire en épidémiologie examine quant à elle comment la lumière ambiante nocturne autour du lieu de résidence est associée au risque de développer le cancer dans une vaste cohorte populationnelle.
Les équipes
Depuis près de 20 ans, l’équipe de recherche du cégep de Sherbrooke, menée par Martin Aubé, professeur de physique, et Johanne Roby, professeure de chimie, travaille sur cette relation entre pollution lumineuse et développement de certains types de cancer, en collaboration avec Marie-Élise Parent, chercheuse en épidémiologie à l’INRS - Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie.
Pour réaliser ce travail, les professeurs Aubé et Roby enrôlent chaque année une douzaine de personnes étudiantes en sciences de la nature et en sciences, informatique et mathématique dans des activités de recherche scientifique « authentiques » autour de cet enjeu de santé publique. Ces personnes sont mentorées par des chercheur·euses du cégep de Sherbrooke, ainsi que par des personnes étudiantes aux trois cycles universitaires à l’Université de Sherbrooke. Les personnes étudiantes au collégial agissent à leur tour comme mentors auprès d’élèves du secondaire.
Ainsi, ces personnes étudiantes contribuent à une activité réelle de recherche scientifique. On soupçonne que le fait d’aborder de telles questions en contexte véritable transforme leur rapport à l’approche scientifique et augmente leur identité scientifique et leur intérêt à poursuivre un parcours dans des domaines scientifiques. Mais les chercheurs du cégep ont voulu aller plus loin en vérifiant cette hypothèse…
L’équipe Aubé et Roby s’est donc associée à Pierre Chastenay, astronome, didacticien des sciences et spécialiste de l’évaluation de construits psychologiques, pour documenter ces dimensions didactiques auprès des personnes étudiantes du cégep de Sherbrooke.
Au sein de cette collaboration interdisciplinaire et interordre, l’équipe formée des professeurs Aubé et Roby est responsable des aspects scientifiques et techniques de la mesure de la pollution lumineuse (intensité, gamme spectrale, pénétration dans les maisons, etc.) et de la modélisation informatique. Elle supervise aussi le travail des personnes étudiantes au collégial, ainsi que des personnes étudiantes aux trois cycles universitaires à l’Université de Sherbrooke.
Pour Pierre Chastenay, en compagnie d’une étudiante au doctorat et d’une postdoctorante de l’UQAM, enrôlées dans le volet de la recherche en sciences de l’éducation, le travail consiste à développer des outils de collecte de données quantitatives et qualitatives afin de suivre le développement de l’identité scientifique des personnes étudiantes du collégial participant à la recherche. Marie-Élise Parent a, quant à elle, la responsabilité de diriger le volet épidémiologique. De concert avec une étudiante au doctorat, elle vise à établir l’association entre l’exposition à la pollution lumineuse, telle que mesurée par les personnes étudiantes du cégep, et les risques de cancer.
Du côté de la pollution lumineuse et de la santé publique
Dans le cadre de la présente collaboration, d’importants progrès ont été réalisés. Pensons à la mise au point d’une méthodologie novatrice permettant de traiter les photographies nocturnes des villes, captées par les astronautes de la station spatiale internationale. L’équipe a réussi à convertir ces images pour qu’elles correspondent à la vision humaine dans un environnement lumineux en modélisant également les lampes utilisées en éclairage urbain. Il a alors été possible de calculer l’indice de suppression de la mélatonine chez l’humain qui résulte de l’exposition lumineuse nocturne; la mélatonine est une petite molécule synthétisée par le cerveau ayant une action favorisant le sommeil. Or, la suppression de cette molécule chez les dormeurs est considérée comme un élément clé du lien entre la pollution lumineuse et certains cancers hormonaux dépendants.
Une méthodologie permettant de caractériser les propriétés géométriques des villes a aussi été élaborée. Elle identifie les paramètres de blocage de la propagation de la lumière : les sources d’éclairage urbain, la hauteur des édifices et des arbres, les distances entre ceux-ci, la distance typique entre les rues consécutives, etc. Ces informations, combinées aux images satellitaires, sont ensuite utilisées dans un modèle numérique de propagation de la lumière mis au point par l’équipe de Martin Aubé et Johanne Roby. Ce modèle permet d’estimer les propriétés de la lumière intrusive susceptible d’entrer dans les habitations.
Par la suite, ces données ont été utilisées pour établir le niveau d’exposition à la pollution lumineuse en termes d’intensité et de suppression de la mélatonine au lieu de résidence de 4000 hommes montréalais participant à une vaste étude sur le cancer de la prostate, dirigée par Marie-Élise Parent. Les résultats suggèrent que les hommes résidant dans des endroits caractérisés par une forte lumière artificielle nocturne ont un risque accru de développer la forme agressive du cancer de la prostate. Il s’agit de la plus vaste étude du genre réalisée à ce jour sur ce sujet.
Du côté des sciences de l’éducation
De ce côté, la recherche a permis d’identifier les conditions optimales pour que la participation à un projet de recherche scientifique authentique ait des retombées positives sur l’identité scientifique des personnes étudiantes participantes et leur intérêt envers les sciences et les carrières scientifiques. Les résultats montrent que les contacts directs et répétés avec les scientifiques, de même qu’avec les personnes étudiantes universitaires, permettent aux personnes étudiantes de s’inscrire dans la culture de la recherche et de s’approprier le langage et les usages de la science. L’utilisation d’instruments scientifiques joue aussi un grand rôle dans le développement de la perception des personnes étudiantes d’être elles-mêmes des « personnes scientifiques », à condition que les activités scientifiques qui leur sont proposées soient bien calibrées pour demeurer à leur portée.
Ces résultats pourraient contribuer à contrer le déclin des inscriptions dans les filières scientifiques, tant au niveau collégial qu’universitaire. En impliquant des personnes étudiantes au sein de projets proposant d’aborder des questions de recherche « ouvertes », mais bien calibrées, on peut leur donner un avant-goût réaliste et stimulant de ce que peut être une carrière scientifique.
En conclusion
Ce projet est remarquable dans sa dimension pluridisciplinaire, contribuant ainsi à briser les silos en faisant appel à de nombreuses expertises dans l’un ou l’autre des deux ordres d’enseignement : mesures physiques de la lumière, modélisation informatique, médecine et oncologie, épidémiologie du cancer, biostatistique, didactique des sciences, mesure et évaluation de construits psychologiques, etc. Il a ainsi contribué à l’avancement des connaissances sur plusieurs plans. Et bien sûr, ce projet interordre est particulièrement admirable comme exemple pour ceux et celles qui souhaitent abattre les frontières entre les ordres d’enseignement, particulièrement entre le collégial et l’universitaire.